Chapitre II : Evaluation du travail accompli par
l'Instance Equité et Réconciliation :
Comme nous l'avons vu au cours du chapitre
précédent, l'IER a réalisé un travail
considérable en matière de consécration des droits de
l'homme au Maroc, son apport a été très positive et
dépasse ce qui a était attendu d'elle, en fait l'IER a
réussi à jeter la lumière sur les violations
passées des droits de l'homme, elle a adopté une approche
nouvelle en matière de réparation des préjudices et elle a
suggéré des garanties de non répétition qui s'elles
auront la chance d'être adoptées et appliquées, un grand
pas sera franchi dans le domaine d'édification de l'Etat de droit.
Mais si l'on était ainsi, ça n'empêche que
des contraintes ont entravé le travail de l'IER et par la même
l'établissement la vérité (sachant que l'IER n'a pas
décelé le sort de 66 cas personnes parmi lesquelles les
célèbres affaires de Ben Berka et El-manouzi). Et il est
évident qu'en absence de ces contraintes l'apport de l'IER aurait
été plus satisfaisant aux attentes des familles des victimes.
D'autre part l'IER a confié le suivi des
recommandations qu'elle a émises à une commission au sein du
conseil consultatif des droits de l'homme et la question qui se pose quelle est
l'ampleur de la capacité de cette commission consultative à
assurer un suivi efficace des recommandations.
Enfin l'objectif fondamental du travail de l'IER
était de garantir la non répétition des violations des
droits de l'Homme, mais malheureusement au moment où l'IER exerce son
mandat ces violations se sont réapparues et il est permis de douter de
l'utilité respective des garanties de non répétition.
Il y aura donc lieu en évaluant le travail accompli par
l'IER d'entamer successivement : les contraintes de l'IER (section 1) le
problème du suivi des recommandations (section 2) et enfin l'IER et les
abus du présent (section 3).
Section I : les contraintes de l'IER :
Malgré le travail considérable accompli par
l'IER en matière de règlement des violations graves du
passé, des critiques ont regretté les contraintes qui pesaient
sur l'IER et qui ont malheureusement entravé l'établissement de
la vérité.
En fait l'IER ne pouvait citer publiquement les noms de ceux
qui ont été impliqués dans les violations, ensuite son
mandat semblait se concentrer sur des formes bien déterminées de
violations à savoir la disparition forcée et la détention
arbitraire. Les critiques se sont interrogées également sur la
manière dont l'IER pouvait obtenir la coopération des
différents services de l'Etat en l'absence d'un pouvoir de contrainte en
cas de non coopération.
En fait malgré le fait que l'IER a recommandé
l'adoption et la mise en oeuvre d'une stratégie nationale
intégrée de lutte contre l'impunité, elle n'a pas pu
elle-même, mettre fin à l'impunité dont jouissent toujours
les responsables des violations graves du passé au Maroc. Le mandat de
l'IER précise qu'elle n'est pas une instance judiciaire et ne peut
nommer les responsabilités individuelles.
Ce point qui apparaissait déjà dans la
recommandation du CCDH que le roi a accepté, a été
défendu à maintes occasions par le président de l'IER qui
a invoqué le fait que l'interdiction de nommer les responsables ne
s'appliquait qu'en ce qui concerne les interventions publiques de l'IER, et que
l'instance a noté les noms des présumés responsables,
toutefois la partie du rapport contenant ces noms a été rendue au
roi et non au public.
Dans cette perspective les membres de l'IER n'ont pas
cessé de rappeler que si l'instance ne pouvait révéler les
noms des responsables ou les sanctionner, rien n'empêche les marocains de
se tourner vers les tribunaux pour obtenir justice.
Mais si cette affirmation est juste dans une acceptation
générale, minimise l'absence d'indépendance de la justice
marocaine. Bien que la constitution garantisse l'indépendance de la
justice par rapport à l'exécutif et au législatif dans son
article 82, il est permis de douter de l'impartialité des tribunaux dans
les affaires des violations à caractère politique, en particulier
quand elle implique des responsables toujours en fonction.
En fait les tribunaux marocains n'ont pas besoin d'attendre
que les victimes ou des citoyens portent plainte pour des abus passés,
puisque la loi permet au parquet général d'initier des
enquêtes criminelles même en l'absence de plainte, mais aucun
procureur n'a jamais utilisé cette prérogative d'auto saisine.
En fait parmi les éléments qui expliquent la
performance de l'ex-expérience sud africaine, c'est que les
responsables impliqués dans les violations étaient introduits
devant l'instance et bénéficiaient de l'amnistie en contrepartie
d'aider l'instance à parvenir à la vérité.
En revanche le principe d'impunité et l'immunité
dont jouissent toujours les responsables des violations passées au Maroc
ont privé l'IER de beaucoup d'informations et par la même ont
entravé l'établissement de la vérité.
Mais il faut noter tout de même que si l'IER n'a pas pu
déterminer les responsabilités individuelles de façon
publique, elle a énuméré dans son rapport final les
institutions et les appareils de l'Etat responsables des violations.
