Les «prêcheurs» de la gouvernance sont
principalement des experts de la Banque Mondiale et du FMI dont William J-C.
Rejetant l'économisme qui les caractérisait auparavant et
nouvellement conscients du poids du politique sur l'économique, le
social et le développement des pays notamment des pays en voie de
développement, ces experts trouvèrent dans «la
gouvernance» une expression commode de parler «politique» alors
qu'ils n'ont pas mandat explicite de le faire. La gouvernance est donc d'abord
une manière de parler du politique sans le nommer en suggérant
«...l'effort pour dégager un consensus ou obtenir le consentement
nécessaire à l'exécution d'un programme dans une enceinte
ou de nombreux intérêts divergents entrent en jeu» (de
Alcantara C-H, 1998). En effet, dès 1989, la gouvernance retrouve des
applications normatives spécifiques : la bonne gouvernance, devient
l'étendard institutionnel de la Banque mondiale. Elle s'approprie
certains éléments des approches que nous développerons
plus loin, dont notamment ceux de la gouvernance corporative, qu'elle adapte
aux nouvelles stratégies néolibérales de
développement, en droite ligne des consignes dudit «Consensus de
Washington».
Ces stratégies ont été proposées
ou imposées aux pays africains, suite à une série de
séminaires de réflexion sur la situation du
continent14. La Banque mondiale a ainsi fait sa propre lecture des
faits, constatant qu'aucun projet économique ne pouvait aboutir si les
conditions minimales de «légitimité politique, d'ordre
social et d'efficacité institutionnelle» n'étaient pas
respectées. De son point de vue, les échecs des plans
d'ajustement structurel (PAS) seraient liés à une mauvaise
gouvernance régnant dans les pays pauvres, dont les administrations
devraient se réformer pour mieux répondre aux exigences du
nouveau «paradigme» rendu possible par les PAS. Ses principales
dimensions sont la réduction des dépenses étatiques, la
responsabilité du secteur public (accountability,
essentiellement composée de la lutte contre la corruption) et la
transparence fiscale et de l'information. Ses conditions les plus importantes
sont la privatisation des services publics et des droits de
propriété, et la bancability15.
Une abondante littérature a déjà
été consacrée à cette approche du
développement limitée à la gestion du secteur public ;
mais retenons en rapport avec notre sujet trois caractéristiques:
- la bonne gouvernance se focalise sur les conditions favorisant
la croissance économique, en vertu de cela, elle présuppose une
orientation résolument néolibérale;
- issue d'un débat interne - à certaines
organisations internationales - entre ceux qui revendiquent une intervention
sur le politique et ceux qui s'y opposent, elle est un terme à haut
potentiel de mystification, car il «parle du politique sans le
dire»;
- elle est cantonnée à une rationalité
technocratique des procédures.
Malgré l'aspect un peu «light» de ces
caractéristiques, elles sont loin d'être imprécises dans la
pensée de ses initiateurs. Il s'agit principalement de mesures
politiques et administratives visant à accompagner les politiques
d'ajustement structurel et les réductions drastiques des dépenses
des Etats notamment sur le plan social. La bonne gouvernance vise
également à créer un environnement favorable au
développement du secteur privé. Telle est la dimension
prescriptive de la gouvernance. Elle a également une dimension normative
et analytique ;
14 Définition de la gouvernance selon la
Banque mondiale: «The manner in which power is exercised in the
management of a country 's economic and social resources for development.
» World Bank, From Crisis to Sustainable Growth. Sub-Saharan
Africa: A Long-term Perspective Study, 1989. Le célèbre
rapport a été publié également en français
(Banque mondiale 1989).
