5. QUELQUES CRITIQUES DE LA GOUVERNANCE
Les critiques les plus répandues sont d'ordre
méthodologique. Dans ses définitions englobantes, la gouvernance
se préoccupe d'à peu près tous les enjeux de la vie
politique, perdant ainsi sa portée heuristique. En revanche, lorsque la
rigueur sémantique est au rendez- vous, la multiplicité des
acceptations apparaît rédhibitoire, sauf à préciser
contextes et références. La critique se fait aussi
idéologique. Soit que l'on accuse la gouvernance de servir de masque aux
doctrines libérales, ce qui s'avère souvent vrai ; soit que l'on
comprenne l'instance sur les techniques de management comme une façon de
ne pas parler de pouvoir. Mais les charges les plus intéressantes sont
d'ordre scientifique, parce qu'elles aident à poser de bonnes questions.
Pourtant un diagnostic de la complexification de l'action publique (de plus en
plus d'acteurs liés par de plus en plus d'interactions) et formalisant
un mode opératoire de «policy network», la
gouvernance fait du réseau à la fois un problème et une
solution. Au constat d'une fragmentation mettant à mal la conduite des
politiques publiques répond l'atout d'une «mise en
réseau» des acteurs. La tautologie n'en reste pas moins stimulante,
provoquant l'interrogation : qu'est-ce qui motive les spécialistes du
réseau qui construisent l'action collective par ses interactions
renouvelées ?
A qui tout cela profite-t-il ? Fameuse question qu'on retrouve
dans la sociologie urbaine marxiste des années 60-70. Patrick Le
Galès ne disait pas autre chose, en évoquant dans son article
séminal de 1995 la nécessité de « mettre l'accent sur
les régulations sociales et politiques locales ». La gouvernance,
dernier avatar technocratique en date. Tel est le deuxième type de
critique souvent développé. Faisant de l'efficacité
l'ambition ultime de l'action publique, la gouvernance à
l'évidence confond les genres. Quid du politique, s'il s'approprie les
normes de fonctionnement du monde technico-administratif ? A quelle aune
mesurer la productivité décisionnelle ? L'efficacité
fait-elle désormais office de légitimité ?
En conséquence, les controverses sur la gouvernance
sont généralement enfermées dans deux discours
contradictoires. Pour certains auteurs il faut la bonne gouvernance pour faire
face aux problèmes actuels socioéconomiques et
écologiques, et qui aura donc comme vocation à se substituer aux
politiques publiques traditionnelles considérées comme
dépassées. Pour d'autres, au contraire, la gouvernance est le
problème - et non la solution - car elle ne fait que renforcer
l'impuissance collective face à des défis de plus en plus
ingouvernables. Dès 1995, au balbutiement de la gouvernance, William D.
Sunderlin, dans un article portant sur le
25 Dont notamment David Easton, Analyse du
système politique, A. Colin, Paris, 1974, et Richard Rose et Guy
Peters, Can Government Go Bankrupt?, Basic Books, New York, 1978.
changement global26, mettait en évidence
l'éclatement des réflexions des chercheurs autour des trois
catégories «paradigmatiques»: d'un coté, ceux qui ont
une vision essentiellement managériale de la «gouvernance»; de
l'autre, ceux qui insistent sur les évolutions ou les
différenciations culturelles; et enfin, ceux qui ont une vision
«agonistique», en terme de «rapports de force», du
problème, et considèrent que les solutions passent
nécessairement par des changements structurels improbables (gouvernement
mondial, leadership européen...).
5.1. Imperfections de la dimension normative et
prescriptive de la gouvernance
Les premières critiques sur la dimension normative de
la gouvernance ont porté sur l'ethnocentrisme de ce terme et sur la
faiblesse des catégories politiques qu'il mobilise. La gouvernance est
d'abord ancrée dans une idée spécifiquement
européenne du bien politique (Pagden A 1998). C'est le modèle
politique libéral tel qu'expérimenté par les pays
occidentaux qui en est le fondement principal. La construction historique de ce
dernier est aujourd'hui l'objet de relectures multiples par certains chercheurs
qui sont intrigués par les contradictions existantes entre, d'une part,
le discours libéral du «peu d'Etat» et, d'autre part, les
pratiques politiques dites libérales qui ont montré la croissance
exponentielle des pouvoirs de l'administration et de l'Etat sur les individus,
la société et l'économie (Gauchet M. 1980). De même,
il convient de s'interroger sur les traditions politiques et étatiques
propres aux PVD (Badie B. 1998), Le Roy E 1983). Pour De Senarclens P, la
gouvernance occulte les conflits d'intérêts, les contradictions et
l'hégémonie ; elle occulte, de plus, le fait que le politique
soit d'abord une culture et une histoire. Elle met l'accent sur le consensus et
elle ne constitue pas une réflexion sur le pouvoir mais sur les modes
les plus efficients de «gestion» de la société.
