Chapitre II
Le film-fétiche : l'amulette du cinéphile
?
Du fait de nos recherches, nous avons observé que les
termes « film fétiche » et « film culte »
étaient employés indifféremment. Le spectateur de
cinéma et le « cinéphile » dresse sa propre typologie
de films, il classe de manière subjective les films de son patrimoine
réel ou symbolique51, ceux qu'ils
trouvent « culte » et « fétiche », dans une
catégorie à part.
En réalité, il fait une distinction infime, le
film-culte semble être intemporel et universel dans le sens où
c'est un film qui semble avoir marqué l'histoire.
Juliette, 24 ans : « Dirty Dancing
c'est un film culte pour tout le monde. »
La notion de fétiche semble employé de
manière plus pudique, quand la cinéphile évoque ses
goûts et sa manière, toute personnelle de ressentir le film.
Hélène, 23 ans : « Dirty
Dancing, c'est un film fétiche, parce qu'il m'a accompagné
au fil des années, j'ai grandi avec lui. »
Entre ces deux termes, la nuance est infime parce qu'il
fallait se pencher sur les notions de culte et de fétichisme. Cependant,
si nous considérons que notre problématique est basée sur
la question de la collection au sens de la répétition du film,
nous pouvons admettre le fait que la pratique même de regarder CE film
plusieurs fois pouvait corroborer avec la pratique fétichiste «
La pratique fétichiste est aussi bien commémoration, «
mémoire en acte ». (...) À partir du cadre
général fourni par la théorie de la libido, c'est le
processus même dont il va s'agir de restituer la dynamique. C'est
là que prennent leur sens, au-delà des « conditions
préalables à l'amour », espèce
51À travers cette nuance, nous signifions qu'il s'agit des
films réels d'un point de vue "physique", et ce qui en fait usage d'un
visionnage récurrent et qui appartiennent à la dimension
symbolique du patrimoine cinématographique.
de « réminiscences », ces cas de
fétichisme proprement dit, qui apparaissent comme de véritables
« phénomènes énigmatiques
»52.
De fait, Le terme de film fétiche semble inscrire en
lui non seulement l'idée des films particuliers à la personne
mais également l'idée que la pratique assujettie à ce film
soit tout aussi particulière.
A- De l'objet de jeunesse à l'objet-là
Les 15 jeunes femmes que nous avons interrogées
affirment avoir regardé Dirty Dancing entre 12 et 15 ans,
c'est-à-dire en pleine période de puberté. C'est à
cette période qu'elles l'ont vu pour la première fois ; c'est
aussi à cette période qu'elle l'ont vu le plus souvent, comme
expérience et consommation collective. Quand elles évoquent leurs
réactions, elles emploient majoritairement un lexique qui appartient
à celui du passé « à cette époque »,
« quand j'étais plus jeune », elles précisent en
général assez couramment que les réactions qu'ils
décrivent face à ce film sont les réactions qu'elles se
rappellent avoirs eus à cet âge. Dirty dancing est un
objet de jeunesse, de nostalgie, dans le sens où il s'est inscrit dans
la jeunesse de la cinéphile. Mais c'est également un objet de
jeunesse dans la mesure où son évocation force la
réminiscence vers des souvenirs plus lointains.
Cependant, dans la mesure où cet objet a
traversé le temps mais également la personne, il s'inscrit
à la surface, dans l' « écorce de l'être » (D.
Morin-Ulmann, Nantes, 2007, entretien de suivi de mémoire). En effet, il
fait partie de la personne, et d'autant plus que l'image transportée par
les spectatrices de ce film semble elle aussi avoir évolué avec
l'âge. Ce film n'est pas seulement un objet de jeunesse qu'on se rappelle
de manière lointaine, c'est aussi un objet qui symbolise la jeunesse et
qui continue d'évoluer selon les investissements psychologiques de la
personne et sa « trajectoire culturelle ». En s'interrogeant sur
Dirty Dancing et en questionnant ainsi leurs propres pratiques, les
spectatrices font évoluer les perceptions qu'elles avaient de ce film
mais aussi d'elles-mêmes.
