CONCLUSION
De la gouvernance politique à la gouvernance mondiale,
en passant par la gouvernance d'entreprise, nous avons vu que le politique est
dilué au sein de cette mouvance globalisante. Mettant de
côté les dérives d'instrumentalisation que l'usage du terme
peut développer dans ses champs d'application, récapitulons
plutôt les aspects épistémologiques du terme. En une
phrase, la gouvernance renvoie à un pouvoir distribué. À
un noyau de pouvoir unique et concentré se substituent des instances
multiples impliquées dans l'action publique. Dans le dispositif complexe
de la polyarchie, tous détiennent une partie de pouvoir, d'où une
opacité des mécanismes de décision et un brouillage des
frontières et des responsabilités. Si nous admettons que la
distribution du pouvoir fait partie de l'objet d'étude de la
gouvernance, on pourra dire que la théorie de la gouvernance offre une
portée critique, utile à l'examen ultérieur de
propositions. Il est clair que le succès du terme gouvernance et du
champ qu'il englobe dépasse les effets de mode ou de rattrapage de
quelques organisations pour le développement. Si la gouvernance a pu
servir à ces raisons, elle tient aussi, et c'est le plus important,
à une tentative de réponse aux nouvelles conditions historiques
de l'action publique mais surtout des nouvelles formes de participation dans un
contexte de globalisation.
En définitive, nous retenons que les différentes
approches, orientations et applications de la gouvernance appartiennent
principalement à trois champs d'utilisation de cette notion :
1. La gouvernance contractuelle du partenariat entre le
secteur public, le secteur privé et les organisations de la
société civile, prenant en considération les modes de
régulation, les niveaux et les instances de décision, et
récusant toute organisation ou tout contrôle centralisés.
Cependant, l'indétermination du concept, hybride et ouvert, doit
être considérée comme une occasion de dépasser le
manichéisme réduisant l'économique au marchand et le
politique au gouvernement ou à l'Etat, sans considérer la
pluralité dans les modes de participation à la vie politique et
économique.
2. La gouvernance du développement, promue
essentiellement par les institutions de Bretton Woods (BM et FMI) comme une
nouvelle forme d'intervention dans la sphère publique afin de
réduire les déficits de l'Etat et comme un outil
idéologique au service des politiques de privatisation. Mais en faisant
le discrédit des régimes démocratiques, non rodés
par l'usage, dont les Etats du Sud viennent de se doter ou qu'ils viennent de
restaurer et en décrétant également l'action de ces Etats
inefficace sinon corrompue, incohérente et contre-productive, les
financeurs de l'aide au développement (par ailleurs aujourd'hui en
échec) ne peuvent en aucun cas espérer un développement
harmonieux et durable de ces pays. Il faut que les promoteurs de la bonne
gouvernance tiennent compte des processus historiques de démocratisation
propres à chaque Etat, d'autant plus que les imperfections et manque de
performance de ces Etats restent discutables. En plus, le recours aux ONG et
aux entreprises ne doit pas se faire à la place de l'Etat, mais avec
l'Etat.
3. La gouvernance transnationale, aux niveaux régional
(Union Européenne) et mondial, se référant à un
nouvel ordre mondial. Dans cet ordre, la décision centralisée de
l'Etat fait place à la subsidiarité, le partenariat ou la
régulation.
Cependant, il est regrettable de constater la faiblesse des
études critiques sur la gouvernance menées jusqu'ici. De par
leurs orientations souvent instrumentalistes et financières, les usages
de la notion ont une forte tendance à privilégier l'approche
mécanique et normative, devenant le résultat automatique d'une
série de procédures, au détriment du développement
de la potentialité critico-analytique du terme. Les tentatives
d'innovation de ce concept pourront pallier les imperfections liées
à son appropriation surtout dans les pays du Sud ; mais aussi
une réelle compréhension de qui pourra
être immédiatement mise au service de la démocratie et de
la reformulation des politiques (démocratie cognitive, démocratie
dialogique, prise en compte de la gouvernementalité, etc.). Le
développement de cette approche gagnerait en effet à
s'élargir dans un cadre comparatif plus international. Il y aurait grand
intérêt à compléter la construction d'une nouvelle
matrice théorique avec des apports qui peuvent consolider sa pertinence.