La deuxième série de critiques a porté
sur les relations entre la gouvernance, la mondialisation, la démocratie
et le développement. Pour plusieurs auteurs, cet avènement d'un
temps mondial marqué par la fin du totalitarisme et l'avènement
de la démocratie est loin d'être évident. Pour eux, la
mondialisation signifie plutôt une société capitaliste sans
bornes ni frontières et il n'est pas étonnant que la
manifestation de ce «temps mondial» se soit accompagnée d'une
remontée de «temps locaux» qui le contredisent. Ce
«localisme» lié à de nouvelles revendications
identitaires, religieuses ou «ethniques» et à l'apparition de
nouvelles solidarités se substituant aux solidarités nationales
(Latouche S, 2004. Williams J-C, 1998 ; Badie B 1998 ; Zaoual H 1999)
De même, la concentration des grandes décisions
économiques aux mains de certaines institutions financières et
capitales occidentales ne fait qu'accroître la dépendance des pays
du Sud. Il est faux de croire que les politiques d'ajustement structurel qui
conduisent à l'affaiblissement de la légitimité des Etats
Nationaux, conduisent à une dissolution des prérogatives
politiques. Celles-ci sont en fait transférées à des
experts à qui on reconnaît compétence et
indépendance face aux pressions et pouvoirs locaux (de Alcantara C.H,
1998). Enfin, la liaison entre démocratie et développement sous
jacente à la «bonne gouvernance» n'est pas prouvée.
Certains pays sont arrivés à se développer malgré
l'autoritarisme de leur système politique et inversement la
démocratie libérale dans le monde occidental a montré
qu'elle était accompagnée de phénomène d'exclusion
(William J-C 1998).
Il en est de même pour les postulats sur lesquels se
base la gouvernance. Est-il vrai qu'il existe une crise de la
gouvernabilité et que l'Etat n'a plus que l'apparence du pouvoir,
les marchés internationaux étant les véritables
arbitres ? La globalisation impose-t-elle vraiment
26 W. D. Sunderlin, « Global environmental
change, sociology and paradigm isolation». Global environmental
change, Vol. 5, Number 3, June 1995.
une pression telle sur les Etats-providence que ceux-ci sont
dans l'obligation de s'adapter ou de périr? Ces propos rejoignent les
réflexions de Bertand Badie qui montre que, face à sa remise en
cause, l'Etat se défend et reconstruit sa domination sur de nouvelles
bases. La crise de la territorialité atteint les Etats mais ne les
abolit pas. Les Etats savent capter la déterritorialisation pour se
créer de nouveaux avantages. (William J-C, 1998 Merrien F-X, 1998 Badie
B.1998). Enfin, est-il vrai qu'il y a une crise de légitimité de
l'Etat-providence et peut-on dire que les mesures de bonne gouvernance sont
plus adaptées au contexte ?
Les théories économiques du
développement ont fréquemment échoué à
prendre en compte le «facteur étatique» dans toute sa
complexité et la théorie de la gouvernance n'échappe pas
à ce constat. Elle repose, elle-aussi, sur une figure mythique de l'Etat
à l'instar de la figure de «l'Etat développeur», acteur
unique du décollage économique des années 1950 et à
l'instar du mythe de «l'Etat fantoche» des années 1960-70, du
fait de sa dépendance par rapport aux pays occidentaux. Le mythe propre
à la gouvernance repose sur celui de «l'Etat modeste
libéral». (Ben Nefissa, 2000) Cette théorie n'est-elle pas
remise en cause par le fait que certains pays nouvellement
industrialisés comme les dragons (Corée du Sud, Taiwan, etc.) ont
disposé d'Etats qui avaient beaucoup de pouvoirs. Cette offensive
antiétatique ne peut-elle pas produire dans certains PVD son contraire
par l'érosion des ressources fiscales de l'Etat qui pourrait affaiblir
le secteur privé en supprimant un certain nombre de ses ressources
publiques (Petiteville F 1998) ?