Autre contrainte qui pesait sur l'instance était
constitué par les limites arbitraires. En fait les statuts de l'IER
précisent que son mandat se limite à deux types de violations
graves à savoir la disparition forcée et la détention
arbitraire, sans clarifier ses responsabilités envers les autres types
d'abus et leurs victimes. Une victime est définie selon les statuts de
l'IER comme « toute personne ayant fait l'objet d'une disparition
forcée ou d'une détention arbitraire ». la
réparation des préjudices s'entend comme « l'ensemble
des mesures prises au profit de la victime (...) suite à la disparition
forcée ou à la détention arbitraire ».
En fait l'IER a essayé d'atténuer cette
contrainte en donnant une interprétation plus large aux violations
entrant dans son mandat. Désormais le mandat de l'IER englobe les
violations graves les violations graves des droits de l'homme qui ont
revêtu un caractère systématique et/ou massif, sachant que
les attributions de l'IER en matière d'investigations et de
détermination de la vérité lui permettent d'établir
les catégories, la gravité et le caractère massif et/ou
systématique des violations passées des droits de l'homme.
(4).
Cette interprétation faite par l'IER lui a permis
d'élargir son champ de compétence, en englobant à la fois
las cas de personnes décédées lors des
événements de contestation ou d'émeutes à
caractère social suite aux interventions de maintien de l'ordre et
à l'utilisation excessive ou disproportionné de la force
publique, et les personnes décédées suite aux mauvais
traitements à la torture ou aux conditions de détention en
période de garde à vue puisque ces cas de violations ont un
caractère systématique et/ou massif.
Cependant, l'IER semble abandonner les réparations pour
d'autres types d'exactions dans la mesure ou elles ne revêtent pas
le caractère systématique et/ ou massif, c'est le cas par
exemple des exécutions sommaires.
En fait on ne comprend pas pourquoi
l'éligibilité à la réparation devrait
dépendre du caractère systématique ou non de la violation
subie par une personne. En matière de réparation, les politiques
ne devraient pas discriminer les victimes des exactions
perpétrées par l'Etat si ce n'est en terme de la gravité
de la violation subie.
Si l'IER s'est estimé statutairement limitée au
regard des victimes qu'elle peut indemniser, elle devait néonmoins
défendre le droit de toutes les victimes des violations graves de
bénéficier d'une égale considération des
institutions de l'Etat en termes de réparation.
En plus de l'impunité et les limites, les critiques se
sont interrogées sur la manière dont l'IER pouvait obtenir la
coopération des différents services de l'Etat en l'absence d'un
pouvoir de contrainte en cas de non coopération.
On sait que la plupart des services de sécurité
marocains (police, armée, gendarmerie, services secrets) sont
impliquées dans les exactions commises entre 1956 et 1999, et la
recherche de la vérité assignée à l'IER semblait
dépendre de l'accès aux archives et autres documents de ces
services et sur les témoignages d'anciens ou d'actuels agents et de
leurs supérieures. Mais parce que ces documents et ces
témoignages peuvent mettre en cause ces agents, ils ont
été réticents à répondre aux demandes de
coopération de l'IER.
Au regard du processus de vérité et de
réconciliation sud africaine, le Maroc n'a pas offert aux agents de
l'Etat la possibilité d'une amnistie en échange de
révélations complètes de crimes commis dans l'exercice de
leurs fonctions.
Les statuts de l'IER ne la dotent d'aucun pouvoir pour
contraindre les agents de l'Etat à coopérer avec elle, à
lui fournir des témoignages ou des documents. Au mieux ces statuts
enjoignent les institutions de l'Etat d'aider l'IER à accomplir son
travail. (5).
Cette absence de pouvoir coercitif contraste avec la loi sur
les commissions d'enquêtes parlementaires qui prévoient des peines
de prison ferme pour toute personne refusant de coopérer avec lesdites
commissions.
( 5) L'article 7des statuts de l'IER dispose que
« en vue de réaliser les objectifs prévus par ces
statuts et de mettre en oeuvre la haute décision royale portant
création de l'IER toutes les autorités et institutions publiques
apportent à l'instance leurs concours et lui fournissent toutes les
informations, données lui permettant d'accomplir ses missions.
On doit signaler qu'un an après la
création de l'IER, son président a confirmé «
la coopération avec les différents services de l'Etat a
été effective, dans la mesure ou nous avons visité les
anciens centres de détention secrets et établi des programmes
sociaux et de réhabilitation pour les communautés vivant autour
de ces centres. Sans cette coopération, nous n'aurions pu faire tout ce
que nous avons fait ». ( 6 ) .
Quelques mois après et en contradiction avec ce qu'a
affirmé Mr Benzekri, le rapport final de l'IER a précisé
que parmi les difficultés qui ont entravé la recherche de la
vérité, figure notamment la coopération inégale des
appareils de sécurité, l'imprécision de certains
témoignages d'anciens responsables et le refus d'autres de contribuer
à l'effort d'établissement de la vérité.
Il est donc évident que certains appareils de l'Etat
ont refusé de coopérer en l'absence d'un pouvoir de contrainte ou
des sanctions. Et on regrette le fait que l'IER s'est abstenue dans son rapport
final de mettre en exergue les appareils de l'Etat qui ont refusé de
coopérer, sachant que ces appareils n'ont pas seulement entravé
l'établissement de la vérité, mais aussi n'ont pas
obéi aux instructions royales.
(6) Lors d'un interview avec human rights watch le 6 avril
2005.
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