5.2. La gouvernance entre innovations et
inadaptations
En admettant que la notion de gouvernance concerne
plutôt les outils et les processus de l'action collective, celle de
gouvernabilité quant à elle, met l'accent sur la
spécificité des situations, et sur la probabilité, face
à ces situations spécifiques, plus ou moins complexes, de trouver
des solutions à la fois efficaces et acceptables. Si certaines
situations sont
intrinsèquement ou politiquement gérables;
d'autres ne le sont pas - ou ne peuvent l'être qu'au prix
d'énormes sacrifices. Ce qui signifie que les solutions vont fortement
dépendre de la nature des problèmes ou de la structure des
relations existantes entre les différents acteurs. De ce fait, le
caractère plus ou moins structuré ou controversé des
questions mises en jeu, l'existence ou pas de solutions praticables, le nombre
des acteurs impliqués dans cette solution et leur capacité
à se coordonner, l'accord ou pas sur les objectifs et les moyens
d'action, la capacité à gouverner du ou des principales instances
de coordination ou des acteurs majeurs (ressources, savoir faire,
légitimité, organisation), et enfin la volonté ou
l'habileté de ces acteurs majeurs à élaborer un projet de
gouvernement crédible et susceptible de générer des
alliances stables et suffisamment puissantes, vont fortement influer.
Concrètement la notion de gouvernabilité traduit
les typologies de situations plus ou moins «gouvernables» et à
toute une série de distinctions entre, par exemple, «
problèmes bien structurés et mal structurés;
modes de gouvernement en univers stabilisé ou en univers
controverse~33; gouvernabilité forte, moyenne ou
faible »34. Ainsi, la notion de gouvernabilité
remet finalement en cause l'idée même «d'instruments
universels», de boîte à outils appropriée à
toutes les situations. Dans certains cas de «basse
gouvernabilité» (problèmes non structurés ou sans
solution praticable, pluralité anarchique d'acteurs opposés,
capacité de blocage d'un acteur majeur, faiblesse structurelle des
institutions, absence de projet mobilisateur...) les gains à attendre de
procédures plus ouvertes de «gouvernance» seront mineurs. Et
puis surtout les «styles de gouvernement», et donc les processus
à mettre en place, seront très différents selon la nature
des problèmes en jeu et les contextes institutionnels. C'est ce
qu'Olivier GODARD a formalisé dans le domaine de l'environnement en
opposant de manière radicale la prise de décision en
«univers stabilisé» et en «univers
controversé» et que nous avons représenté sur le
tableau suivant.
Tableau II : Modes de gouvernement dans deux univers de
décision différents, stabilisé et
controversé
La prise de décision en univers
stabilisé
|
La prise de décision en univers
controversé
|
Les agents ont une perception directe des effets externes ou
|
Prédominance de la construction scientifique et sociale
des
|
des biens collectifs
|
problèmes sur la perception directe par les agents
|
Leurs préférences sont bien informées
|
La représentation séparée des
intérêts de tiers absents est en
|
Seuls les intérêts ou préférences des
agents présents sont directement pertinents
|
cause: générations futures, autres pays,
espèces naturelles, biosphère
|
Ces agents disposent de procédures sociales
adéquates pour exprimer leurs préférences:
|
Ils sont des porte-parole contradictoires
|
marché, votes, manifestations et protestations,
conflits
|
|
La connaissance scientifique s'est stabilisée sur les
aspects
|
La connaissance scientifique est encore controversée sur
des
|
des problèmes pertinents pour l'action:
|
aspects essentiels du problème pertinents pour l'action
|
- chaînes causales élucidées
|
|
- dommages bien constituées
|
|
- imputation des responsabilités dénuées
d'ambiguïté
|
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Les phénomènes en cause sont réversibles:
|
Du fait de l'irréversibilité potentielle, et du
caractère majeur
|
on peut attendre un développement suffisant des
|
des enjeux, certains acteurs estiment qu'il faut agir
|
connaissances pour pouvoir prendre des décisions
|
immédiatement, sans attendre la stabilisation des
|
conforme aux exigences du modèle de la rationalité
substantielle (analyses coûts - avantages)
|
connaissances
|
33 Olivier GODARD, «Stratégies
industrielles et convention d'environnement. De l'univers stabilisé aux
univers controversés», INSEE méthode 1993, Paris.
34G. VAN VLIET et Carlos MATUS,
«Planification en sistemas de baja governabilidad», IDRI,
Bogota, 1982.
Les connaissances scientifiques stabilisées constituent
un monde commun pour tous les acteurs, de façon préalable
à l'action
|
Les théories scientifiques, les «visions du monde
et du futur» deviennent des variables stratégiques donnant
naissance à de nouvelles formes de compétition
|
L'enjeu de la situation: l'efficacité économique et
l'équité, sur la base d'intérêts bien
constitués
|
L'enjeu de cette compétition: la formation de
communautés épistémiques et la fixation de conventions
d'environnement
|
Source : Olivier Godard, 1993
C'est également dans cette perspective que Yves
Mény et Jean-Claude Thoenig35 différencient fortement
plusieurs types possibles de processus ou styles de gouvernement plus ou moins
efficaces - en fonction du degré d'accord ou de désaccord entre
acteurs sur les objectifs et les valeurs (première dimension), et du
degré de certitude ou d'incertitude existant sur le fait et les moyens
à mettre en oeuvre (seconde dimension). Dans certaines situations les
contradictions pourront être gérées par la
négociation ou le pragmatisme; dans d'autres cas on n'évitera pas
un processus chaotique essentiellement régulé par les crises
(tableau 3).