Enfin, l'apologie du néolibéralisme et des
vertus du marché sous-jacente à la notion de gouvernance valorise
de manière naïve les autres acteurs en dehors de l'Etat et les
vertus du secteur privé. Ce dernier vise principalement le profit et
peut parfaitement s'accommoder d'un Etat hégémonique. Quant aux
capacités régulatrices et gestionnaires des ONG, elles ont
plusieurs limites. Les ONG n'ont en fait que des visions sectorielles, elles
sont parfois très liées aux Etats et elles-mêmes sont
traversées par les phénomènes de pouvoir et
d'inégalité sans oublier que leurs activités sont
généralement «palliatives». La fragilisation des Etats
dont est porteuse la notion de gouvernance peut conduire à de
très graves problèmes sociaux, notamment pour les PVD.
L'irruption des ONG, experts, bureaucrates transnationaux, réseaux
locaux et régionaux est loin de résoudre la question de la
participation politique et du contrôle des instances de pouvoir. De
toutes les manières, les Etats sont toujours présents et les
conflits inhérents à l'essence du politique n'ont aucune chance
de se dissoudre durablement dans une gouvernance technocratique et
administrative (de Senarclens P op cit, Leca J op cit).
Au regard de cette évolution, Il n'est donc pas
étonnant de constater que le concept de gouvernance est au centre de la
réflexion théorique, sur les plans politique et économique
des pays de l'OCDE, de la Banque mondiale, du Fonds monétaire
international ou du groupe de la Banque africaine de développement. Il
est encore moins étonnant de relever que le contenu théorique
qu'elles déclinent à la gouvernance, traduit une vision du monde,
leur vision du monde, c'est-à-dire une conception philosophique,
politique et économique de l'Etat lui- même. Ceci conduit Marie
Smouts à souligner : « Quoi qu'il en soit, pour les
spécialistes d'économie politique internationale, le concept de
gouvernance est lié à ce que les grands organismes de
financement en ont fait : un outil idéologique au service de l'Etat
minimum» (Marie Smouts 1998). Dans cette même
lignée de pensée, Cynthia Hewitt de Alcantara considère
que « le concept de gouvernance est venu à point nommé
en ce qu'il a permis aux institutions financières internationales
d'abandonner l'économisme et de revenir aux questions sociales et
politiques essentielles que posait le calendrier des restructurations
économiques. Il permettait de surcroît de ne pas s'opposer trop
ouvertement à des gouvernements qui, en général,
n'aimaient guère que des prêteurs leur donnent des leçons
sur
des points sensibles de politique intérieure et
d'administration. En parlant de «gouvernance» plutôt que de
«réforme de l'état» ou de changement politique ou
social, les banques multilatérales et organismes de
développement, ont pu aborder des questions délicates
susceptibles d'être ainsi amalgamées sous une rubrique
relativement inoffensive, et d'être libellées en termes
techniques, évitant de la sorte à ces organismes d'être
soupçonnés d'outrepasser leurs compétences statutaires en
intervenant dans les affaires politiques d 'Etats souverains » (1998,
p. 3).
Ainsi, le Programme des Nations unies pour le
développement (PNUD), considère la gouvernance comme étant
l'exercice de l'autorité économique, politique et administrative
en vue de gérer les affaires d'un pays. Elle englobe les
mécanismes, les processus et les institutions par le biais desquels les
citoyens et les divers groupes expriment leurs intérêts, exercent
leurs droits juridiques, assument leurs obligations. Dans cette acception, la
société civile et le secteur public deviennent des institutions
de gouvernance au même titre que l'Etat lui-même. Cette
définition traduit une vision du monde où l'Etat devient moins
régalien, où la société civile prend une part
active dans l'élaboration, l'exécution, le suivi et le
contrôle des politiques et programmes de développement, où
l'organisation économique est d'essence libérale. Lorsqu'on
examine le rôle de chacune de ces institutions dans une perspective
historique et dynamique, on constate que dans la majeure partie des
sociétés en développement il n'existe encore ni de
société civile forte, indépendante, représentative
et constitutive de véritable contre pouvoir, apte à susciter,
voire à imposer aux dirigeants des politiques faites de transparence, de
responsabilité et d'imputabilité, ni de réel secteur
privé productif, promouvant la croissance économique et le
développement humain durable.
