Section I : Etablissement de la
vérité et détermination de la
responsabilité :
Paragraphe 1 : Dossier des personnes
présumées disparues :
L'absence dans le droit marocain d'une définition
précise de la disparition forcée et le fait que celle-ci
représente une violation complexe entraînant une atteinte à
tous les droits de l'homme protégés internationalement et en
premier lieu le droit à la vie, a eu pour conséquence de
désigner la notion de « disparition forcée »
par des expressions telles que « personnes au sort
inconnu », « personnes enlevées au sort
inconnu », « personnes enlevées ».
Cependant, ces qualifications n'englobent pas seulement la disparition
forcée telle que définie universellement, mais renvoient aussi
à d'autres formes de privation arbitraire de liberté, suivie,
dans plusieurs cas, de privation du droit à la vie.
En analysant les événements et les faits
liés aux cas de disparition forcée avérée
déterminés par l'Instance, on peut affirmer que le recours
à ce type de violation comme mode de répression avait pour
objectif d'intimider et de terroriser les opposants politiques et la
société dans son ensemble.
Ainsi grâce à l'analyse des dossiers qui lui ont
été soumis et aux résultats des investigations
menées, l'Instance est arrivée à la conclusion que la
disparition forcée a été exercée contre des
personnes et des groupes, lors d'événements politiques qui se
sont déroulés durant la période relevant de la
compétence temporelle de l'Instance ; ce qui lui a permis de
qualifier ces cas comme étant une disparition forcée, telle que
cette violation est définie dans ses statuts (3).
L'analyse des cas de disparition forcée relevant des
attributions de l'Instance a permis de constater que cette violation a
été commise de manière générale contre des
personnes isolées, enlevées de leur domicile ou dans des
circonstances indéterminées, et détenues dans des centres
illégaux.
Le travail de l'IER en matière d'établissement
de la vérité a pris plusieurs formes ;
( 3 ) La disparition forcée est définie par
les statuts de l'IER comme : « l'enlèvement ou
l'arrestation d'une ou plusieurs personnes et leur séquestration, contre
leur gré, dans des lieux secrets en les privant indûment de leur
liberté, par le fait de fonctionnaires de l'autorité publique,
d'individus ou de groupes agissant au nom de l'Etat, ou la non reconnaissance
de ces faits et le refus de révéler le sort qui leur est
réservé les soustrayant à toute protection
juridique » (article 5).
Les auditions publiques des victimes, les centaines de
témoignages enregistrés et conservés dans les archives de
l'Instance, les colloques académiques et les dizaines de
séminaires organisés par l'IER ou ONG de toutes natures ont
permis d'avancer de manière considérable dans
l'établissement de la vérité sur plusieurs épisodes
de cette histoire et types de violations, restés jusque là
marqués par le silence, le tabou ou la rumeur, dont notamment, la
question des disparitions forcées.
Cette notion a en effet couvert dans le débat national
sur la question des droits de l'Homme plusieurs catégories de personnes
dont le sort est demeuré inconnu. Afin de clarifier cette situation,
l'IER a adopté une méthodologie de travail en deux phases
parallèles.
Les enquêtes de terrain : qui
ont notamment comporté des entretiens systématiques avec les
familles des personnes portées disparues, le recueil de
témoignages d'anciens disparus « réapparus »
libérés, des visites de constatation in situ et d'enquête
dans les anciens lieux de détention ou de séquestration et
l'audition d'anciens gardiens ayant exercé dans ces lieux.
La recherche documentaire et l'examen des
archives : L'IER a ainsi rassemblé et analysé
l'ensemble des documents disponibles au niveau national et international
faisant référence, à un titre ou un autre à des cas
de disparition (listes des ONG marocaines, listes fournies par Amnesty
International) et procédé à l'examen des réponses
des forces de sécurité et de celles de l'armée ainsi que
les documents disponibles du Comité international de la Croix Rouge
(CICR).
