Principalement, les apports conceptuels et théoriques
de la gouvernance moderne, découlent de deux sources : la gouvernance
des institutions politiques complexes caractérisées par une
multiplicité de paliers de gouvernement et de lieux de pouvoirs (Etats
fédéraux décentralisés, l'Union
Européenne...), et la gouvernance d'entreprise d'inspiration
américaine. D'obédience européenne, la première
source, permet de considérer les rapports entre divers partenaires
publics et privés, évoluant à des échelles de
pouvoirs différents, voire enchevêtrées. Il s'agit donc de
prendre des décisions concernant des actions publiques qui soient
efficaces compte tenu de cette complexité institutionnelle. La
gouvernance de ces institutions politiques complexes favorise une coordination
empirique entre les multiples acteurs présents ainsi que
l'élaboration pragmatique et négociée des normes et des
instruments de régulation.
Développée principalement dans le contexte
américain, la seconde source se situe dans le prolongement des
modifications structurelles de l'économie qui ont
«systématique de la sous- traitance, l'autonomisation des centres
de responsabilité. Le nouveau mode de gestion de la « corporate
governance» explore ainsi la voie d'un fonctionnement moins
hiérarchique de l'entreprise, en se fondant sur le postulat du choix
rationnel dans un contexte de libre circulation de l'information et de
collaboration. Très schématiquement, trois courants se dessinent
dans les approches et usages de la gouvernance. Le premier,
développé principalement depuis les années 1970, est
constitué par les analyses scientifiques de la Théorie de la
Gouvernance (TG) à proprement parler. À partir de ce tronc
commun, deux courants presque simultanés dégagent les deux
applications les plus importantes du terme : celui de la gouvernance
corporative dans les années 1990 et celui de la bonne
gouvernance à partir de 1989 avec la Banque Mondiale, qui sera
repris par la plupart des organisations de coopération et d'aide au
développement.
Les usages contemporains de la gouvernance dans le cadre des
études, recherches et analyses académiques prennent le sens de
«pilotage pragmatique des pouvoirs ». Les premiers travaux en date
sont ceux de Berle et Means en 193219 et de Coase dès
1937.20 L'analyse théorique du phénomène de
gouvernance s'orientait plus vers le monde des entreprises où elle se
conçoit comme un mode de gestion qui marque la séparation bien
nette entre le patrimoine et la gestion à travers la substitution de la
responsabilité à la rente de pouvoir, ou, en d'autres termes, un
mode qui remet en cause la gestion patrimoniale des fonctions. La gouvernance
est alors à la fois un état d'esprit et des méthodes de
travail.
Mais on peut situer le démarrage de la
théorisation de la gouvernance dans les années 1970, avec deux
repères : le texte d'Olivier Williamson (1970) et le rapport The
Crisis of Democracy: Report on the Governability of Democracies to the
Trilateral Commission (Huntington, Crozier et Watanuki 1975). Ce dernier
développe le principe selon lequel dans les pays d'Europe occidentale,
au Japon et aux Etats-Unis, la fracture entre l'augmentation des demandes
sociales et le manque de ressources de l'Etat génère des
problèmes de gouvernabilité ; il s'agit donc du début de
la crise de l'Etat-providence, qui ouvre la voie au thème des
réformes structurelles des relations entre l'Etat et le citoyen,
thème centré sur le retrait économique de l'Etat. La
gouvernabilité est ici la première utilisation de la
version instrumentale ou pragmatique de la question de la gouvernance, entendue
alors comme capacité à trouver les conditions pratiques au
guidage de l'action publique.
L'analyse institutionnelle appliquée en dehors de la
sphère publique est une partie essentielle de la TG. En 1976, James
March et Johan Olsen parlaient de University Governance, faisant
référence aux problèmes de gestion et d'administration du
pouvoir et de l'économie des responsabilités dans une structure
organisationnelle. Dans la même lignée, la gouvernance
corporative, consacrée au cours des années 1990, est
à proprement parler la première conception de la gouvernance dans
son sens moderne21. Elle s'intéresse à la structure de
l'entreprise, à son organisation interne, à la division du
travail entre les unités de production, à ses relations avec
d'autres entreprises et à la régulation du jeu entre les
actionnaires et les dirigeants. Selon cette conception, le meilleur
système de gouvernance est celui qui permet de minimiser les pertes de
valeur en tenant compte des coûts qu'il induit, sachant que les
différents mécanismes sont imbriqués et que
l'élimination totale des pertes de valeur est impossible. Son
application dans la gestion des biens publics parie sur l'établissement
de partenariats entre les entreprises, veillant à davantage
d'efficacité, avec la responsabilité ou
accountability22 comme pierre angulaire. Son
présupposé part du fait que les entreprises transnationales sont
plus puissantes que beaucoup d'Etats dans le monde23 et qu'elles
pourront garantir la gestion des biens publics avec le double résultat
de l'accroissement de l'efficacité et du profit.
19 Berle et Means, The Modern Corporation and
Private Property (Transaction Publishers, New Brunswick, NJ,
1991).
20 In: Coase, Ronald H., «The Nature of the
Firm», Economica, vol. 4 (13-16), November 1937, pp. 386-405.
21 On en attribue cependant l'origine à la
thèse de Berle et Means en 1932 et aux travaux de March et Olsen
(1995).