Comment donc les pays en développement pourront-ils
réaliser la bonne gouvernance dans les termes fixés par les
institutions financières, au stade actuel du développement des
forces productives et des rapports actuels socio-économiques de
production de ces pays ? En faisant de la bonne gouvernance, aux conditions
édictées par ces institutions financières, une condition
du soutien financier, ne risque-t-on pas de condamner à la misère
des millions d'humains de notre planète ? Dans les pays
industrialisés où ces processus ont été
générés par l'histoire, on ne peut négliger la part
prépondérante prise par l'Etat occidental lui-même dans le
développement, l'organisation et l'expansion des enseignements primaire,
secondaire, supérieur, de la recherche, de la formation, autant
d'éléments, combinés avec le combat pour le respect des
libertés fondamentales qui ont généré, entretenu et
soutenu le développement d'opinions nationales et donc de
sociétés civiles organisées et conscientes, jouant le
rôle de contre pouvoir. C'est également l'Etat dans les pays
industrialisés qui a organisé, soutenu, impulsé, le
secteur public certes, mais aussi le secteur privé, par l'encouragement
des initiatives privées, la définition des cadres juridiques,
institutionnels et fiscaux incitatifs, le soutien financier à
l'investissement, l'incitation à la création des industries et
des emplois, la protection de la production nationale, la recherche de
marchés extérieurs (combien de chefs d'entreprises des pays
membres de l'OCDE accompagnent leurs chefs d'Etats dans les visites de travail
à l'extérieur, à la recherche de marchés ?), la
création d'emplois, ou la mise en oeuvre de politiques de
sécurité sociale. C'est encore l'Etat qui a soutenu et
encadré les politiques en matière agricole et de
sécurité alimentaire, en matière de santé, ou de
stratégie énergétique. Combien d'Etats occidentaux
accordent des subventions au domaine de l'agriculture, de l'élevage, aux
petites et moyennes entreprises, etc. ? Or, voici que, pour de nombreux pays en
développement, on voudrait éloigner l'Etat de la gestion et du
soutien à des secteurs stratégiques, à l'image d'une
cellule qui perd ainsi son noyau central.
Voici que l'on définit la bonne gouvernance comme
résultant de l'interaction de trois institutions distinctes qui dans
bien des cas demeurent inefficientes, structurellement et
fonctionnellement inaccomplies dans les pays en
développement caractérisés en particulier par :
· des Etats aux prérogatives et compétences
amoindries ;
· des sociétés civiles en balbutiement et
dans beaucoup de cas inféodées aux pouvoirs en place ou aux
partis politiques d'opposition ;
· des secteurs privés dont la production est dans
de nombreux pays insignifiante, car structures largement informelles, qui
contribuent de manière insuffisante à la croissance, à la
création d'emplois et à la fiscalité. Le tissu industriel
existant, de part son caractère excentré alimente davantage
l'économie externe que la croissance interne.
Par ailleurs, on oublie surtout, que la démocratie est
d'abord démocratisation, et donc processus qui s'inscrit dans l'histoire
et la durée. En imposant aujourd'hui à l'Afrique de
réaliser ici et maintenant la bonne gouvernance pour accéder aux
ressources financières nécessaires à promouvoir son
développement, et ce en l'absence même des institutions et
conditions historiques nécessaires à celle ci, ne condamne-t-on
pas l'Afrique et les pays en développement en général
à végéter dans la misère et le
sous-développement ? En vérité, comme nous l'avons
évoqué, si la construction de l'Etat, ainsi que des nations dans
les pays industrialisés d'Occident, constitue une résultante d'un
processus historique endogène, il en est tout autrement dans la majeure
partie des états africains où les processus obéissent, par
le fait de la domination, à des impulsions exogènes, pour prendre
la forme de greffons ou de transplants dont les processus de gestation, de
maturation et d'évolution sont plus souvent a- historiques qu'inscrits
dans la genèse naturelle et évolutive de ces
sociétés elles-mêmes.
Il s'ensuit que, si l'Etat colonial ou néocolonial
africain était déjà de structure et de fonction
exogène, la conception et la définition de la gouvernance rendue
à l'examen de la réalité africaine d'aujourd'hui par les
institutions financières internationales répondent d'avantage
à des préoccupations et des intérêts externes
qu'à des évolutions générées par les
processus internes, fruits d'une évolution historique propre au
continent. (Yenikoye 2002). Ainsi que le relèvent M. Bratton et D.