15 «Eligible aux règles de
crédit».
c'est d'ailleurs cette pluridimensionnalité qui la
rend ambiguë et complexe. Les deux premières sont les plus
visibles. Elles indiquent ce qui est «bien» ou «mieux»
à faire et comment il «faut le faire». C'est ce qu'on appelle
la «bonne gouvernance». La troisième dimension est analytique,
car elle constitue une nouvelle manière d'aborder le politique
éloignée des perceptions classiques fortement centrées sur
l'Etat et sur une vision «mythique» ou idéologique de cet
Etat. Quoi qu'il en soit, la bonne gouvernance a été largement
reprise par la coopération multilatérale et bilatérale,
avec quelques variations. Elle n'est pas seulement devenue un modèle
à usage des pays du Sud, mais est aussi appliquée dans certains
pays de l'Union Européenne, notamment l'Angleterre. Dans ces cas, la
gouvernance met en exergue le phénomène du transfert de
compétences de la sphère de la gestion publique à celle de
la science, entre leurs différents champs de production de connaissances
et d'application de procédures. Dans ce sens, l'essor du terme est une
autre manifestation des interdépendances croissantes entre
décideurs politiques, bailleurs de fonds de la coopération
internationale (y compris des ONG) et une recherche appliquée (publique
et privée) menée sous les velléités de la commande.
Outre le grand intérêt que représentent ces nouvelles
passerelles entre « le savant et le politique », les risques
d'instrumentalisation et de sollicitations des sciences sociales pour la
légitimation de certaines politiques sont élevés, au
détriment du renforcement critique et épistémologique
nécessaire comme nous le verrons plus loin.
De plus, l'un des aspects de l'application de la
«troisième voie « proposée par Giddens et mise en
oeuvre par le gouvernement britannique à la fin des années 1990
est l'apparition de programmes de recherche, suscités par le
gouvernement, sur le thème de la gouvernance, cela notamment à
travers l 'Economic and Social Research Council et la London
School of Economics. Dans cette lignée, l'application de la bonne
gouvernance à partir de 1996 s'accompagne d'une sorte de «mission
pédagogique» et de diffusion d'une référence
partagée des connaissances parmi une partie de la communauté
scientifique préoccupée par l'ingénierie
socio-économique. Ainsi la BM met en oeuvre cette stratégie
à travers le World Bank Institute et ses publications
(Development Studies). Des banques régionales du système
partagent cette démarche, ainsi que d'autres organisations comme l'OCDE,
l'OMC, la CNUCED ou l'UNCHS. En tant que bailleurs de fonds pour la
réalisation de recherches, d'études et d'actions de
développement, ces institutions, avec des gouvernements et des
fondations privées, déclarent prioritaire la mise en place d'une
bonne gouvernance et déclenchent une mouvance suivie aussi par
des ONG internationales et des grandes organisations humanitaires, voire des
écoles nationales d'administration publique et des universités.
De son côté, la méthode de la gouvernance locale ou urbaine
est renforcée par des programmes internationaux sur le city
management. Certains centres universitaires prennent le relais, comme le
Canadian Urban Institute ou le Centre for Urban and Community
Sudies de Toronto.
Quant à l'Union européenne, elle a
publié en 2001 le «livre blanc sur la gouvernance
européenne», qui revoit l'ensemble des règles, des
procédures et des pratiques qui affectent la façon dont les
pouvoirs sont exercés à l'échelle européenne
(Commission des Communautés européennes 2001). Par ailleurs,
en 2002 a été lancé le 6e Programme pluriannuel
de recherche-développement (PCRD) dont l'un des thèmes
prioritaires est bien la gouvernance. L'UE semble invoquer la gouvernance pour
deux raisons: le besoin de comprendre sa propre structure institutionnelle,
s'agissant d'une organisation sui generis, concentrant à la
fois des pouvoirs exécutifs, législatifs et judiciaires, et le
besoin de travailler dans les processus de régulation publique au niveau
régional, originalité des approches classiques, basées sur
le local et sur le global.
Ainsi donc, la bonne gouvernance intègre dans la
perception des institutions internationales (B.M., PNUD...) et même pour
les agences de coopération, des dimensions et des exigences
particulières : démocratie locale, participation populaire
à travers les associations et les ONG, transparence dans la gestion des
budgets publics et lutte contre la corruption. A titre d'exemple, le
traité de l'union Européenne lie étroitement la politique
de coopération au « développement et à la
consolidation de la démocratie et de l'Etat de droit ainsi qu'au respect
des droits de l'homme et des libertés fondamentales » (Article
130). En définitive le concept de gouvernance renvoie selon ses
promoteurs à trois systèmes16
- Le système politico - administratif.
- Le système économique.
- La société civile.