Nous pensons à la ?gouvernométrie? de Aboubacar Yenikoye
Ismaël et de la ?gouvernance située? l'un de nos chantiers de
recherche avec Hassan Zaoual. Néanmoins, la théorie de la
gouvernance aura jusqu'ici provoqué un débat sur l'espace public,
les rapports de coopération, l'intérêt
général, la place de l'Etat, du secteur privé et des
organisations de la société civile dans le développement
des alternatives de régulation vis-à-vis de
l'hégémonie néolibérale.
Comme on le constate finalement à travers toutes ces
préconisations, la gouvernance suppose donc des changements structurels
et un ensemble d'innovations qui vont manifestement très au-delà
du bricolage pragmatique et des arrangements de terrain dans lesquels on la
cantonne généralement. Même si notre parcours sur la notion
de gouvernance reste sommaire, il a essayé de montrer pourquoi la
gouvernance est pour le moment un concept pas tout à fait établi,
capable d'avoir un statut scientifique à part entière à
certaines conditions qui se réfèrent essentiellement à son
développement substantiel et à celui d'une véritable
théorie critique, s'imprégnant d'historicité, se
référant à des contextes sociaux et culturels particuliers
et sachant déterminer précisément l'objet d'étude.
Son autonomie par rapport à des discours normatifs, mécaniques ou
issus d'une nature d'application technique est une autre exigence qui reste
à valider.
L'enjeu de la gouvernance doit être de faire
émerger des valeurs communes qui puissent présider aux conflits
d'identité. L'émergence d'une «communauté»
partielle et évolutive, portée par une idée du bien commun
et concrétisée par une action collective à l'égard
de biens publics globaux identifiés ensemble, est le moyen de redonner
du pouvoir et du sens à la démocratie. En un mot, il s'agit de
faciliter la collaboration entre l'État et la société
civile dans le but non seulement de rendre plus souple cette dynamique mais
aussi afin d'améliorer la régulation sociale. D'autre part, il
faut aussi assouplir les structures étatiques, réduire les
hiérarchies pour accroître l'autonomie et les
responsabilités aux structures locales afin de rendre de meilleurs
services aux citoyens. Enfin, il s'agit, dans le cas de la gouvernance
mondiale, de réduire les barrières économiques et
politiques entre les États dans le but d'augmenter les échanges
commerciaux plus équitables entre les pays et favoriser une
économie sociale et solidaire.
Ainsi, la théorie de
l'empowerment39, étudiant socialement les
capacités de devenir acteur de sa propre histoire, et celle des sites
symboliques pour la prise en compte des conditions mésologiques et
anthropologiques de chaque système dans le processus de
développement, sont fortement liées à la participation et
représente de ce fait une perspective adaptée aux nouvelles
conditions de la gouvernance démocratique globale face aux défis
actuels.
Dans ce cadre, l'économie solidaire participe-t-elle
dans ses relations avec les différents échelons de pouvoirs
publics, au développement de nouvelles relations partenariales et plus
globalement à l'émergence de nouveaux principes de gouvernance,
notamment dans le cadre de projets de développement local et initiatives
d'économie populaires en Afrique subsaharienne? Quelles modes
d'expression de l'intérêt général, faudra-t-il
envisager, à travers notamment la participation de nouveaux acteurs
locaux pouvant compléter les actions
39 « L'empowerment est un mot américain qui signifie
investir les gens de pouvoirs qu'ils puissent s'épanouir et donner le
meilleur d'eux-mêmes » (Scott et Jaffe, 1992, p.3).
traditionnellement dévolues aux pouvoirs publics
nationaux ? Comment dès lors qualifier les nouvelles formes de pilotage
au niveau local et quelle place attribuer aux acteurs de l'économie
sociale et solidaire ? Sont entre autres les questionnements qui guideront
notre démarche dans nos prochains documents.
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