B- Le totem adolescent ou la construction d'une
identité groupale ?
Dans son ouvrage les Formes élémentaires de
la vie religieuse56, Émile Durkheim tend à
construire une théorie générale du sacré de la
religion. Parmi un certain nombre de concepts, il évoque la notion de
totémisme pour définir les formes de religion primitive et les
structures de celle-ci. Par totémisme, on entend l'organisation d'un
clan, d'un groupe ou d'une tribu autour du "totem57". Durkheim
rappelle que la notion de totémisme est le nom d'un culte auquel les
ethnographes ont donné ce nom (p. 124). À ce stade de la
réflexion, nous pouvons supposer que considérer Dirty
Dancing ou plus généralement « le film-fétiche
» comme un totem, donc assujetti à un culte, serait sans doute
aller trop loin dans la réflexion. Par contre, Durkheim admet qu'«
une amulette a un caractère sacré, et pourtant le respect qu'elle
inspire n'a rien d'exceptionnel ». Il apparaît donc que l'amulette,
souvent objet quelconque, corrobore avec une pratique plus rituelle. Même
si nous ne pouvons pas proprement parler de totémisme, et surtout de
totem adolescent, nous pouvons envisager de considérer le
film-fétiche comme amulette collective, ce qui nous forcerait à
considérer sa particularité d'une part et le fait qu'il soit
partagé par un groupe.
55 L'économie d'une oeuvre peut être
envisagée du point de vue marxien puisque pour l'étudier nous
pouvons utiliser le schéma « production-distribution-consommation
» propre à à l'étude de l'économie bourgeoise
de Marx. Le terme objet-là a été introduit par
David Morin-Ulmann (2007)
56 DURKHEIM, Emile, Les Formes
élémentaires de la vie religieuse, PUF, 1960, Paris, 647
p.
57 Le totem tel qui a été
évoqué par Durkhem dans Les Formes élémentaires
de la vie religieuse est en général un être, animal ou
biologique, qui a pour fonction de représenter l'entité qui
protège la tribu, ou l'ancêtre.
Qu'il soit individuel ou collectif, nous allons à
présent voir que le film fétiche pouvait n'être que
l'élément autour duquel le groupe se réunissait. En effet,
selon les jeunes filles interviewées, il était important de le
connaître parce qu'il faisait partie de la culture :
« Pour moi, ça fait carrément partie des films
que tu dois voir... Je pense que c'est un film que tout le monde
connaît... Même si tu ne l'as pas vu, on te sort le titre du film
et tu vois ce que c'est... Mais bon, je dirais que 90 % des filles ont dû
le voir... Mais je pense que ça fait partie du patrimoine
cinématographique ! » Rachel, 24 ans
En admettant que le groupe de filles qui se
réunissaient autour du film le connaissent déjà bien, nous
pouvons supposer que le film fétiche n'était qu'un
prétexte58 à la réunion du groupe.
Comment se passaient ses soirées entre filles
?
(...) Donc, on se retrouvait chez les unes ou chez les
autres... (...) c'étaient les pures soirées de filles, comme on
voit dans les feuilletons américains ! Avec le concombre sur la
tête, en regardant des films, en mangeant du pop-corn... Et en mangeant
le pot de glace à la cuillère ! C'était vraiment
histoire de se retrouver, de discuter, plus que d'échanger sur le
film... C'était plutôt pour échanger à
côté... C'était une base quoi ! C'était une base de
discussion, et de décontraction de l'atmosphère !
C'était vraiment gnangnan ! On s'identifiait vachement au personnage,
donc forcément, tu t'imagines toi... Et tu extrapoles vachement... Et
puis surtout, chacune apporte son petit grain de sel par rapport à son
histoire du moment... Ou quoi ou qu'est-ce... Vraiment, on s'identifie à
la nana... Parce qu'on était toute un peu comme elle... Avec nos jupes
plissées, et nos serre-têtes ! Et nos petits cols Claudine ! On se
disait : « nous aussi, un jour on va tomber amoureuse d'un avec... Et nous
aussi on va le faire changer ! Au début il va être rebelle, et
pour nous, bien sûr, ce sera le plus formidable des princes
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58 Par « prétexte » nous entendons
« motif », il ne s'agit en aucun cas d'un terme péjoratif.