Tableau III : Nature des problèmes et processus ou
styles de gouvernement
Degré d'accord sur les objectifs et les
valeurs
ELEVE FAIBLE
Processus programmé
Routines, automaticité, non-évènement.
Technicisation, bureaucratisation, planification.
|
Processus négocié
Débats idéologiques ; recours à
l'expérience et à la tradition. Controverses officielles
et compromis informels.
|
Processus pragmatique
Recours aux experts, empirisme
(le mieux qu'on peut) recherche de variantes
stratégiques
|
Processus chaotique
Evitement, décentralisation, recours à
l'autorité ou à l'homme providence ; gestion des crises.
|
|
ELEVE
|
Degré de certitude sur les moyens, les faits, la
connaissance
|
|
FAIBLE
|
Source: Y. Mény et J. - C. Thoenig 1989
Ainsi donc, le concept de gouvernabilité rappelle
l'indissociabilité entre les processus de gouvernements et les contextes
structurels dans lesquels ils se déroulent.
Ceci étant, les concepts de
gouvernance et de gouvernabilité, malgré leurs différences
ont néanmoins en commun, d'être très fortement liés
à l'analyse de système. Ils s'inspirent clairement d'une
conception managériale des systèmes politiques pour laquelle il
s'agit essentiellement de trouver des solutions pragmatiques à des
défaillances de marché ou à des défaillances
d'intervention publique. Maintenant, la question qui se pose naturellement est
de
35 Yves MENY et Jean-Claude THOENIG ; Politiques
Publiques, PUF, Paris, 1989
savoir si on peut parler de «bonne gouvernance» - ou
de «gouvernabilité forte ou faible» - sans vision normative du
bon gouvernement? Evidement, des controverses ne sauraient manquer à
cette question.
La Gouvernementalité du philosophe Michel Foucault
(auquel on doit cette notion), remet en cause la neutralité
idéologique du «bon gouvernement» dont certains auteurs
américains comme Karl Deutsch ou David Easton tentent de défendre
sous une perspective fonctionnaliste,
«cybernétique»36, et apolitique. Pour Deutsch, qui
a joué un rôle majeur dans la filiation entre cybernétique
et gouvernance, celle-ci s'apparente en effet essentiellement à un
ensemble fonctionnel d'instruments de contrôle et de guidage. Un ensemble
de régulations qui permettent au système politique de s'adapter
à son environnement, et font intervenir de manière centrale la
capacité à diffuser, échanger, recevoir de l'information.
Comme l'indique le titre même d'un de ses livres majeurs: The Nerves
of Government37, ce qui compte dans le système
politique, ce ne sont pas «les muscles ou les os» (c'est à
dire les «rapports de force») mais «les nerfs» :
«il est donc plus profitable - écrit dès 1963 K.
Deutsch- d'étudier le gouvernement non pas comme un
phénomène illustrant la présence du pouvoir, mais comme un
instrument de guidage, le guidage étant avant tout une question de
communication. S'il y a dysfonctionnement du système politique, c'est
parce qu'il n'est plus capable de déchiffrer ou capter les informations
essentielles, ou parce qu'il y a un écart croissant entre
l'interdépendance des acteurs et l'échange
d'information».
Conçue ainsi comme un ensemble de mécanismes
autorégulateurs, d'incitations et de signaux, la gouvernance ne suppose,
dans cette perspective, aucune vision politique ou éthique du bon
gouvernement, aucune conception du monde ou
«méta-rationnalité», si ce n'est un vague assentiment
sur des règles purement procédurales et cognitives de
transparence, de réflexivité et d'accès à
l'information. Elle n'intègre pas non plus la dimension du temps et de
l'irréversibilité, qui est pourtant, comme on le sait,
essentielle pour déterminer l'efficacité des mécanismes
«d'autorégulation» mis en jeu par la communication. La
position de Michel Foucault est, dans une large mesure, symétrique
à celle de Karl Deutsch: là où ce dernier
privilégie l'autorégulation sans rupture, la neutralité du
fonctionnalisme, et les vertus de la rationalité communicatrice, il
réintroduit la discontinuité historique, la
spécificité du pouvoir, et l'importance des visées
politiques. Pour lui, nous ne pouvons comprendre les pratiques pragmatiques,
les arrangements collectifs, le fonctionnement des outils ou des
procédures en les isolant des objectifs et valeurs assignées
à l'action publique; mais surtout en oubliant les formes de
rationalité, ce qu'il appelle lui- même «les
régimes de vérité» qui structurent en profondeur
ces pratiques ou ces arrangements. C'est cette combinaison des outils, des
objectifs et des systèmes de rationalité qui définit la
«Gouvernementalite~»38 un art de
gouverner dont les formes changeantes sont indissociablement liées
à l'histoire: de même que Machiavel introduit une rupture radicale
par rapport au modèle politique de la Renaissance; de même ne
peut-on assimiler l'art de gouverner orienté par la Raison d'Etat
à celui qui se construit à partir du 1 8ème
siècle, autour de la conception libérale de la politique puis du
biopouvoir.
36 La «cybernétique» signifie au sens
propre "l'action de manoeuvrer un vaisseau" ou "l'action de diriger, de
gouverner" au sens figuré.
37 Karl Deutsch, The Nerves of Government,
New York, Free Press, 1963
38 Michel Foucault, De la
Gouvernementalité; Edition du Seuil 1989, Paris.
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