Théorie de la Reconstruction Rationnelle. Programmes de Recherche et Continuité en sciences( Télécharger le fichier original )par Julien NTENDO BIASALAMBELE SJ Faculté de Philosophie St Pierre Canisius, KInshasa - Licence en philosophie 2007 |
I.3.3.2. Traits nouveaux de la version sophistiquée.Primo, elle n'insiste pas sur une falsification à tout prix, ni sur la souveraineté des résultats expérimentaux. Pour elle, la falsification dépend de l'apparition de théories meilleures prédisant des faits nouveaux. Dans ce sens, la falsification n'est plus une simple relation entre une théorie et un énoncé de base, mais une relation multiple entre des théories concurrentes, la « base empirique » originale et la croissance empirique résultant de cette concurrence92(*). Aussi, au lieu de rejeter les théories, Lakatos propose d'activer la critique et la concurrence. La falsification revêt donc un caractère historique. Secundo, la version sophistiquée réévalue le rôle de l'expérience. Ce sont généralement les éléments de contre-preuve qui occasionnent la réfutation des théories. Mais le concept même d' «éléments de contre-preuve » entendu comme un résultat expérimental, mérite d'être revisité, voire redéfini. Car, d'après Lakatos, un « élément de contre-preuve de T1 » est un exemple corroborant de T2 qui soit n'est pas compatible avec T1 , soit est indépendant de T1. Un élément de contre-preuve n'est un élément crucial, pertinent qu'au coeur des anomalies, et sa crucialité est déterminée avec un certain recul à la lumière de la théorie qui a supplanté l'autre. Ainsi, la reconnaissance de la crucialité d'une expérience est un processus de longue durée et qui nécessite une relecture de l'histoire des séries de théories en jeu. Tertio, la corroboration supplémentaire est un élément de grande importance dans la version sophistiquée. Ce que cette version apprend des théories, ce n'est ni le nombre d'éléments de preuve qui les confirment (puisque de théories réfutées on n'apprend rien), ni de savoir si elles sont réfutées ou non ; mais plutôt les faits inédits que la théorie prévoit. Le seul élément pertinent est celui prévu par la théorie elle-même. Le caractère scientifique ne peut donc être dissocié du progrès théorique93(*). Enfin, la version sophistiquée présente de nouvelles normes d'honnêteté intellectuelle94(*). Elle aborde les théories à partir de points de vue divers et mise sur celles qui sont capables des prédictions empiriques les plus puissantes. Cette version est, pour cela, héritière de plusieurs traditions épistémologiques dont elle retient les éléments les plus pertinents : « Des empiristes, il [le falsificationnisme méthodologique sophistiqué]95(*) a hérité sa détermination à apprendre d'abord de l'expérience. Il a pris de l'école de Kant sa manière activiste d'aborder la théorie de la connaissance. Les conventionnalistes lui ont enseigné l'importance des décisions en méthodologie96(*) ». Bien qu'héritière du conventionnalisme, la version sophistiquée réduit sensiblement la part de convention dans la méthodologie scientifique. Alors que la version méthodologique naïve tient aux cinq décisions (deux portant sur la détermination de la base empirique et trois sur la réfutation), la version sophistiquée a besoin d'un nombre très réduit. Elle considère comme redondantes les décisions du quatrième et du cinquième type97(*). D'abord parce que c'est un accroissement de contenu qui permet d'éliminer une théorie complexe non concurrente, ensuite parce que l'essentiel de cette version ne porte pas sur la réfutation des théories. Au contraire, « Nous conservons une théorie syntaxiquement métaphysique aussi longtemps que nous pouvons expliquer les cas problématiques en les modifiant de façon à augmenter le contenu dans les hypothèses auxiliaires qui leur sont attachées98(*) ». En ce sens, la modification de ces hypothèses auxiliaires peut opérer un déplacement théoriquement et empiriquement progressif. Une théorie syntaxiquement métaphysique peut donc être conservée comme noyau dur d'un programme de recherche. Il reste donc les trois premières décisions. Le falsificationniste dogmatique y tient mordicus, la version sophistiquée les retient mais en réduisant la part de convention dans les décisions du deuxième et du troisième types99(*). Ces décisions sont vitales pour déterminer la progressivité et la dégénérescence empirique d'un déplacement de problème. Cependant, l'élément conventionnel, c'est-à-dire leur caractère arbitraire, peut être attenué par ce que Lakatos appelle la procédure d'appel. * 92 Cfr. Idem, pp. 43-44. * 93 Cfr. Idem, p. 48. Une théorie qui prédit des faits nouveaux est une théorie qui progresse si une partie de ces faits sont corroborés par l'expérience. Le lien entre progrès empirique et progrès théorique est déjà présent chez Leibniz et chez d'autres chercheurs. Mais pour Lakatos, le point de vue de Leibniz est encore loin de la forme achevée du falsificationnisme méthodologique sophistiqué. * 94 Rappelons que le code d'honneur du justificationnisme exigeait que rien de non prouvé ne fût accepté comme scientifique. Le probabilisme ou néo-justificationnisme voulait qu'on spécifiât la probabilité des hypothèses à la lumière des éléments de preuve empirique dont on dispose. Dans le falsificationnisme dogmatique, l'activité scientifique consiste à tester toutes les théories par rapport à la base empirique certaine, évidente et faite des lois de la nature. Pour le falsificationnisme méthodologique naïf, l'important est la mise à l'épreuve des théories falsifiables afin de décider du rejet de celles qui sont infalsifiables. * 95 Le texte entre crochets est ajouté par nous. * 96 LAKATOS, I., Histoire et méthodologie de sciences. Programmes de recherche et reconstruction rationnelle, p. 48. * 97 La décision du quatrième type est redondante, car dans le cas d'une théorie avec clause ceteris paribus qui entre en conflit avec les énoncés de base, le chercheur ne peut décider de la partie de la théorie à remplacer. Ce n'est que par un accroissement de contenu expliquant l'anomalie, et que la nature corrobore, qu'on peut éliminer et réfuter une théorie complexe. De même, la cinquième décision méthodologique portant sur l'évaluation, la conservation et l'élimination des théories métaphysiques est également superflue et sans utilité dans la mesure où ces théories peuvent servir de base d'un programme de recherche. Cfr. Idem, pp. 51-52. * 98 Idem, p. 52. * 99 La deuxième porte sur la distinction entre propositions d' « observation » et propositions « théoriques ». La troisième concerne la valeur de vérité des propositions d' « observation ». |
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