Rothchild, « cette abdication partielle de la souveraineté en
Afrique quant aux décisions politiques entre les mains de la Banque
mondiale et du Fonds monétaire international a plutôt miné
la légitimité politique des élites de l 'Etat en exercice
qu'elle ne l'a favorisée ». (1993, p. 377) Lofchie pour sa
part, renchérit sur le même ton en soulignant que « dans
les pays africains, le pouvoir de décider de la distribution des
ressources repose en réalité entre les mains des grandes
institutions de prêt internationales qui peuvent dicter à leur
gré les termes des diverses politiques d'ajustement économique
«. (1989, p. 20).
Peut-on donc raisonnablement, dans le contexte de la
mondialisation, de la constitution de vastes ensembles régionaux
interdépendants, mais plus encore des relations entre les pays en
développement (pour l'usage desquels le concept de bonne gouvernance
semble s'adresser en priorité) et les puissances économiques et
financières occidentales, définir la bonne gouvernance dans ses
seuls effets internes, et occulter les influences externes souvent
déterminantes sur les actions internes de gouvernance elles-mêmes
? Or, les approches faites ici et là du concept, et principalement par
les institutions financières internationales qui se sont
appropriées le terme, oublient opportunément de relever une telle
dimension qui mettrait vite en cause la réalité de leur pouvoir
de décision et de contrôle en matière de politique,
programme et plans d'action des pays en développement.
Plus qu'un alibi, le concept de «gouvernance»
constitue aujourd'hui, par la mise en avant du qualificatif «bonne
gouvernance», élevé au rang de conditionnalité
économique, financière et politique, le moyen le plus
sûr d'interférer dans la marche de l'histoire des pays en
développement pour en déterminer la
destinée et imposer une conception de l'Etat, une forme d'organisation
politique, économique et sociale tournée davantage vers la
satisfaction des intérêts du capital international. En effet, en
éclatant l'Etat en trois institutions distinctes dont la
réalité et l'effectivité historiques paraissent bien
inaccomplies à ce jour dans les pays en développement, en
préconisant l'Etat minimum, en conditionnant toute forme de soutien
à l'adhésion et la mise en oeuvre de politiques d'ajustement
structurel où le social est bien souvent mis au ban de l'analyse et de
l'action, en imposant un ultralibéralisme dont les effets et
contre-effets sont sans commune mesure avec les capacités d'action et de
réaction de sociétés civiles en balbutiement, en imposant
une philosophie de la libre concurrence dans un environnement économique
où prévaut en réalité la loi du monopole, en
déstructurant le secteur des entreprises publiques stratégiques
par une privatisation sauvage dont la conséquence résulte dans
leur reprise en main par les multinationales et les capitaux extérieurs,
et tout ceci a contrario de toutes les conditions historiques ayant
secrété, généré et entretenu le
développement économique et social de l'Occident, les
institutions financières internationales finissent, à terme, par
se substituer aux Etats des pays en développement eux- mêmes, pour
décider et agir à leur place, au bénéfice des
intérêts bien compris du capital international. Il doit appartenir
donc, aux pays en développement et aux citoyens de ces Etats d'en avoir
conscience, non pas pour rejeter le concept de gouvernance lui-même, qui
constitue aujourd'hui un fait établi, mais pour concevoir les
instruments par lesquels la réflexion, l'analyse et l'action sur la
gouvernance se révéleront porteuses d'un Développement
humain durable au profit des populations déshéritées d'une
humanité soumise au principe de rotation et d'évolution à
deux vitesses.
Pour revenir sur les controverses globales de la gouvernance,
nous pouvons dire en résumé, que les critiques se structurent
autour d'une double opposition: pour certains auteurs, ce sont les conditions
de mise en oeuvre qui sont critiquables; pour d'autres ce sont, au contraire,
les objectifs eux-mêmes. Ce qui est pour les uns une question de
transition, est vu par les autres comme une inadaptation structurelle. Ce qui
signifie que pour le premier groupe, largement majoritaire, ce sont
essentiellement les conditions dans lesquelles les politiques
délibératives sont mises en oeuvre qui incitent au pessimisme :
un accès au débat encore trop inégal, le pluralisme non
respecté, une autonomie réduite des acteurs consultés,
l'équivalence des intérêts mal garantie, une interaction
entre parties prenantes beaucoup trop faible, des procédures
marginalisées, des conclusions non publiées ou sans suite
opératoire. Mais jusque là on reste un scepticisme
modéré car on est dans le registre des dysfonctionnements pour
lesquels il existe, en principe, des solutions
managériales27.
