b. Le cycle des gouvernances
Des excès de la démocratie nait la tyrannie
(turannis, çòðaííßñ),
« la servitude la plus étendue et la plus brutale se
développant, à mon avis, à partir de la liberté
portée a son point le plus extrême »132 . Il
résulte tout d'abord du désordre de la démocratie une
division interne en trois groupes. Le premier groupe est composé d'une
classe de paresseux valorisée par la société qui domine le
débat démocratique. Le deuxième groupe est
constitué de riches qui s'accaparent les biens des plus démunis,
en redistribuant une faible part de sa richesse au troisième groupe, de
manière à ce que ce dernier ne puisse rassembler ses forces pour
se révolter. Ce troisième groupe est celui du peuple laborieux et
modeste qui ne s'occupe pas des affaires publiques. La désaffection par
le peuple des réunions de l'assemblé démocratique
empêche ce groupe de profiter de la force latente imputable au grand
nombre de citoyens qui le compose. Les conspirations entre les trois groupes
renforcent le sentiment d'anarchie, si bien que le peuple appelle de ses voeux
l'homme providentiel qui saura unir et protéger la cité. L'homme
en question fait d'abord preuve de charme et de douceur, afin de mieux gagner
les faveurs du peuple : « Au début, durant les premiers jours [...]
il n'est que sourire et amabilité envers tous ceux qu'il rencontre
[...]. Il clame qu'il n'est pas un tyran, il se répand en promesses,
aussi bien en privé qu'en public, il libère les gens de leurs
dettes, et il redistribue la terre au peuple et à ceux de son entourage,
et à tous il se montre agréable et plein de douceur
»133 . Afin d'imposer son importance en tant que chef, de se
débarrasser de ceux qui refusent son commandement et d'appauvrir les
contribuables pour affaiblir leurs envies de conspirations, il provoque des
guerres. Celui qui apparaît comme étant le protecteur n'est en
130 « C'est là que les chiennes, pour suivre le
proverbe, deviennent absolument semblables à leurs maîtresses, et
les chevaux comme les ânes, habitués à se déplacer
fièrement en toute fierté, bousculent à tout coup le
passant qu'ils trouvent sur leur chemin ». Ibid., p. 433 (La
République, VIII, 563 d).
131 Ibid., p. 443 (La République, VIII, 569
c).
132 Ibid., p. 434 (La République, VIII, 564
b).
133 Ibid., p. 439 (La République, VIII, 566
d-e).
fait que le futur tyran, autrement dit « l'homme le plus
mauvais »134. Une fois la foule sous son emprise, la soif de
pouvoir transforme le protecteur en tyran, tout comme Lycaon est
transformé en loup après avoir servi la chair d'un de ses enfants
à Zeus135. Il promet le partage, mais se sert des tribunaux
pour exiler et tuer, il divise la cité en montant le peuple contre les
riches et use de la violence. La désapprobation, liée au
comportement odieux du tyran, oblige ce dernier à supprimer les
dernières personnes de valeur qui osent encore critiquer ses actions. La
cité est donc privée des hommes qui constituaient ses
qualités. Dès lors, les ennemis du tyran, en complotant pour le
faire périr, offrent au despote un prétexte qui légitime
une garde personnelle, ce que le peuple lui accorde, au regard du péril
encouru par leur chef. Cette garde, composée de miliciens et
d'affranchis, est d'autant plus nombreuse que le mépris du peuple
croît. C'est dans les trésors sacrés de la cité puis
dans les richesses des citoyens que le tyran trouve les moyens de subsister.
Mais le peuple en vient à se fâcher d'avoir à nourrir le
tyran et sa suite, si bien que le tyran fait violence au peuple. En comparant
le peuple à un père faible et le tyran à un fils indigne,
Platon fait du tyran un impie, mais il est aussi présenté comme
un homme ivre et un amoureux, car son âme est sans modération et
folle de désir1 36. La cité, tout comme l'âme du
tyran, est esclave, pauvre, craintive, plaintive, troublée et assaillie
par les remords, par les désirs, par les passions érotiques, et
elle est forcément la plus malheureuse137.
La présentation des régimes étant
accomplie, il est possible de les classer selon plusieurs critères qui
suivent un même mouvement descendant. La part plus ou moins importante
des gouvernants dans la cité peut servir de critère : « le
gouvernement d'un seul donne la royauté et la tyrannie ; pour sa part,
le gouvernement de ceux qui ne sont pas nombreux donne l'aristocratie, dont le
nom est de bon augure, et l'oligarchie ; à son tour, du gouvernement du
grand nombre nous en avons tiré ce que nous nommions alors du seul nom
de démocratie138 ». Plus le nombre de gouvernants est
élevé, moins la science du politique est bien
maîtrisée139. Il est aussi possible de classer les
régimes selon le degré de bonheur et de vertu, les régimes
les
134 Ibid., p. 453 (La République, IX, 576
b).