22 L'accountability est la
définition claire de qui est responsable de quoi, et a pour but
principal de s'opposer aux «dimensions arbitraires» de la gestion. De
son côté, la corporate social responsibility est un
nouveau terme du monde des affaires et comporte trois éléments:
prospérité économique, souci de l'environnement et
équité sociale.
23 Selon G. Solinis, 500 de ces entreprises
contrôlent un tiers du PNB mondial et trois quarts du commerce
international. « Mondialisation, pouvoirs et rapports de genre ».
Pour revenir à l'action publique, le débat en
sciences politiques autour de l'Etat s'est développé dans les
années 1980 et 1990, à partir du constat de ses
défaillances face à ses fonctions régaliennes,
associées à la régulation, au bien-être et au
développement social. Avec ce constat, les acteurs non étatiques
se forgent de plus en plus une légitimité pour défendre et
promouvoir le bien public. L'Etat ne détient donc plus de façon
exclusive le monopole de la promotion de ce bien, ni celui de sa
définition. Dans ce cadre, il s'agit aussi de définir l'espace
public dans lequel se joue la démocratie actuellement, cet espace
étant constitué d'un réseau complexe
d'intérêts, d'interactions entre acteurs et d'échelons
d'intervention politiques. Certains auteurs comme Kooiman et Jessop parlent
d'une «école européenne» de la TG, relativement
différente du «courant américain» et fortement
orientée par une sociologie davantage fonctionnaliste que critique des
systèmes politiques. Selon cette approche «européenne»,
la gouvernance est un processus complexe de prise de décision qui
devance et dépasse le gouvernement, ayant pour principaux aspects la
légitimité de l'espace public en constitution, la
répartition du pouvoir entre ceux qui gouvernent et ceux qui sont
gouvernés, les processus de négociation entre les acteurs
sociaux, la décentralisation de l'autorité et des fonctions
liées à l'acte de gouverner.
Notons enfin que la TG est concernée, pour
différentes raisons et de diverses manières, par les deux champs
extrêmes de la sphère publique : le local et le transnational.
Pour ce qui est du premier, l'approche instrumentale de la gouvernance, dans
son acception importée du monde de l'entreprise pour décrire des
protocoles de coordination différents des marchés, a eu comme
premier laboratoire le pouvoir local et la gestion urbaine. La gestion de
l'aménagement des villes en France au XXe siècle
à travers les plans d'urbanisme apparaît comme une pratique de
fait de la gouvernance locale «avant la lettre» : après l'acte
classique de gouvernement de la commande du plan se développe la
pratique de gouvernance dans les mécanismes de négociations
informelles et de coopération entre acteurs publics et privés. En
outre, il est aujourd'hui convenu d'accepter que les politiques
urbaines24 des années 1980 et 1990 ont fait en
général l'objet d'une influence accrue de la terminologie
néolibérale et des méthodes de gestion consacrant les
principes de transparence, d'efficacité et d'obtention de
résultats précis (il est rarement établi qui
définit les résultats à atteindre, dans quel objectif et
surtout au moyen de quel processus - démocratique, participatif,
technocratique... ).
Le niveau transnational pourvoit l'une des plus
intéressantes applications de la TG. En 1995, la Commission mondiale sur
la gouvernance globale a défini la gouvernance comme un «
processus continu à travers lequel les intérêts
conflictuels peuvent être conciliés par des actions de
coopération ». Le processus comprend la constitution
d'institutions formelles et de régimes capables de renforcer des
allégeances - des accords informels que les peuples et les institutions
font ou envisagent de faire dans la protection de leurs intérêts.
Dans cette approche, il n'y a pas plus un seul modèle de gouvernance
qu'une seule structure. Dans son élaboration la plus achevée et
en liaison avec l'approche de la gouvernance globale ou transnationale, la TG
participe à l'étude de réseaux organisés
(policy networks) où l'Etat est un acteur parmi tant d'autres.
Les notions d'ouvertures, de dynamique et de complexité sont des
approches nécessaires à la prise de décision interactive
qui évolue pour répondre à des circonstances changeantes.
Le concept clé de cette analyse est la régulation, issue de la
théorie des systèmes et désignant un ensemble de
règles explicites et implicites qui guident le comportement des acteurs
en présence sur la scène politique et qui maintiennent un minimum
d'ordre et d'intégration par des processus grâce auxquels un
système politique serait capable de résoudre des tensions
sociales et de réduire les effets déstabilisateurs.
24 Sur l'application de la gouvernance au niveau
local, voir le numéro spécial que la revue Annales de la
recherche urbaine a consacré à ce thème (n° 80/81,
décembre 1998).
Les bases théoriques de cette approche25
sont ancrées dans la gestion de systèmes sociaux complexes,
appliquant à la science politique des notions systémiques
empruntées aux sciences dures. Malgré la nature diverse des
courants sur la TG, on peut les regrouper en cinq traits :
- l'efficacité dans la gestion des biens publics;
- le transfert de pouvoir du secteur public au secteur
privé et de l'Etat à la société civile;
- Le rôle des acteurs non étatiques dans les
mécanismes de régulation politique, de gestion et de
participation;
- l'analyse des organisations les mieux adaptées aux
évolutions du monde contemporain; - et enfin, les transferts des usages
sociaux de la science.
Cependant, ce grand engouement à la notion et aux usages
de la gouvernance, ne saurait l'épargner des critiques qui
s'évaluent à la mesure de son succès.