Dans un second registre beaucoup plus pessimiste, ce ne sont
pas les procédures qui sont mises en cause, mais plutôt
l'existence des conditions culturelles nécessaires pour les faire
fonctionner. L'hypothèse d'un activisme de la société
civile, d'une mobilisation spontanée des acteurs est fortement
questionnée. On lui oppose le constat d'une très large
indifférence démocratique comme tout ce qui relève des
problèmes globaux. Le point faible de tous les espoirs placés
dans la gouvernance, comme le souligne Theys est en effet que ceux-ci reposent
sur le présupposé de transformations culturelles importantes :
l'existence d'acteurs intéressés à s'engager dans l'action
collective, une sensibilité suffisante au problème posé,
un minimum de connaissance et de confiance réciproque. Or
l'expérience historique a clairement montré, qu'en dehors des
problèmes locaux, cette transposition vers
«l'autorégulation»
27 Tout un ensemble de travaux s'attache en effet
à définir les "règles du jeu" d'une participation
efficace. Voir par exemple Patrice DURAN, (opus cité), mais
également Pierre LAS COUMES: «Information, consultation
expérimentation; les activités et les formes d'organisation au
sein des forums hybrides», CNRS, 1997, programmes " Risques collectifs et
situations de crise", Paris.
réussie pouvait prendre souvent un temps très
long. Si la circulation de l'information est aujourd'hui d'une
accessibilité presque immédiate, il n'en demeure pas moins de se
rendre compte des difficultés de passage entre l'opinion publique et la
connaissance scientifique; et l'importance décisive du
«knowledge gap», considéré par Robert DAHL
comme le principal obstacle à la démocratie. Il y a donc
clairement un risque que la participation arrive toujours avec un «train
de retard» - ce qui rejoint le problème de l'inanité.
Dans une troisième perspective critique, les
échecs de la gouvernance s'expliquent par l'inadéquation de ses
objectifs. Ce qui est mis en cause ici, c'est une certaine dérive
libérale et néo-corporative de la gouvernance qui tend à
en faire un substitut des formes classiques d'action publique; l'illusion d'une
«pilotless policy» - dont parlait Norton LONG en 1958-, sans
mandat d'autorité, sans hiérarchisation des
intérêts, sans institutions de contrôle. L'idée,
aussi, que la participation - dans un contexte de crise - pourrait efficacement
remplacer les formes électives de la démocratie. Dans cette
troisième perspective, qui donne la priorité aux structures de
gouvernabilité, le risque majeur par exemple en matière
d'environnement apparaît en effet moins celui d'un manque de
légitimité des décisions publiques que celui d'un
affaiblissement des institutions - en particulier aux niveaux international et
local; d'une absence de leadership face à des rapports de force
défavorables; d'une dilution des responsabilités liée, par
exemple, à la multiplication des partenariats ou à une
décentralisation mal maîtrisée; et finalement d'une
impuissance de la démocratie représentative face à un
double phénomène de polarisation, autour des relations
producteurs - consommateurs, et autour des phénomènes de
«glocalisation» (convergence des réseaux locaux et
supranationaux d'action publique)28. Ce n'est donc pas l'ambition
d'une plus grande ouverture démocratique qui est critiquée, mais
plutôt la tentation de faire de la gouvernance un nouveau mythe politique
se substituant aux autres.
A cela s'oppose une quatrième et dernière
position, encore plus radicalement pessimiste, qui met, elle, directement en
doute à travers la notion de gouvernance la capacité même
des démocraties à prendre en compte leurs responsabilités
à long terme - en particulier dans le domaine de l'environnement.
S'appuyant sur Hans Jonas et son «Principe responsabilité»,
certains mouvements écologistes opposent en effet à
«l'indifférence démocratique» la
nécessité d'une prise en charge par une élite
éclairée de l'avenir à long terme de la planète.
Exprimé de cette manière, l'argument est difficilement
acceptable. Mais dans un registre plus modéré, certains experts,
comme Giandomenico Majone, plaident pour le développement d'institutions
non majoritaires29 ou d'autorités indépendantes,
capables de garantir le respect d'objectif à long terme en
s'affranchissant des incertitudes de la démocratie élective.