135 « La légende de Zeus Lycien en Arcadie ».
Ibid., p. 437 (La République, VIII, 565 d-e).
136 « _ Un parricide, [...] voilà comment tu
décris le tyran, un soutien nourricier qui brutalise ses vieux parents,
et voilà bien, apparemment, ce qu'on s'entend à reconnaître
comme la tyrannie » et p. 450 « de même il estimera pour son
propre compte, si jeune soit-il, pouvoir prendre le dessus sur son père
et sur sa mère, et les priver de ce qui leur revient, en s'appropriant
les biens paternels lorsqu'il aura dépensé sa part ».
Ibid., p. 443 (La République, VIII, 569 a-b) (La
République, IX, 574 b) et p. 451 (La République, IX, 574
d) « pour aller ensuite piller un temple ». p. 448 (La
République, IX, 573 a-c).
137 Ibid., pp. 456-457 (La République, IX,
577 d- 578 b).
138 Op. cit., p. 186 (Le Politique 302 d).
139 « Si donc il existe une technique royale, la foule que
composent les riches et la totalité du peuple ne devraient jamais
arriver à acquérir cette science politique ».
Ibid., p. 182 (Le Politique 300 e).
plus vicieux et malheureux étant ceux qui se
rapprochent le plus du bas du tableau (ci-dessous). Or la vertu et le bonheur
sont associés à la raison, la loi et l'ordre, tandis que les
désirs érotiques et tyranniques sont associés au
désordre et au malheur140.
Il est aussi possible de classer les régimes selon ce
qui détermine le plus la conduite du régime, puisque vertu et
vrai plaisir sont liés. La raison est donc supérieure à
l'ardeur et l'ardeur jugée supérieure au désir : « ce
sera le plaisir de l'homme de guerre et de celui qui recherche les honneurs
[timarchie], car leur plaisir à tous deux est beaucoup plus proche du
sien [aristocrate] que celui de l'homme qui se voue à la recherche du
profit141 [oligarchie]».

Vertu/bonheur Cité idéale : aristocratie Raison :
amie de la sagesse

Timocratie : guerrier, militaire Ardeur :
amie de la victoire
Oligarchie : les plus riches gouvernent Amie
de l'argent
Espèce désirante
Démocratie : la masse gouverne
Vice/malheur Tyrannie : un homme gouverne
Ainsi, ce qui fait le mouvement des régimes est le
plaisir et la souffrance. Or se sont des plaisirs et des souffrances relatives
à des états antérieurs ; se sont donc des
mystifications142. À ce mouvement s'oppose le repos, vrai
plaisir qui n'entraine pas de souffrance liée à la privation d'un
plaisir relatif. Les non-philosophes ne connaissent pas le vrai plaisir --
autrement dit le repos -- et s'enlisent dans les passions, dans un mouvement
qui est en réalité une chute vers la vie animale143.
La tyrannie est donc la figure la plus aboutie de la démesure, et c'est
pourquoi c'est à partir d'elle que peut naître un mouvement
ascendant, mouvement qui clôt le cycle des régimes politiques en
revenant vers les gouvernements vertueux : « Car
140 « Le tyran vivra la vie la plus
désagréable, tandis que le roi vivra la vie la plus
agréable ». Op. cit., p. 472 (La République,
IX, 587 a-b).
141 Ibid., p. 465 (La République, IX, 583
b).
142 Ibid., p. 467 (La République, IX, 583
e-584 b).
143 « Ceux qui ne possèdent donc pas
l'expérience de la réflexion et de la vertu, qui se rassemblent
constamment dans les festins et dans les activités de ce genre, sont
emportés [...] vers le bas, et ensuite de nouveau vers la région
médiane, et ils errent de cette façon leur vie durant. Jamais ils
ne franchissent ce niveau pour accéder à la hauteur
véritable, et jamais ils ne parviennent à cette contemplation
orientée vers le haut. Ils ne sont pas dès lors comblés
par l'être qui existe réellement, ils ne goûtent jamais au
plaisir qui soit ferme et pur. Bien au contraire, le regard constamment
tourné vers le bas, à la manière du bétail, ils
sont penchés vers le sol et ils vont pâturant de table en table,
s'engraissant et copulant. Ils se querellent pour obtenir toujours plus de ces
choses-là, ils s'encornent mutuellement, ils se blessent à coups
de sabots de fer, ils se tuent avec leurs armes, emportés par leur
insatiabilité ». Ibid., p. 471 (La République,
IX, 586 a-586 b).
de fait une action démesurée dans un sens a
tendance à provoquer une transformation en sens contraire, que ce soit
dans les saisons, dans la végétation ou dans les organismes, et
cela ne vaut pas moins pour les constitutions politiques144 ».
