Chapitre I
La dimension temporelle
A- Un film qui grandit avec soi
En moyenne, les rencontrées ont regardé
Dirty Dancing autour de 12 ans et continuent de le regarder. Ce qui,
pour la plupart, constitue un espace temps relativement important. Si les
spectatrices trouvent toujours du plaisir à le regarder, elles avouent
elles-mêmes ne pas le regarder avec les « mêmes yeux » ni
pour les mêmes raisons. Ce qui nous intéresse, c'est
l'évolution de la réception à travers les âges.
Emmanuel Ethis pose la question dans son ouvrage Les Spectateurs du
Temps75 :
«. Qu'a-t-on fait de tous ces disques, de tous ces
livres et de tous ces films que l'on encensait quand on avait quatorze ans et
qui représentaient si bien l'adolescent que l'on était ? On les
contemple désormais en leur prêtant une désuétude
quelque peu insolite, composée d'un rapport familier auquel se
mêle un sentiment «d'inquiétante
étrangeté76»; ils nous rappellent à la
fois au souvenir attendri de ce que l'on a été tout en nous
blâmant violemment du reniement qu'on leur impose sous la pression d'une
sorte d'obligation indéfinissable. (p 67)
À la fois retour en arrière attendri, et regard
critique sur ce que nous avons été, les objets
culturels fétiches se prêtent aussi à l'épreuve du
jugement, aussi terrible soit- elle. Il en est exactement de même pour
les spectatrices de Dirty Dancing. Si elles assument leur choix, elles
n'en demeurent pas moins critiques.
75 ETHIS, Emmanuel, Les Spectateurs du temps,
L'Harmattan, Paris, 2006, 316 p.
76 Emmanuel Ethis fait sans doute ici
référence à l'ouvrage de Freud L'Inquiétante
étrangeté (FREUD, Sigmund, L'inquiétante
étrangeté (Das Unheimliche), Gallimard, Paris, 1933, 244
pages).
Cette notion freudienne désigne l'affect dont fait
preuve un individu lorsque ses complexes infantiles refoulés
sont ranimés par un élément extérieur. Cette
notion développée par le psychanalyste illustre sa théorie
du refoulement qui interroge la place du refoulé dans le réel,
vécue par chaque individu.
« (...) Et le moment où ils sont dans l'eau
aussi... voilà ! Et bien sûr la phrase de fin : « on ne
laisse pas bébé dans un coin » ou « seule dans
un coin » ou un truc comme ça (rires) C'est des trucs que
t'aime bien à 14 ans mais quand j'en avais 18, je trouvais ça
complètement con...
En fait, tu n'as plus du tout le même regard
maintenant qu'à l'adolescence, finalement...ce qui te faisait fantasmer
à l'adolescence...
...me fais hurler de rire maintenant ! Si ça se trouve, ce
qui me fait fantasmer maintenant me fera hurler de rire dans quelques
années... »
Mélanie, 28 ans
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« J'ai une réplique qui me plaît beaucoup,
c'est celle du père de bébé, qui lui dit... Quand il parle
des jeunes... Il lui dit : « c'est une bande de margoulins !
» La bande de margoulins, me fait mourir de rire à chaque fois ! Je
trouve que cette expression est merveilleuse... Personne n'utilise ce mot, mais
margoulins c'est génial! Après, à part «personne
ne laisse bébé dans un coin », il y a aussi la
réplique magnifique de bébé qui dit ça à
Johnny « tu n'as pas à courir après ta vie comme un
cheval au galop !! » Ça, quand elle lui dit, ça me
laisse sans voix... Franchement, le coup du cheval au galop... C'est un truc,
j'aimerais bien le replacer... Maintenant, j'en rigole beaucoup ! Avant,
ça me faisait franchement rêver, quand j'étais petite...
Mais maintenant, quand tu prends du recul... Enfin, surtout au niveau du
texte... Parce que le coup du cheval au galop ! Je trouve ça très
bon !»
Delphine, 24 ans
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À l'image de Mélanie et de Delphine, les
spectatrices jettent un regard, parfois cynique, parfois moqueur : un «
regard oblique » (Hoggart, 1970). Avec le temps, elles ont
changés... Et l'idée qu'elles se font du film aussi. Cependant,
il est important de noter que toutes reconnaissent encore apprécier ce
film. Nous pouvons donc supposer que le regard critique ne se pose pas sur
l'objet culturel en tant que tel, mais sur la jeune fille dans le miroir.
