Théorie de la Reconstruction Rationnelle. Programmes de Recherche et Continuité en sciences( Télécharger le fichier original )par Julien NTENDO BIASALAMBELE SJ Faculté de Philosophie St Pierre Canisius, KInshasa - Licence en philosophie 2007 |
III.1. Histoire, philosophie des sciences et reconstruction rationnelleIII.1.1. Histoire des sciences comme épistémologieLe fil conducteur de toute la reconstruction lakatosienne de l'histoire des sciences est l'affirmation kantienne selon laquelle : « la philosophie des sciences sans l'histoire des sciences est vide, l'histoire des sciences sans la philosophie des sciences est aveugle »195(*). Pour une reconstruction adéquate de l'histoire des sciences, il faudra que le philosophe des sciences se double de l'historien, et vice-versa. En d'autres termes, - et c'est là une conviction de notre auteur-, l'histoire des sciences et la philosophie des sciences doivent se mettre l'une à l'école de l'autre. Cette relation pose le problème du rapport entre ces deux domaines de la connaissance. Un recours à Kuhn et Canguilhem peut aider à clarifier cette problématique. Il s'agit de se demander par qui et pourquoi l'histoire des sciences doit être faite. En guise de réponse à la première question, Georges Canguilhem, affirme que le philosophe est l'historien de sciences par excellence196(*). Canguilhem explique : « Quant aux philosophes, ils peuvent être amenés à l'histoire des sciences, soit traditionnellement et directement par l'histoire de la philosophie, dans la mesure où telle philosophie a demandé, en son temps, à une science triomphante de l'éclairer sur les voies et moyens de la connaissance militante, soit plus directement par l'épistémologie, dans la mesure où cette conscience critique des méthodes actuelles d'un savoir adéquat à son objet se sent tenu d'en célébrer le pouvoir par le rappel des embarras qui en ont retardé la conquête »197(*). La philosophie offre un cadre critique de lecture du parcours historique des sciences, de leurs moments de triomphe ou de piétinement, de la validité de leurs méthodes. En ce sens, conclut Canguilhem, la philosophie des sciences - mieux que l'histoire et la science- entretient un rapport plus direct avec l'histoire des sciences. Répondant à la question « pourquoi ?», Canguilhem évoque trois raisons pour faire l'histoire des sciences198(*). La troisième, qui est la plus importante, est la raison philosophique : l'histoire des sciences doit être faite en rapport avec l'épistémologie, car : « sans référence à l'épistémologie, une théorie de la connaissance serait une méditation sur le vide et que sans relation à l'histoire des sciences une épistémologie serait un doublet parfaitement superflu de la science dont elle prétendrait discourir »199(*). Ceci revient à affirmer, une fois de plus, un rapport intrinsèque entre histoire des sciences et philosophie des sciences entendue comme épistémologie. Canguilhem rejoint ici l'affirmation kantienne qui fonde la pensée d'Imre Lakatos. Canguilhem renchérit en affirmant que ce rapport entre interne et direct peut s'exprimer en deux modes. L'histoire des sciences comme mémoire de la science, peut d'abord être conçue comme le laboratoire de l'épistémologie : faire l'histoire des sciences, c'est « mettre l'esprit en expérience...faire une théorie expérimentale de l'esprit humain »200(*). L'histoire des sciences est donc ce laboratoire, cet ensemble de construction où s'exerce l'esprit humain. En ce sens, l'histoire devient comme un « microscope mental » qui opère le grossissement des découvertes scientifiques et détecte la part du rationnel et de l'irrationnel dans les faits déjà construits201(*). Ensuite, l'épistémologie permet de dégager la fonction et le sens de l'histoire. Ceci explique le recours au « modèle du tribunal ». Le rôle de l'épistémologie est alors « de fournir le principe d'un jugement, en lui enseignant de parler le langage dernier parlé par la science (...) et en lui permettant ainsi de reculer dans le passé jusqu'au moment où ce langage