Vice et vertu forment donc les deux pôles de la sphère du
politique. La démesure et l'avidité conduisent toujours à
la perte de la cité, comme l'allégorie politique du récit
concernant l'Atlantide nous le rappelle. En effet, le mythe de l'Atlantide, qui
évoque l'âge d'or de l'Athènes primordiale145,
est une leçon de morale et un avertissement pour les contemporains de
Platon : « Tu vantes des hommes qui ont régalé les
Athéniens en leur servant tout ce qu'ils désiraient, et qui ont,
dit-on, agrandi l'État. Mais on ne voit pas que l'agrandissement
dû à ces anciens politiques n'est qu'une enflure où se
dissimule un ulcère. Car ils n'avaient point en vue la tempérance
et la justice, quand ils ont rempli la cité de ports, d'arsenaux, de
remparts, de tributs et autres bagatelles semblables146 ». En
somme, ceux qui préfèrent les biens et les plaisirs à la
raison et à l'harmonie sont voués à corrompre les
cités les plus belles. Cependant, tout comme de la liberté
excessive naît la servitude la plus abusive, du désordre politique
et de la tyrannie viendra nécessairement le besoin de rétablir la
justice et la vertu au gouvernement des hommes, puisqu'une action
démesurée dans un sens entraine une réaction tout aussi
forte dans le sens opposé.
Les gouvernements participent du même mouvement que
celui qui entraîne le cercle de l'Autre, puisqu'ils font aussi partie de
ce qui est toujours en devenir. En tant que vivant, la cité est
composée d'un corps et d'une âme. Nous avons vu que les
cités sont classées en trois types, le premier type étant
celui de l'homme qui apprend -- la royauté et l'aristocratie --, le
deuxième type étant celui de l'homme qui a de l'ardeur -- la
timarchie -- et le troisième celui de l'espèce désirante
-- oligarchie, démocratie et tyrannie --147 . Ainsi, «
puisqu'il existe trois espèces de l'âme, il me semble qu'il y aura
aussi trois espèces de plaisirs, propres à chacune d'elles. Il en
sera de même pour les désirs et pour les principes de
commandement148 ». Les trois parties de l'âme
correspondent aussi aux trois classes sociales de la cité,
c'est-à-dire au dirigeant -- partie de l'âme raisonnable qui
connaît et qui dirige --, au guerrier -- partie de l'âme qui
recherche les honneurs -- et au peuple -- partie de l'âme qui
désire argent et plaisirs -- 149 . Cela correspond à la structure
de l'âme, avec son cocher, partie raisonnable de
144 Ibid., p. 434 (La République, VIII, 563
e).
145 Op. cit, Introduction, p. 319 (Critias).
146 Op. cit., p. 274 (Cratyle 519 b).
147 Voir Chapitre II, 1, b, p. 38.
148 Op. cit., p. 460 (La République, IX, 580
d).
149 Ibid., p. 465 (La République, IX, 583
a).
l'âme, et ses deux chevaux, parties désirantes de
l'âme, que le cocher doit savoir dompter150. Tous ces
éléments permettent de voir un lien tissé par Platon entre
les types de gouvernements et les types d'âmes, autrement dit entre
l'existence sensible et la partie immortelle de ce vivant.
Les cités appartiennent au sensible, et par
conséquent, même la plus vertueuse et la plus parfaite des
cités, en naissant, est vouée à la corruption et à
la dissolution. La raison du déclin de la cité idéale se
trouve dans l'impossibilité des chefs de la cité à
discerner le cycle des révolutions périodiques de la
fécondité et de la stérilité151. Platon
compare donc le cycle institué par le démiurge152 avec
celui en vigueur pour les gouvernements. La génération divine
contient un nombre parfait, alors que pour les hommes, ce n'est pas le cas :
« c'est le nombre géométrique tout entier qui est le
maître de tout ceci, des naissances qui sont les meilleures comme de
celles qui sont les moins bonnes153 ». Car le nombre
(arithmos, Üðéèìüñ) est pour
Platon ce qui règle les grandes harmonies cosmiques et humaines. Il
convient en effet à un stratège de savoir compter, pour commander
et pour être véritablement un être humain, le calcul
étant une connaissance qui conduit « naturellement à
l'intellection154 ». Il résulte du défaut
d'homogénéité et d'harmonie de la cité le
début de sa décadence et le commencement d'un nouveau cycle.
Il est désormais établi une corrélation
entre le politique et la sphère de l'intelligible grâce à
l'âme et au nombre géométrique (ou
médiété), le tout étant guidé par la
recherche morale du bien, de l'harmonie et du beau. Il est de même
visible que le politique est entrainé par des révolutions
périodiques qui le mène de la décadence au bonheur et du
bonheur à la décadence, lors de la rotation des cycles.
150 Voir Chapitre II, 3, b, p. 51.
151 Ibid., p. 405 (La République, VIII, 546
a-b).
152 Voir Chapitre I, 1, b, p. 11.
153 Ibid., p. 406 (La République, VIII, 546
c).
154 Ibid., pp. 370-371 (La République, VII,
522 d-523 a).
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