C'est dans cette même lignée que s'inscrivent Michel Callon,
Pierre Lascoumes et Yannick Barthe en contestant dans leur
ouvrage30, le monopole des scientifiques dans la marche de nos
sociétés surtout dans un contexte où les
problématiques de la participation des citoyens ou encore de la
gouvernance occupent de plus en plus les discours politiques. Ils tentent
à travers la «démocratie dialogique» de donner un
fondement et une légitimité théorique aux aspirations des
citoyens à s'immiscer dans les processus de décision technique et
scientifique ; tendance constatée par la multiplication de situations
problématiques difficilement gouvernables ces dernières
années (déchets nucléaires, gaz à effet de serres,
OGM...). Pour eux ces situations ont pour point commun de combiner incertitude
scientifique et stratégies
28 Source: Jan VAN TANTENHOVE: «Political
modernization and environmental policy», in Jacques THEYS:
L'environnement au XXI siècle, Editions GERMES, 1998.
29 Giandomenico MAJONE: " Temporal consistency
and policy credibility: Why democracies need non majoritarian
institutions?", in Jacques THEYS (ed) The environment in the 21th
century, GERMES, Paris, 1998.
30 « Agir dans un monde incertain. Essai sur la
démocratie technique », Le Seuil, Paris, 2001.
divergentes d'acteurs, de groupes concernés
mobilisés, créant une situation de controverse, que les auteurs
appellent «controverse sociotechnique» ; «Les controverses
engendrées [...] vont bien au-delà des seules questions
techniques. Un de leurs enjeux est [...] d'établir une frontière
nette et largement acceptée entre ce qui est considéré
comme indiscutablement technique et ce qui est reconnu comme indiscutablement
social. [...] Reconnaître sa dimension sociale, c'est redonner une chance
[à un dossier] d'être discuté dans des arènes
politiques.» (p. 45, 2001).
En effet, les controverses socio-techniques, se multiplient
sur fond d'incertitudes, et mettent à mal le monopole des scientifiques
sur les questions de choix techniques. Ce monopole à dire la
vérité des choses, des lois de la nature, et la séparation
classique science (faits) / politique (valeurs), est fondé sur ce que
Bruno Latour appelle une «Constitution», modèle
métaphysique séparant la nature transcendante et la
société31. Les scientifiques acquièrent ainsi
un pouvoir politique gigantesque (Latour parle de «la plus fabuleuse
capacité politique jamais inventée [...] faire parler le monde
muet, dire le vrai sans être discuté», op. cit., 1999,
p. 28) sous couvert de la « neutralité de la
science « puisqu'ils ont le pouvoir d'imposer de nouveaux objets dans la
société et de faire taire les oppositions des autres acteurs
sociaux, des « profanes « ; en effet, toutes les décisions
techniques prises par le politique s'appuyant sur la légitimité
du savoir scientifique, celles-ci échappent au débat
démocratique bien qu'elles engagent notre mode de vivre ensemble. La
sociologie des sciences a pourtant bien établi que la production de
connaissances n'est pas aussi désintéressée, pure de tout
enjeu de pouvoir et de société, que les représentations
classiques de la science (la recherche de la vérité...) le
prétendent. Ce modèle métaphysique apparaît alors
illégitime d'un point de vue épistémologique et
démocratique.
Ces premiers apports théoriques de
«délégitimation» du monopole des scientifiques et
experts dans l'orientation des choix techniques du politique effectué
par Latour, semblent soutenir les essais de Callon, Lascoumes et Barthe de
«légitimation» de la possibilité pour les
«profanes» (il peut s'agir de riverains, d'élus, d'acteurs
associatifs, comme de scientifiques issus de disciplines non prises en compte
dans un projet technique...) de participer aux débats et aux prises de
décision sociotechniques aux côtés des scientifiques et des
experts. Cette réflexion s'inscrit dans une perspective sociologique
constructiviste et se fonde sur l'étude de différents exemples de
controverses sociotechniques récentes. Ces controverses issues de la
mobilisation des acteurs autour d'incertitudes pour faire entendre leur point
de vue, en se constituant en groupes concernés, aptes à
débattre des mesures à prendre dans ces situations avec les
décideurs politiques et les scientifiques. Si la question reste
technique, elle est confisquée par les scientifiques et les experts. Or,
observent les trois auteurs, ces controverses se multiplient dans des espaces
qu'ils appellent des «forums hybrides» ; des espaces « ouverts
où des groupes peuvent se mobiliser pour débattre des choix
techniques qui engagent le collectif» ; des forums «hybrides»
car ces groupes engagés et leurs porte-parole sont
hétérogènes (experts, profanes, hommes politiques...),
ainsi que les questions et les problèmes soulevés, qui vont des
domaines purement scientifiques et techniques aux questions économiques,
éthiques (pp. 35-36). Un modèle de «démocratie
dialogique» serait ainsi en construction dans les
pratiques32.
