Chapitre Deuxième : Le cycle
appliqué aux vivants
1. La sphère du politique
a. De l'idéal à la décadence, de la
raison au désir
La scission entre le monde immortel du cercle du Même et
celle du monde enchaîné à la fatalité de la
décadence du cercle de l'Autre n'est pas si stricte que les
commentateurs le laissent souvent entendre. En effet, le mouvement circulaire
qui régit la rotation du ciel est semblable à celui qui meut le
monde sublunaire. Si la perfection du Même fait défaut à
l'Autre, le principe qui les anime reste bien du même ordre. Il s'agit en
fait surtout d'un changement qualitatif. Rappelons donc que les planètes
possèdent chacune une âme propre95. Ces âmes sont
des dieux qui ont pour vocation d'être les démiurges des trois
espèces mortelles composées par les oiseaux, les animaux
terrestres et les animaux aquatiques. Les dieux96 ne sont ni
immortels ni totalement indissolubles, mais il est peu probable qu'ils soient
dissolus, et encore moins qu'ils meurent97. Ils prennent le relai du
démiurge, tout en étant à un degré de perfection
inférieur à celui-ci. Les dieux sont en effet composés des
restes des ingrédients qui ont composé le mélange de
l'âme de l'univers. Ils sont donc issus d'ingrédients de second et
de troisième ordre ; il en découle premièrement qu'ils
sont d'une perfection moindre par rapport au démiurge, et secondement
que la démiurgie des dieux engendre des vivants d'une perfection moindre
par rapport à la celle du démiurge. Les dieux sont à un
degré de perfection moindre que le démiurge, tout comme le
sensible est à un degré moindre de perfection que l'intelligible.
C'est pourquoi la connaissance du sensible ne peut être que l'opinion
(doxa, äüîa), laquelle ne peut atteindre que le
vraisemblable, à cause du caractère changeant de son objet : la
matière. Le sensible ne peut en conséquence pas être pris
pour modèle, car si le démiurge « prenait pour modèle
un objet engendré, le résultat ne serait pas beau
»98 . Il existe donc une hiérarchie dont le
critère est la perfection, synonyme de vérité. Nous
remarquons que l'intelligible l'importe toujours qualitativement sur la
matérialité,
95 « Il divisa le mélange en autant d'âmes
qu'il y a d'astres, et il affecta chaque âme à un astre ».
Op. cit., p. 135 (Timée 41 e).
96 Pour plus de clarté dans l'exposé,
est nommé démiurge l'artisan de la création de
l'univers et sont nommés dieux les dieux engendrés par
les dieux qui ont pour charge de s'occuper des mortels.
97 Ibid., p. 133 (Timée 40
b).
98 « Peut devenir objet d'opinion au terme d'une
perception sensible rebelle à toute explication rationnelle, ce qui
naît et se corrompt, et qui n'est réellement jamais. De plus, tout
ce qui est engendré est nécessairement engendré sous
l'effet d'une cause ; car, sans l'intervention d'une cause, rien ne peut
être engendré ». Ibid., pp. 115-116
(Timée 27 d - 28 a).
hiérarchie qui semble admise dans la
société antique grecque : « C'est que le travail manuel, aux
yeux des Grecs, est une activité de bas étage, indigne d'un homme
libre. Platon et Aristote considèrent la fabrication
(poïésis) d'un objet quelconque, et même la
création d'une oeuvre d'art, comme une occupation de second ordre ; le
sage ne doit s'adonner qu'à la praxis et à la
théôria, c'est-à-dire, d'une part, à la
pratique des affaires politiques, au commandement des hommes, et, d'autre part,
à l'étude de la philosophie. Dans le mythe du
Phèdre, Platon classe les genres de vie selon leur valeur, en
neuf échelons : le laboureur et l'artisan occupent le septième
échelon, juste au-dessus du démagogue et du tyran, qui sont, aux
yeux du philosophe, les pires fléaux et les plus méprisables des
hommes99 ».
![](mouvement-revolution-circulaire-pensee-platon9.png)
Intelligible (vrai)
Sensible (vraisemblable)
Avant de laisser les rênes aux dieux et de les semer sur
leurs lieux célestes respectifs, le démiurge prodigue ses
directives et leur révèle la nature de l'univers ainsi que les
lois de la destinée. Il revient aux dieux la création des
oiseaux, des animaux terrestres et des animaux aquatiques. Par ailleurs, les
éléments sont associés aux différents types
d'êtres : les dieux sont
99 FLACELI ERE Robert, La vie quotidienne en
Grèce au siècle de Périclès, Librairie
Hachette, 1959, p. 74.
associés au feu, les oiseaux à l'air, les
poissons à l'eau et les animaux marcheurs ou rampants à la
terre100. La correspondance se poursuit entre les
éléments et les polyèdres réguliers101.
Les vivants sont composés d'un enlacement entre une partie immortelle,
autrement dit l'âme, et une partie mortelle, autrement dit le corps. Ils
sont voués à naître, à se nourrir, à
croître, à mourir, leurs âmes libérées par la
mort étant vouées à rejoindre le monde divin. La
rotondité de la tête rappelant la forme divine du cercle, c'est
elle qui règne sur le corps, tout comme l'âme du monde
règne sur le sensible. Ainsi, le corps rattaché à la
tête permet à celle-ci de se mouvoir via l'usage des membres, le
corps étant le véhicule de l'âme et l'âme celle qui
donne la direction au mouvement102. L'organisation du microcosme
imite donc celle du macrocosme103 et le mouvement cyclique
s'applique également aux vivants, comme nous allons le voir.