Donc le développement économique et social ne
peut se réaliser que grâce aux transformations de ces trois
systèmes en vue d'une plus grande cohérence et d'une synergie
dans le fonctionnement du système global. Les fondements conceptuels et
opérationnels du « modèle de bonne gouvernance » se
résumeraient finalement dans17 :
- La transparence dans la gestion des affaires publiques.
- La démocratisation et la participation de la
société civile.
- La recherche systématique de l'amélioration de
l'efficacité et l'efficience organisationnelle.
Cette approche de la gouvernance est largement
inspirée, en fait, par les apports théoriques récents
réalisés par le prix Nobel d'économie 1998 Amartya Sen
pour lequel le progrès social et la démocratie sont des processus
qui se renforcent mutuellement. Ce sont ces fondements théoriques mais
aussi les réalités empiriques des expériences de
développement qui ont fait incontestablement évoluer l'attitude
des organisations financières internationales sur le rôle de
l'Etat dans le développement économique. En pratique, la Banque
mondiale définit assez étroitement la gouvernance comme le
pouvoir au service du développement, « étant entendu ici
comme le pouvoir politique de diriger les affaires d'une nation «. Pour
les responsables de la Banque mondiale, «le comportement des élites
politiques africaines, avides de s'enrichir, encouragées dans cette voie
par le flux de l'aide étrangère, a miné
l'efficacité de l'Etat «. L'analyse qu'ils proposent, souligne
Lancaster, « reconnaît la nécessité de la
suprématie du droit, de la liberté de la presse, du respect des
droits de la personne et de l'action des citoyens au sein des associations qui
agissent comme médiateurs entre l'Etat et la société. Mais
les gouvernements membres de cette organisation internationale entravent les
efforts des institutions financières et répugnent à
souscrire à des projets qui visent explicitement le domaine politique.
C'est pourquoi la Banque mondiale a préféré adopter une
approche technocratique, qui oriente les réformes de gouvernance vers
les encouragements à la croissance économique plutôt
qu'à une politique favorable à la démocratie. A ce jour,
son programme de gouvernance, encore peu étoffé, vise
plutôt à réduire les dimensions de l'Etat, à
privatiser les organisations paraétatiques et à améliorer
l'administration des fonds d'aide» (Lancaster, 1990, p. 39).
Il s'agit en fait d'instaurer le modèle libéral
de l'« Etat de droit» avec la primauté de la loi. Un des
principaux piliers de la bonne gouvernance est, en effet, la
réhabilitation et le rehaussement de ce qu'on appelle la
société civile. L'Etat n'est plus considéré comme
le seul acteur du développement ou même comme l'acteur principal.
A ses côtés se trouvent le
16 B. JESSOL : « L'essor de la gouvernance et
ses risques d'échec : le cas du développement économique
» RISS, Mars 1998
17 HEWITT DE ALCANTARA:« Du bon usage du concept
de gouvernance » RISS, Mars 1998
secteur privé et ce que les Anglo-saxons
dénomment le tiers secteur correspondant en France au secteur à
but non-lucratif (qui, lui, serait à cheval entre le «public»
et le «privé»). Il s'agit des ONG, des associations sans but
lucratif, des coopératives, des mutuelles, des syndicats et des
organismes à base communautaire, des fondations, des clubs, etc. Ces
derniers sont invités à prendre place dans l'oeuvre politique du
développement au même titre que les pouvoirs publics et le monde
des entreprises privées et des affaires. La gouvernance renvoie donc
à l'ensemble de ces réformes qui visent principalement une
nouvelle articulation entre l'Etat, la société et le
marché. Celle-ci ne constitue pas un but en soi. Elle permet ou doit
permettre le développement économique et social des
sociétés sous l'égide de rapports partenariaux entre les
pouvoirs publics, le monde des entreprises privées et le secteur sans
but lucratif.