En effet, si elles ont aimé le film pour telle ou telle
raison durant leur adolescence, ces raisons premières
(l'histoire-d'amour-impossible-mais-qui-finit-bien) ont évoluées
: elles aiment le film parce qu'elles s'en souviennent : elles
apprécient de se baigner une nouvelle fois dans cette eau fraîche
de leur jeunesse : d'où, outre le cynisme plus ou moins exacerbé
par la situation d'enquête, le regard nostalgique sur cette «
innocence perdue » :
« Quand je l'ai revu, ça m'a fait repenser
à l'état d'esprit dans lequel j'étais, quand j'avais 12,14
ans ! Tu vois, je me disais... Je voyais les choses vachement comme ci,
vachement comme ça... Et en fait, la vie est devenue plus difficile !
Maintenant... Tu vois, je regarde avec un regard critique... Et surtout je
regarde ce que je n'avais pas vu dans le film, à 12, 14 ans...(...)
Parce qu'il y avait vraiment... Parce qu'elle était vraiment entre deux
: elle était tiraillée ! Donc, maintenant je le regarde
différemment ce film, et je pense qu'il n'était pas très
adapté à des petites jeunes... Mais je pense, je trouve que c'est
très bien de rêver, on ne rêve pas assez... Ben, je trouve
que ouais... Tu vas prendre un pot avec quelqu'un et systématiquement,
il faudrait qu'il se passe quelque chose dans la soirée... alors que
là, dans le film... Elle en tombe amoureuse ! Et je trouve que c'est
bien ! Je trouve que de plus en plus, on ne tombe pas amoureux avant ! C'est
l'histoire du prince charmant... Le prince charmant, on nous en a parlé
avant ! C'est une analyse toute bête ! On t'en a parlé quand on
était petites alors du coup, toi tu attends, tu attends... Et puis
finalement, ce n'est pas comme ça que ça se passe... C'est la
théorie des contes de fées, du psychologue... Bon ben finalement,
on nous abreuve de trucs... Et c'est sur, qu'elle a le coup de foudre
départ, elle le voit, il est beau... C'est vrai, Patrick Swayze, il
était beau... Il était danseur, lui, au départ... Et
c'était joli...Si ça pouvait être comme ça tout le
temps ! »
Valérie, 35 ans
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En appliquant, a posteriori, sa
propre expérience de la vie sur sa première réception du
film, les spectatrices se projettent quelques années en arrière,
et quand elles évoquent l'héroïne du film... C'est aussi
l'adolescente qu'elle a été. Dans le discours, il y a une fusion
entre les actes de l'héroïne fictionnelle et leurs
rêves de jeune fille. Cette observation rejoint l'hypothèse
défendue par Serge Tisseron selon laquelle c'est le spectateur qui
fabrique la confusion entre fiction et réalité :
« En fait, si un spectateur s'imagine toujours
à la place des personnages représentés, c'est parce qu'il
n'est capable de s'intéresser à des images qu'à la
condition d'établir des liens entre ce qu'il voit et ses propres
expériences. Autrement dit, le mouvement qui pousse en spectateur
à s'intéresser à un spectacle passe toujours d'abord par
l'annulation de la distinction entre réalité et fiction,
même si celle-ci est rétablie dans un second temps. Il cherche
à tout moment des analogies entre ce qu'il éprouve et pense, et
ce que les personnages engagés dans les diverses situations
représentées peuvent penser ou éprouver77"
(p.76)
La jeune héroïne de Dirty Dancing
présente et représente l'archétype de la jeune femme
occidentale contemporaine que les adolescentes ont voulu ou ont pu «
vouloir être ». Aujourd'hui, parfois plus de 10 ans après
leur premier visionnage, les spectatrices ont fait la rupture entre ce qu'elles
auraient voulu être est ce qu'elles sont, ce qu'elles ont vécu
déterminant à la fois ce qu'elles sont devenues et ce qu'elles
pouvaient souhaiter devenir. C'est cette « distanciation relative »
dans la réception du film qui peut expliquer la différence de
jugement aujourd'hui sur le film.
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