Faute et Châtiment. Essai sur le fondement du Droit pénal chez Friedrich Nietzsche( Télécharger le fichier original )par Rodrigue Ntungu Bamenga Faculté de Philosophie saint Pierre Canisius Kimwenza, RDCongo - Bacchalauréat en Philosophie 2005 |
I.1.2. Ou bien l'esclave est « bon »Par esclaves, Nietzsche comprend ces êtres « brimés, opprimés, souffrants, dépendants, incertains d'eux-mêmes et fatigués »22(*). Si l'oppression fait scandale à la dignité humaine, c'est à proprement parler chez l'esclave qu'elle pose un problème révoltant. Tandis que la morale des maîtres s'impose, celle des esclaves oppose un "non" qui est son acte créateur. Mais pour prendre naissance, la morale de l'esclave a toujours besoin de stimuli extérieurs. Son action est foncièrement réaction, celle-ci entendue comme capacité de ressentir et non d'agir. Puisque "différence engendre haine" et parce que l'esclave ne supporte pas la morale « forte » du maître, il n'évalue ce dernier que péjorativement, jusqu'à l'annonce d'une béatitude au profit des faibles : Les misérables seuls sont Les bons ; les pauvres, les impuissants, les petits seuls sont les bons ; ceux qui souffrent, les nécessiteux, les malades, les difformes sont aussi les seuls pieux, les seuls bénis de Dieu ; c'est à eux seuls qu'appartiendra la béatitude. Par contre, vous autres, vous qui êtes nobles et puissants, vous êtes de toute éternité les mauvais, les cruels, les avides, les insatiables, les impies, et, éternellement, vous demeurerez aussi les reprouvés, les maudits, les damnés !23(*) On le perçoit, l'esclave qui développe une mentalité de victime commence par concevoir le maître qu'il déteste comme "méchant" et il s'oppose à lui comme "bon" : c'est l'antithèse servile. Mais la "méchanceté" est ici une qualification seconde, qui s'opère en compensation d'un sentiment d'impuissance. Elle trahit l'aveu d'une défaite vitale, parce que l'esclave est incapable de contrer l'oppression et d'en triompher. Selon l'entendement des faibles, le bon serait donc «quiconque ne fait violence à personne, quiconque n'offense personne, ni n'attaque, n'use pas de représailles et laisse à Dieu le soin de la vengeance, quiconque se tient caché comme [eux], évite la rencontre du mal et du reste attend peu de chose de la vie, comme [eux], les patients, les humbles et les justes »24(*) Le faible de Nietzsche n'est pourtant pas un esprit inopérant face à la douleur qui le frappe de vive chair. Alors que l'environnement social fait obstacle à l'éclatement de sa haine, il éprouve « un besoin démesuré de faire mal, de libérer sa tension intérieure en des actions et des représentations agressives ».25(*) Rien ne le hante davantage que le besoin d'inverser la vapeur, dans le sens d'un nivellement des différences. Si l'esclave déteste le maître et veut le rabaisser, ce n'est que pour hâter la volonté d'égalité et soutenir définitivement l'abolition des écarts. En toute réaction, il a la conscience envahie par la mémoire et ne peut oublier comme Mirabeau26(*). C'est pourquoi il s'acharne à une vengeance imaginaire et psychotique. I.1.2.1. Vengeance et justice privéeLa vengeance en soi est un comportement complexe dont les motivations répondent à plusieurs besoins : d'obtenir une réparation ou un dédommagement ; de punir et châtier un malfaiteur ou d'apaiser un ressentiment.27(*) Elle est une réaction négative qui fait intervenir la haine et la rancune. Mais le dilemme du droit pénal consiste à prononcer si chaque individu lésé a au moins « le droit » de se venger. Ce qui revient à savoir si, dans certains cas, la vengeance peut être "juste". En fait, toute vengeance n'est juste que dans les limites de la loi du talion. Du point de vue juridique, le problème ne se pose formellement pas. C'est un fait que la plupart des législations proscrivent aujourd'hui la vengeance. Mais ici encore, les généalogistes du Droit soulèvent une question importante : de quel droit l'autorité judiciaire punit-elle une faute dont je fus la victime, en fixant les modalités et la nature de la peine à ma place ? C'est par cet argument que la "justice privée" prétend avoir gain de cause. En effet, si les motivations restent les mêmes que celles de l'acte vengeur (obtenir une réparation ou un dédommage, châtier un malfaiteur ou apaiser un ressentiment), la justice privée accroît cependant la gravité pénale, parce qu'elle consiste pour des individus, à faire subir une peine à un malfaiteur, sans recours à la justice. Voilà donc une sanction décrétée par le seul besoin de se rendre justice par soi-même. Tout bien considéré, les analyses nietzschéennes excellent à renvoyer toute considération sur la vengeance à la sphère du Moi. Propre à l'esclave, la vengeance est "la cruauté retournée sur elle-même", parce qu'incapable d'agir. L'on comprend pourquoi son désir de faire mal reste prisonnier de l'imaginaire. Enfermé dans le ressentiment, l'esclave laisse libre cours au pouvoir qu'a son imagination de lui créer des scènes brutales. Par cette « autoduperie », voulue à la manière d'une compensation, il veut prouver sa puissance et se plaît à en contempler les preuves sanglantes. Sur ce fond d'impuissance, l'esclave a accepté un « droit à la souffrance », en avouant son incapacité à triompher de grands oiseaux de proie : « Que les agneaux aient l'horreur des grands oiseaux de proie, voilà qui n'étonnera personne : mais ce n'est point une raison d'en vouloir aux grands oiseaux de proie de ce qu'ils ravissent les petits agneaux.»28(*) Par le même stratagème, l'impuissance a pu revêtir un apparat de vertu qui sait patienter, s'interdire les représailles et même renoncer à une juste vendetta, pour être compensée au centuple dans la "félicité éternelle". A ce point, nous sommes encore balbutiants à saisir la portée toute grave des renversements opérés par ces opprimés dans l'histoire humaine. Renversements auxquels Nietzsche accorde une importance particulière. * 22 PBM, § 260 * 23 GM, pp. 44-45. * 24 Ibid., p. 66. * 25 Camille Dumoulié, op. cit., p. 21, note 24. * 26 GM, p. 38. Mirabeau est un personnage qui n'avait pas la mémoire des insultes et infamies dirigées contre lui, et qui ne pouvait pardonner, pour la simple raison qu'il oubliait. * 27 . Selosse, « Vengeance », in Roland Doron et Françoise Parot (dir.), op. cit., p. 746. * 28 GM, p. 64. |
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