Ce film semble avoir accompagné, de l'adolescence à
l'âge adulte, la croissance des spectatrices ; et à leurs yeux, il
a une valeur particulière. Pas seulement parce que
52 ASSOUN, Paul-Laurent, Le Fétichisme, PUF,
Paris, 2006. p. 67
c'est un film qu'elles apprécient en tant que
cinéphile, mais parce que c'est un objet-film qu'elles se sont
approprié dans leur quotidien. Elles en ont fait un produit domestique
et semblent le transporter avec elles... Nous voulons, dès lors, faire
le parallèle heuristique avec la notion d'amulette rappelée par
Paul - Laurent Assoun53 : " il faut prendre ici à la
lettre l'expression « d'amulette spirituelle » (geistige amulette)
qui assimile le culte de l'oeuvre d'art au fétiche, toujours «
prêts à l'usage » pour « l'imagination » comme
l'accès à un hors monde et remplissant une fonction de «
consolation » et de « réconfort » -- véritable
« préservatif » contre la médiocrité du monde
profane -- à ce titre objet d'une « fête sacrée
». On peut en suivre l'élaboration dans « l'idéalisme
magique » de Novalis »54.
L'aspect « rassurant » dont parle le psychanalyste et
évoqué également lors des entretiens.
Qu'est ce qui t'amène à regarder les films
plusieurs fois ?
« C'est un peu comme un doudou ! Ce genre de film...
Bienvenue à Gattaca non, parce que ce genre de film tu peux le
regarder plusieurs fois... comme je te disais tout à l'heure... suivant
ton état d'esprit, tu vas avoir des visions différentes...
Grease, la Boum... c'est le truc de filles... quand tu fais
des réunions de films tu dis « tiens, on a qu'à mater une
connerie »...un coup sur deux c'est Grease, et la fois
d'après c'est Dirty Dancing et c'est un peu comme un doudou
quoi... quand tu le regardes maintenant...tu te réfugies la dedans en te
disant... ah, putain, à 14 ans, c'était soirée
copines,(...) du coup ouais c'est comme un doudou...tu te retrouves...tu
régresses un petit peu , en quelque sorte, et tu te retrouves à
une étape où t'étais « djeuns » et
c'est un peu rassurant de te dire que euh... c'est toujours sympa... .c'est le
jour où tu te dis que le film...tu peux plus le voir que tu te rends
compte que t'as pris un sacré coup de vieux... »
« Je regarde ça comme un doudou, tu regardes
ça quand tu as besoin d'être rassuré... »
Hélène, 23 ans
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53 Op.cit p.111
54 Novalis ( 1772-1801) est un romancier et
poète allemand particulièrement érudit, il soutient dans
son OEuvre l'idée que le choses sont en progrès permanent. Il a
notamment écrit Les Disciple à Saïs( 1798) et
Hymnes à la Nuit (1800)
Dès lors, le film peut nous apparaître comme une
amulette au sens où l'évoque P-L Assoun. Cependant, nous ne
pouvons étudier Dirty dancing que comme pratique individuelle
et nous devons-nous considérer comme élément
fédérateur d'un groupe. En effet, une des principales
caractéristiques de ce film était de pouvoir réunir des
groupes de filles, comme l'évoque Hélène au-dessus. Ainsi,
d'un côté nous avons la fonction individuelle de réconfort
personnel, mais de l'autre nous devons réfléchir sur la fonction
de regroupement propre à ce film. Plus qu'une amulette personnelle, ce
film-là a accompagné des groupes d'adolescentes. De même,
nous pouvons considérer le film a Dirty Dancing comme
objet- là puisqu'il appartient à une économie
particulière55, et que c'est cette circulation de l'oeuvre
que nous devons étudier pour comprendre à la fois la
réception mais aussi la consommation dont le film est sujet.
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