La recomposition du politique prônée par les
tenants de la bonne gouvernance et qui concerne aussi bien les pays du Sud que
les pays du Nord, est légitimée par un certain nombre de facteurs
liés au phénomène de la mondialisation. Les
transformations économiques et financières liées à
un tel phénomène ont des répercussions politiques. En
rendant obsolète la notion de marché intérieur captif et
en mettant à l'épreuve le statut des monnaies nationales, elles
ont des répercussions sur la marge de manoeuvre des Etats, sur la notion
de solidarité nationale et enfin, et surtout,
«ébranlent» le modèle politique de l'Etat-Nation, ses
prérogatives classiques sur son territoire et plus
généralement la souveraineté des Etats. Pour les
concepteurs de la «bonne gouvernance» ces transformations loin
d'être forcément négatives, pourraient permettre une
communion de tous dans les mêmes valeurs autour des effets
régulateurs du marché, de la démocratie et du peu
d'Etat».
Telle que présentement formulées, la notion de
«gouvernance» offre une image «lisse» qui ne peut que
susciter l'adhésion de tous. Pour autant, il n'est pas possible de se
suffire de cette première lecture ; il importe de résumer les
principales critiques qui leur ont été portées, notamment
en ce qui concerne les PVD. Très succinctement, ces critiques ont
porté essentiellement18 :
- sur l'ethnocentrisme de cette notion et la faiblesse des
catégories publiques qu'elle mobilise, parce qu'elle émane d'un
contexte autrement plus différent que celui dont on voudrait la voir
appliquée.
- sur les relations entre la gouvernance, la mondialisation,
la démocratie et le développement. On considère dans cette
optique que le phénomène de mondialisation accroît les
dépendances des PVD et dissout les souverainetés
économiques autant que politiques. Par ailleurs on estime que les
capacités régulatrices et gestionnaires des ONG, sont très
limitées...
Il est tout à fait remarquable de noter l'absence
d'une ligne de force ou d'un consensus affirmé, pour un concept devenu
pourtant stratégique dans les rapports Nord-Sud, et plus
spécifiquement dans les relations entre les principales institutions
financières internationales, les pays membres de l'OCDE d'une part, les
pays en développement d'autre part. Les définitions varient d'une
institution à une autre. Il est encore plus facile de relever que si le
concept de gouvernance reste à spécifier, il en va de même
de la notion de bonne gouvernance, dont les contours changent également
d'une institution à l'autre. Mais il y a également lieu de
relever l'absence d'instruments d'évaluation et de quantification de la
gouvernance. On est donc placé ici dans une situation bien
particulière, où la communauté internationale d'une seule
voix use d'un concept, en fait un slogan, qu'elle transforme en
conditionnalité d'aide au développement, sans avoir
réglé les questions préalables et préjudicielles
:
18 S.BEN NEFISSA : « ONG, gouvernance et
développement dans le monde arabe» document de discussion n°46
MOST
- d'un consensus sur le contenu du concept ;
- d'une démarche scientifique d'évaluation et
de quantification des dimensions du concept, toutes choses au demeurant si
nécessaires à une démarche rationnelle, objective et
équitable, surtout lorsqu'elles constituent une condition du soutien au
développement humain et engagent par conséquent la vie et la
survie de millions d'humains de notre planète.
C'est qu'en vérité, un tel «flou
conceptuel» se révèle bien commode pour les institutions
financières, car, en l'absence de standards, chacune fixera
elle-même, au nom de la bonne gouvernance, ses exigences et ses
conditions, appréciera les évolutions, pour décider sans
rendre compte à quiconque des politiques et programmes, des
réformes de structures et d'institutions que les pays en
développement devront mettre en oeuvre. Ainsi, si la BM
s'intéresse depuis les années 1980 à la gouvernance, comme
nous l'avions déjà souligné, si le groupe de la Banque
africaine de développement a fait de la bonne gouvernance le
thème de son rapport annuel 2001, si le PNUD a consacré son
rapport annuel 2002 à la gouvernance, si la Commission économique
des Nations unies pour l'Afrique a engagé un vaste programme
d'évaluation de la gouvernance en Afrique depuis l'année 2001,
l'absence de synergie intellectuelle, de réflexion commune et de
débats interinstitutionnels et universitaires est à
déplorer et conforte cette dispersion des tentatives théoriques
de définition et surtout d'évaluation. Quelque soit la discipline
investie par la gouvernance, elle découle principalement de deux
approches théoriques celle dite anglo-saxonne et la source
européenne.