Au terme de ce travail d'audition, de recoupement des sources
et d'examen des réponses reçues de la part des autorités,
l'IER a abouti aux résultats suivants :
L'IER a localisé avec précision les lieux de
sépulture et déterminé l'identité de 89 personnes
décédées en cours de séquestration à
Tazmamart (31), Agdez (32), Kal'at Mgouna (16), Tagounite (8), Gourrama (1) et
près du barrage Mansour Ad-Dahbi (1).
L'IER a localisé les lieux de sépulture et
déterminé l'identité de 11 personnes
décédées lors d'affrontements armés dont un groupe
de 7 personnes décédés en 1960 (Groupe Barkatou et Moulay
Chafii) et un autre de 4 personnes en 1964 (Groupe Cheikh Al Arab).
Les investigations de l'IER ont permis de déterminer
que 325 personnes, considérées pour certaines comme faisant
partie de la catégorie des disparus, sont en réalité
décédées lors des émeutes urbaines de 1965, 1981,
1984 et 1990, du fait d'un usage disproportionné de la force publique
lors de ces événements. Ce chiffre global se décompose
ainsi : 50 victimes durant les événements de Casablanca en
1965 ; 114 durant les événements de 1981 à Casablanca
et 112 à Fès en 1990. Pour les événements de 1984,
l'IER a abouti au chiffre global de 49 victimes réparties comme
suit : 13 victimes décédées à Tétouan,
4 à Ksar El Kébir, 1 à Tanger, 12 à Al Hoceima, 16
à Nador et les localités avoisinantes, 1 à Zaïo et 2
à Berkane. Une source médicale a indiqué à l'IER
que le chiffre global des victimes à Casablanca en 1981 est de 142.
Cette information reste à vérifier.
L'IER a pu déterminer dans certains cas et
l'identité et le lieu d'inhumation des victimes, dans d'autres les lieux
d'inhumation sans parvenir à préciser l'identité des
victimes, et enfin dans certaines circonstances l'identité des victimes
sans aboutir à localiser les lieux d'inhumation. A une exception
(Casablanca, 1981), l'IER a pu constater que les victimes avaient
été enterrées nuitamment, dans des cimetières
réguliers, en l'absence des familles, sans que le parquet ne soit saisi
ou n'intervienne.
L'IER a par ailleurs pu déterminer que 173 personnes
sont décédées en cours de détention arbitraire ou
de disparition, entre 1956 et 1999, dans des centres de détention tels
que Dar Bricha, Dar Al Baraka, Tafnidilte, Courbiss, Derb Moulay Chérif,
etc.), mais n'a pu déterminer les lieux d'inhumation. 39 cas
relèvent des événements des premières années
de l'indépendance, impliquant pour partie la responsabilité
d'acteurs non étatiques. Les années 1970 ont enregistré le
nombre le plus élevé de décès (109 cas) alors que
les décennies suivantes ont connu une nette régression : 9
cas pour les années 1980 et 2 cas pour les années 1990.
Dans le contexte du conflit dans les provinces du sud, les
investigations de l'IER ont permis de clarifier le sort de 211 personnes
présumées disparues. 144 d'entre elles sont
décédées durant ou à la suite d'accrochages
armés. Pour 40 d'entre elles, les identités, les lieux de
décès et d'inhumation, ont été
déterminées. Pour 88 autres, si l'identité a pu être
déterminée et le lieu de décès localisé, les
lieux de sépulture ne sont pas encore connus. 12 personnes
décédées n'ont pu être identifiées, alors que
4 autres, blessées, arrêtées et hospitalisées sont
décédées dans les hôpitaux et ont été
enterrées dans des cimetières localisés. Enfin, 67
personnes présumées disparues ont été reconduites
à Tindouf en Algérie par l'intermédiaire du Comité
International de la Croix Rouge (CICR) en date du 31 octobre 1996.
Les investigations de l'IER ont permis d'élucider 742
cas, toutes catégories confondues mais 66 cas de personnes
rassemblant les éléments constitutifs de la disparition
forcée ne sont pas encore élucidés et l'IER estime que
c'est à l'Etat de poursuivre les recherches entamés par ses
soins.
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