31 Bruno Latour, 1999, Politiques de la nature.
Comment faire entrer les sciences en démocratie, Paris, La
Découverte.
32 Cette idée de "démocratie
dialogique" s'inscrit dans le cadre plus général de
réflexion sur les formes de la démocratie, de la
délibération et de la participation. Voir par exemple le
n°57 (vol.15, juin 2002) de la revue Politix, "Démocratie
et délibération"; ainsi que : C.R.A.P.S./C.U.R.A.P.P., 1999,
La démocratie locale. Représentation, participation et espace
public, Paris, PUF.
Les trois auteurs mettent ainsi en évidence
différentes situations de controverse sociotechnique posant un
problème de gouvernabilité, en exposent et analysent dans chaque
cas le processus d'émergence, de constitution de forums hybrides et de
coopérations entre experts et groupes concernés
«profanes». Les controverses sociotechniques entraînent ainsi
une «prolifération du social», c'est-à-dire une
multiplication des groupes concernés par différentes questions ou
décisions techniques auxquelles ils tentent de participer pour y
défendre leurs intérêts. Au cours de l'échange
réciproque, de l'apprentissage commun produit pendant la controverse,
ces groupes concernés participent à «l'élaboration du
monde commun», qu'il soit micro-local ou plus vaste. Cette
prolifération du social pose la question de la représentation des
minorités dans ces controverses sociotechniques qui constituent des
activités pleinement politiques. Le modèle dialogique tel qu'il
s'expérimente ainsi au sein de différentes procédures
depuis une trentaine d'années constitue selon les auteurs une
alternative qui pourrait faire l'objet d'une transposition vers des questions
politiques qui ne sont pas de l'ordre de la démocratie technique, pour
repenser la question de la représentation des minorités. C'est en
effet dans le sens où la démocratie dialogique refuse toute forme
de majorité pour au contraire favoriser l'échange,
l'apprentissage réciproque et l'empathie des acteurs, dans une dynamique
progressive, qu'elle apparaît complémentaire de la
démocratie représentative (ou
«délégative»). Il ne s'agit pas de remettre en cause
les procédures de représentation par le vote, mais
d'atténuer la «tyrannie de la majorité», en
enrichissant la logique délégative par les apports de la
démocratie dialogique, telle qu'elle apparaît à l'oeuvre,
émergente, dans les forums hybrides. Il ne s'agit pas de supprimer la
démocratie délégative mais de la compléter par des
procédures participatives particularisantes permettant une action
mesurée à la place de décisions unilatérales
s'imposant de manière hétéronome, comme il ne s'agissait
pas de nier la science et son difficile accès, mais de lui refuser le
monopole du savoir. La représentation des minorités constitue
selon les auteurs une des innovations procédurales des forums hybrides
et de la démocratie technique, la plus à même d'enrichir la
démocratie délégative, de réduire les logiques
majoritaires abstraites au profit de la prise en compte de l'existence des
groupes concrets.
Comme nous le constatons à la diversité des
propos précédents, les perspectives ouvertes par la gouvernance
suscitent donc beaucoup de controverses et pas mal d'interrogations. Cette
perplexité traduit sans doute la difficulté d'articuler
démocratie et complexité, démocratie et expertise. Mais
elle témoigne aussi de la vivacité du débat qui, autour du
thème de la gouvernance, oppose différentes conceptions
alternatives de la démocratie. Ainsi, du point de vue pragmatique, au
lieu d'opposer une conception idyllique de la bonne gouvernance à un
pessimisme sans borne, il est urgent de construire des passerelles entre ces
différentes positions; et de se placer non pas dans une logique de
substitution des formes démocratiques de gouvernance aux modes
classiques d'action publiques - mais plutôt dans une perspective de
complémentarité et de nouvelle «distribution des
tâches» entre l'Etat et la société civile, entre la
démocratie représentative et la démocratie
délibérative, et même démocratie dialogique ; entre
l'innovation managériale et la crédibilité
institutionnelle. Cela revient à mettre la gouvernance à
l'épreuve des réalités, ou à l'épreuve de la
gouvernabilité (et de ses contradictions).
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