cesse d'être intelligible ou traduisible en quelque autre, plus lâche ou plus vulgaire, antérieurement parlé. (...) Sans l'épistémologie, il serait donc impossible de discerner deux sortes d'histoires dites des sciences, celles des connaissances périmées, celle des connaissances sanctionnées, c'est-à-dire encore actuelles parce qu'agissantes »202(*). L'épistémologie est alors une instance critique de l'histoire de sciences. Par ailleurs, c'est la deuxième tâche que lui assigne Hans Reichenbach, lorsqu'il parle de la fonction analytique de l'épistémologie. Elle aide la science à opérer une critique sérieuse de ses méthodologies, de sa connaissance et de ses prétentions à la vérité et à la validité. Cette critique conduit à dégager une structure permanente de connaissances sanctionnées ou établies. Pour le dire avec Thomas Kuhn, l'histoire des sciences s'intéresse à l'évolution des idées, des méthodes et des techniques scientifiques, c'est-à-dire au noyau central qui détermine ce qui est proprement scientifique et qui constitue un « savoir solide » qui fait l'objet de la philosophie des sciences203(*). L'histoire des sciences et la philosophies des sciences visent alors à dégager les structures du savoir qui rendent compréhensibles et plausibles les faits scientifiques. Ces structures sont à la fois une source fiable pour une reconstruction rationnelle et même une reconstruction rationnelle. L'histoire des sciences est donc et déjà une épistémologie. Lakatos conclut alors en affirmant la primauté de la philosophie des sciences sur la psychologie. Car, la philosophie des sciences fournit à l'historien des méthodologies qui l'aident à reconstruire l'histoire interne et à produire une explication rationnelle de la croissance interne. Si toutes les méthodologies peuvent être évaluées à l'aide de l'histoire, toute reconstruction rationnelle exige que l'histoire normativo-interne soit complétée par l'histoire externe. * 195 LAKATOS, I., Histoire et méthodologie des sciences..., p. 185. * 196 Pour Canguilhem, la question « qui ? » entraîne une deuxième question, à savoir : « où faire l'histoire des sciences ? » D'abord, du point de vue de la destination, c'est à la faculté des sciences que se fait l'histoire des sciences, ensuite à la faculté de philosophie, du point de vue de la méthode et, enfin, à la faculté d'histoire. Il précise que la faculté de philosophie est le lieu par excellence d'apprentissage de l'histoire des sciences, par le fait que le savant et l'historien ne s'intéressent à l'histoire de science que par voie latérale. Il leur faut un minimum de philosophie pour aborder l'histoire des sciences. (Cfr. CANGUILHEM, G., Etudes d'histoire et de philosophie de science, p. 10. * 197 Idem, p. 11. * 198 La première est une raison historique qui consiste à faire l'histoire des sciences comme un discours visant d'abord à vérifier un secteur délimité de l'expérience ; ensuite - une raison purement académique- à dégager la paternité intellectuelle d'une découverte scientifique. La deuxième raison est scientifique : pour établir l'originalité et l'objectivité d'une découverte scientifique. Au demeurant, que le savant qui aboutit à une découverte expérimentale doit interroger les sciences pour savoir si l'expérience n'a pas été tentée par des prédécesseurs, et par conséquent, si sa découverte en est vraiment une, et originale. Ibidem. * 199 Idem, pp. 11-12. * 200 Ibidem. * 201 Idem, pp. 12-13. L'expression « microscope mental » provient de Lafitte. * 202 Idem, p. 13. La distinction de deux types d'histoire de sciences relève de l'épistémologie dialectique de Gaston Bachelard. Koyré épouse ce point de vue. Cependant, sans s'investir dans l'aspect dialectique, Koyré et Meyerson insistent sur la continuité de l'histoire sanctionnée des sciences, car c'est en fonction de la permanence d'une structure continue qu'on parle de rationalité scientifique. Cfr. Idem, pp. 1-14. * 203 Cfr. KUHN, T. S., Tension essentielle, pp. 44-45. |
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