B- Un phénomène de rite ?
« Le mot latin Ritus désignait d'ailleurs
aussi bien les cérémonies liées à des croyances se
rattachant au surnaturel que les simples habitudes sociales, les us et coutumes
(rites marasque) c'est à dire des manières d'agir se reproduisant
avec une certaine invariabilité85 »
Pour Jean Cazeneuve, il faut considérer la
répétition comme l'élément caractéristique
du rite et comme sa vertu principale. Nous avons vu que les visionnages
collectifs organisés par les groupes d'adolescentes relèvent
d'une certaine ritualisation, d'une socialisation adolescente. Cette
ritualisation adolescente avait d'ailleurs été observée
par Claude Rivière86 : « dans le parcours adolescent
s'observent des tentatives de ritualisation à travers la reconstitution
du symbolique, lorsque vacille les repères
83 LEGROS Patrick, MONNEYRON Frédéric,
RENARD Jean-Bruno, TACUS SEL Patrick, Sociologie de l'imaginaire,
Armand Colin, Paris, 2006, p.33.
84 WINNICOTT, D.W, Jeu et
réalité, Folio essais, Paris, 1971,276 p.
85 CAZENEUVE, Jean, Sociologie du rite,
Presses Universitaires de France, Paris, 1971 p.13
86 RIVIERE, Claude, Les Rites Profanes,
Presses Universitaires de France, Paris, 1995, p. 137.
sociaux et que défaille l'image du père
contraignant. Et dans les pratiques rituelles communautaires finit par
émerger l'ordre marqué par le respect des codes, des interdits et
de certaine manière d'être. »
Claude Rivière indique par la suite que les
séries d'actes ordonnés ont des effets structurants puisqu'ils
éprouvent la mise en relation des individus, l'échange avec
autrui et qu'ils impliquent « l'acteur dans la construction d'un
signifié et dans le symbolisme mobilisé par le rite. Il [le rite]
est à la fois opérateur d'existence et matrice de goûts et
de comportements ». (p 137)
De fait, il semble que le rôle joué par le
regroupement autour d'un objet culturel soit un vecteur de communication,
d'intégration et d'évolution.
Dans la mesure où nous étudions le mode de
réception et les usages du film fétiche, il convient de nous
pencher sur la dimension ludique élaborée autour du film et
de sa collection. D. W. Winnicott utilise le terme d'expérience
culturelle " en y voyant une extension de l'idée de
phénomènes transitionnels et de jeu87" le
psychanalyste critique évoque l'importance de l'imaginaire et du jeu
durant les périodes transitionnels : " c'est en jouant, et c'est
seulement en jouant, que l'individu, enfants ou adultes, est capable
d'être créatif et d'utiliser sa personnalité tout
entière. C'est seulement en étant créatif que l'individu
découvre le soi88 ».
Nous pensons que la mise en scène de ces rassemblements
collectifs89 répond à cette dimension ludique et agit
ainsi dans le mode de réception. Ainsi, nous proposons-nous ce
schéma, qui reprend les principales idées que nous avons
développées autour du mode de réception et du comportement
de la spectatrice :
87 WINNICOTT, Donald Woods, Jeu et
Réalité, Folio Essais, Paris, 1971, p. 184 ;
88 Op, cit p .110
89 rassemblements qui font l'objet d'une organisation
: lieu, absence de parents, logistique alimentaire... Autant
d'éléments qui font de ces rassemblements des mises en
scène de la réception.
Spectatrice
(2) mise en scène du moment de
réception cf. D.W Winnicott
(0)
(1) Assimilation
Film- fétiche Dirty Dancing
(0) : premier visionnage initiatique ludique
(1) Visionnages récurrents : assimilation et
collection
- valeurs transportées par le film
« Fenêtres » de l'esprit :
l'interprétation se développe
(2) Mise en scène du moment de réception par le
procédé ludique
(Soirées entre filles, jeu de
théâtralisation, distanciation « regard oblique »,
partage des apports de la réception)
Ce schéma tente d'établir une
représentation du mode de circulation de l'oeuvre dans le cas d'un
film-fétiche, dont le visionnage est récurrent. Il tend à
montrer que le moment de réception est mis en scène au vu des
apports successifs du film, ce qui confère à la spectatrice une
fonction active, à la fois dans sa carrière de spectateur (Ethis,
2006) et vecteur de diffusion auprès de sa sphère sociale.
Au fur et à mesure des visionnages, et ce, en
particulier en public, le spectateur tend à montrer qu'il est
spécialiste90 du film qu'il dit lui-même
être son film-fétiche. Par la mise en scène du moment de
réception, le spectateur pour qui « ce n'est plus la
première fois » va tenter d'inclure le néophyte en
partageant avec lui ses « moments forts » du film, ce qu'il l'a
touché particulièrement.
Le mode ludique, parfois même le jeu
théâtralisé, dont fait l'objet la réception de
Dirty Dancing crée un sentiment de partage entre les
spectateurs. Ainsi, chaque participant au visionnage du film fétiche est
dans une situation d'attente, puisqu'il espère partager et communiquer
ce qu'il préfère du film.
De même, la connaissance que chacun a du film fait
naître une émulation. "Dans le cas du film" culte" vu à
plusieurs reprises, certaines répliques sont déjà connues
des téléspectateurs rassemblés. Le moment de leur
actualisation dans le film suscite un processus d'anticipation qui crée
l'attente de la réplique et va jouer une fonction de mobilisation des
partenaires de réception plus novices dans l'interprétation du
film91 ".
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