Chapitre II :
Entre « regard spécialiste » et
fascination
« La figure du collectionneur acquiert une aura
culturelle équivalente à celle du connaisseur81
». Jean-Marc Leveratto
Sans pour autant avoir un statut de spécialiste du
cinéma, un collectionneur peut avoir un propos oblique, voire «
critique », construit et surtout, nous apporter un bon nombre de
connaissances sur l'objet. Ce propos critique s'appuie naturellement sur le
sentiment d'accès au film qui habite le spectateur. La relation au film
se construit de manière individuelle et chacun tente de montrer une
conception différente, des émotions forcément autres que
celles ressenties par tout autre spectateur.
A- l'opinion du collectionneur
Vingt ans après sa sortie en salles, Dirty
Dancing alimente les propos, notamment ceux tenus sur Internet, dans des
forums, sur des sites spécialisés. Les sites consacrés au
cinéma offrent un lieu de « parole ouverte » : si le
spectateur fréquente ce site, c'est qu'il a déjà une
connaissance cinématographique. Il tient à la partager, à
la faire connaître.
Aussi, certains commentaires, certaines critiques font preuve
d'un lyrisme étonnant. Les commentaires laissés à propos
de films comme Dirty Dancing sont particuliers. En effet, ce ne sont
pas des commentaires d'actualité, ce ne sont pas des réactions
à vif sur une nouveauté. À leur lecture, on voit qu'elle
relève d'une analyse interne de l'individu. Cet individu qui s'est
lui-même interrogé sur le pourquoi de son amour pour un film.
81 LEVERATTO, Jean-Marc, La Mesure de L'art :
sociologie de la qualité artistique , La Dispute, Paris, 2000,
p.319
Nous avons choisi d'extraire un commentaire du forum
consacré à Dirty Dancing sur le site
"Allociné82", afin d'illustrer notre propos.
« Le film fétiche, sacré comme un
secret, comme un souvenir précieusement gardé et imprimé
tendrement dans le coeur d'un nombre incalculable de filles, de jeunes filles,
de femmes, laissant les garçons déroutés,
incompréhensifs devant cet engouement féminin pour cet objet que
d'aucun pourrait considérer, peut-être à juste titre
d'ailleurs, comme une mièvrerie. Quelle fille n'est pas tombée
amoureuse de Swayze, laquelle n'aurait pas voulue se retrouver un jour conduite
par lui au milieu d'une piste de danse ? Mais quel garçon n'a pas
secrètement rêvé d'avoir le déhanchement
magnétique de Swayze ? Ce film est incroyable parce qu'il cristallise la
jeunesse d'une manière éblouissante et naturelle, pure et
intense, sans aucun cynisme et, miraculeusement, le film fonctionne et ce d'une
manière absolument prodigieuse et dévastatrice. L'époque
et la musique des 60s en adéquation complète avec le propos du
film : l'illustration d'un Eden, d'un bouquet d'affection dont le parfum reste
comme un souvenir de vacances et le film lui- même est comme une fontaine
de jouvence, un espace idéal pour mettre de côté les
soucis, le cynisme de la vie quotidienne en laissant place à la
fraîcheur et à la nostalgie. La douce folie et la romance du
couple candide sont communicatives. Les deux comédiens sont à ce
titre prodigieux quand ils font ressortir simultanément toute leur
sensualité et leur innocence : un exploit rare ! Alors on pourra bien
sûr rire et pouffer sans honte devant ce spectacle, mais c'est tellement
mieux de se laisser aller aux rythmes de la splendide B.O. en se faisant porter
par le charme magique des pas de Bébé et de Johnny, les coeurs
à l'unisson jusqu'au final, comme un feu d'artifice.
Commentaire de Omael, membre des forums « Allociné
»
Entre commentaire lyrique et analyse cinématographique,
il est intéressant de voir la manière dont propos peut perdurer
autour d'une oeuvre de deux décennies. De plus, l'internaute utilise de
son propre chef les termes « film fétiche » : cette
terminologie est donc ancrée dans le lexique cinéphile de
description d'une oeuvre, et c'est cette terminologie qu'il choisit pour
analyser Dirty Dancing.
82 Allociné est un portail Internet : un
site proposant des liens vers d'autres sites plus spécialisés, en
particulier les sites officiels de films. Allociné propose des
bandes-annonces, photos, fiches techniques de films mais également des
critiques et des forums de spectateurs.
Cette critique est intéressante dans la mesure
où elle n'occulte pas les facettes négatives du film, à
savoir les lieux communs du cinéma américain et les
stéréotypes adolescents. Elle offre un panel des sentiments ou
des émotions ressenties à la réception du film. Cependant,
la connaissance du collectionneur ne s'arrête pas à son
introspection cinématographique ou au développement de son sens
critique.
Si chacun a sa manière de raconter le film, un
collectionneur peut même parfois aller jusqu'à la
théâtralisation, ce qui peut témoigner de sa connaissance
du film. C'est également pour l'individu le moyen de montrer sa
capacité d'appréhension d'un film et à quel point il le
connaît.
Est-ce que tu discutes des films que tu as aimé ou
que tu aimes avec tes amis, ta famille, tes collègues ?
Heu... oui, oui, oui ! On refait des... des passages des films
des fois !
C'est important pour toi de rejouer les passages des
films?
Ouais, parce que c'est rigolo ! Genre le film La famille
Adams (rires) L'arrivée du bébé sur son train
(rires), quand il va ce faire éjecter du haut de, de, de leur maison par
Mercredi... hein ou par Pugsley, je ne sais plus, et où on le voit
arriver "tin tin tintin" habillé en, en petite fille... hein, celui
là le je passais en boucle ce passage là ! (rires) Ah oui parce
que c'est ça ! C'est Mercredi qui va le, l'installer à la
guillotine et le petit va arrêter la lame avec ses deux doigts... (Rires)
Alors d'autres films que j 'ai refais, euh..., bah dans Dirty Dancing
justement le, le passage ou elle sort de, de son cours de danse, elle descend
les escaliers et, ou alors quand elle y va, je ne sais plus... et ou elle...
elle regarde à gauche, à droite, et puis elle fait un "uuit"
(elle mime) avec sa jambe... J'adore ce passage là !
Marion, 20 ans
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La théâtralisation tel que nous la raconte Marion
nous montre que les apports du film ne s'arrêtent pas à une vision
romanesque et romantique du film, ou du moins pas seulement. Ici, il est
question de donner à voir des moments du film, de faire part de
sa
représentation des choses. Le mode ludique dans lequel
elle se situe est révélateur de son imaginaire, dans le sens ou
il a été stimulé par les apports du premier visionnage du
film. : « "L'imaginaire intervient dans tous les processus de la
socialisation parce que les affects gouvernent les croyances et les
désirs, stimule l'action des sujets, et déterminent un mouvement
universel au sein duquel se combinent les caractères de base de
l'existence dans sa totalité : la répétition et la
différenciation83" à l'instar de Marion,
théâtraliser une partie d'un film est un exemple de socialisation
dans le sens où la jeune femme utilise sa connaissance du film pour en
faire un lien social entre les individus. Même s'il ne connaît pas
le film, l'interlocuteur sera interpellé par le mode ludique de la
situation de communication :" on peut conclure que c'est seulement en
jouant que la communication est possible84" selon D.W.
Winnicott (1971-p.110) la théâtralisation, vécue comme un
jeu, devient aussi un prétexte à communication à la fois
autour du film mais également autour du propos du film.
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