Souvenons- nous qu'à cette époque, les jeunes femmes sont de
jeunes adolescentes et les sorties, y compris les réunions entre «
copines » sont vécues comme de véritables fêtes.
Aussi, le fait d'envisager de regarder un film était en quelque sorte la
justification de leur sortie.
charmants ! » (...) L'une donnait son point de vue par
rapport à l'histoire de l'autre, par rapport à ce qu'on
connaissait, ou aux histoires qu'on aurait pu éventuellement avoir, si
tant est qu'à l'époque on avait des histoires... Mais il y avait
surtout les histoires qu'on avait envie d'avoir ! Plus que sur le film, tu
extrapoles après sur les sentiments que tu voudrais voir naître
entre telle ou telle personne, ou ce qui existait déjà...
Et puis tu imagines vachement de choses par rapport au film, par
exemple comment va se passer ton premier rapport à toi, si ça va
se passer comme dans le film... Et pour autant, savoir que ça ne va pas
être la même chose. (...)
Mais le film, vous le regardiez vraiment ?
Non ! La télé marchait ! La cassette tournait,
mais comme tout le monde le connaissait très bien, je pense qu'on avait
déjà dû le voir chacune pas mal de fois ! Mais au moment
que chacune trouve culte, enfin trouvait culte, là tu avais un moment de
silence... « Écoute écoute, la, t'as vu, il va lui dire
qu'elle est trop belle... Et là, elle va chercher son père...
C'est vachement important »... Et hop ! Dès que le passage est
fini, tu retournes à ton vernis, à la cuisine chercher un truc...
Et voilà... C'était plus un moment d'échanges entre
filles, une soirée pyjama... C'était les prémices de la
discussion... C'est quand même un film qui a bercé ma vie
adolescente, comme c'était avant tout des retrouvailles entre
copines... Ça jalonne un peu... pas ton histoire mais pas
loin... Ouais, ta vie d'ado quoi... Et Dieu sait que les filles sont
attachées à ce genre de choses... De détail... Ces petites
réunions... Et c'est vrai que... Bon on se réunissait pas tant
que ça non plus, parce qu'il fallait que l'une ou l'autre ait
l'appartement où la maison disponible, parce qu'il ne fallait pas que
les parents soient la, dont quoi et c'était vraiment que des
réunions entre filles...
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En décrivant la façon dont se passaient ces
soirées filles, Hélène insiste sur le fait que le film
servait de base59 à la discussion. De même, elle
précise que la discussion tournait principalement autour des histoires
d'amour des unes et des autres, de leur premier flirt, de leurs déboires
amoureux d'adolescentes... Le film offrait donc la possibilité aux
filles de parler d'elles-mêmes mais aussi de donner leur avis et de
partager sur les histoires des autres. Ainsi, nous pouvons supposer qu'à
cette époque de
59 C'est à dire support de communication. Les
adolescentes commençaient par parler du film, et se servaient de ce
qu'elles voyaient pour évoquer leur quotidien, ce qu'elles vivaient.
leur vie, les échanges autour de la sexualité
n'étaient pas spontanés et ils avaient lieu dans un cadre
défini tel que nous le précise Caroline Moulin : « Les
fonctions de l'échange sur la sexualité sont dans un premier
temps, normatives et régulatrices (cf. Michel Foucault, Surveiller et
Punir) en même temps qu'elles revêtent un caractère
informatif. Le groupe devient espace de confidences, d'informations, de
réponses à des questions60 ».
L'aspect répétitif de ces soirées et le
fait qu'elles soient construites sur le même modèle nous pousse
à nous interroger sur l'aspect rituel de ses soirées. Ainsi, nous
pouvons nous demander si le fait de partager son film fétiche et
d'appartenir ainsi à une "tribu" ne relèverait pas d'un rite
adolescent; une sorte de passage obligé pour les jeunes filles qui
doivent appartenir à un groupe pour légitimer leur
évolution. Si elles partagent leurs expériences, nous pouvons
supposer que c'est d'une part pour se rassurer elles- mêmes et d'autre
part pour l'exposer aux yeux des autres et mettre en avant une
expérience fantasmée.
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