Le principe de mouvement circulaire règle le ciel et
rythme la vie des vivants dans le monde sublunaire, cela nous l'avons vu. Mais
il ne faut pas oublier que la vie politique de la cité des hommes
n'échappe pas aux mouvements cycliques. Platon présente la
généalogie des quatre espèces de régimes politiques
défectueux, de manière à montrer une dégradation
commençant avec la timocratie et s'accentuant avec l'oligarchie, la
démocratie et enfin la tyrannie. Il s'agit de régimes
défectueux par rapport à la cité juste, bonne et
droite, dirigée par des rois philosophes -- autrement appelée
aristocratie104. L'aristocratie (aristocratia,
Üðéæçïêðoeçßa) ne
correspond pas qu'à un idéal, à un âge d'or ou
à un mythe105 ; elle aussi est un type distinct de
constitution politique parmi les cinq exposées dans La
République106. Les types de gouvernements qui ne sont
pas justes sont présentés comme étant des
déviations107. S'il n'existe qu'un idéal pour Platon,
il existe un grand nombre de constitutions politiques108 ; il n'en
présente que quatre afin d'obtenir une classification
générique et car il n'est pas possible de compléter une
description exhaustive des types de gouvernements dans le
détail109.
100 Op. cit., p. 131 (Timée 39 d-40
a).
101 Ibid., Annexes, p. 301 (Timée).
102 Ibid., p. 140 (Timée 44 d).
103 Ou est autosimilaire, c'est-à-dire que le tout est
semblable à une de ses parties, comme dans un objet fractal.
104 Op. cit., p. 260 (La République, V, 449
a).
105 « Il en existe peut-être un modèle dans le
ciel pour celui qui souhaite le contempler et, suivant cette contemplation, se
donner à lui-même des fondations ». Ibid., p. 480
(La République, IX, 592 b).
106 Ibid., p. 258 (La République, IV, 445
d).
107 « Rappelons-nous à partir de quelle position nous
avons dérivé, afin de revenir sur le chemin que nous avons
quitté ». Ibid., p. 402 (La République, IV, 443
c).
108 Ibid., p. 228 et 403 (La République, IV,
445 c et Livre VIII, 544 d).
109 Ibid., p. 409 (La République, VIII, 548
d).
Présentons maintenant ces types de gouvernements. Le
régime le moins imparfait des régimes défectueux est la
timocratie (timokratia,
çéìïêðaçßa), ou encore
timarchie. Ce type de gouvernement semble se rapprocher de celui de
Lacédémone, c'est-à-dire de Sparte. Il est
l'intermédiaire entre l'aristocratie et l'oligarchie. Il tient de
l'aristocratie « par son respect des gouvernements, par l'abstention du
corps militaire vis-à-vis des tâches de l'agriculture, des
métiers manuels et de toute activité lucrative, par
l'organisation des repas en commun, par la pratique de la gymnastique et des
combats guerriers »110. La timocratie se démarque par le
luxe et par la prospérité. Ses citoyens ont un caractère
irascible et violent. Il y a donc trois classes d'individus : les citoyens, qui
ont des droits politiques, une éducation collective et une vie
communautaire qui possèdent des terres cultivées par des
esclaves, s'entraînent militairement et défendent la cité.
Les périèques, hommes libres, mais privés de droit
politique, vivent groupés autour de la ville et cultivent leurs terres.
Enfin, les hilotes, esclaves, habitent ensemble et cultivent la terre des
citoyens en leur versant une redevance. La timocratie ressemble beaucoup
à la cité idéale dans sa structure sociale, excepté
en ce qui concerne les hilotes et l'entrainement militaire. La timocratie a
pourtant des caractéristiques qui lui sont propres, en particulier la
place de l'honneur gagné par les armes, devenu idéal principal de
la cité111. En conséquence, les hommes qui composent
la timocratie tentent d'échapper à la loi, ils aiment la
richesse, sont avares de leurs biens et sont prodigues des possessions des
autres.
Le régime suivant est l'oligarchie
(oligarchia, ïëéãaðóßa),
c'est-à-dire « la constitution politique fondée sur la
valeur de la propriété, où les riches commandent et
où les pauvres n'ont aucune part au pouvoir »1 12 . La
timarchie dégénère en oligarchie à cause de la
cupidité. La recherche immodérée de la richesse
entraîne dans un premier temps la désobéissance civile,
suivie d'une perte de valeur de la vertu au profit de la richesse
pécuniaire. Ainsi, la valeur dominante ne devient plus l'honneur et la
victoire, mais l'argent. L'homme oligarchique est guidé par la
convoitise et la pusillanimité. Ce changement social est ensuite
110 Ibid., p. 408 (La République, VIII, 547
d).
111 « La peur de placer les sages au rang des gouvernants
-en raison du fait qu'on ne trouvera plus des hommes d'une telle fermeté
et d'une telle simplicité, mais seulement des types
mélangés-, l'inclinaison à favoriser des hommes remplis
d'ardeur virile et plus rustres, doués naturellement pour la guerre plus
que pour la paix, l'estime portée aux ruses des affaires de guerre et
aux stratagèmes, la conduite perpétuelle de l'activité
guerrière ». Ibid., p. 408 (La République,
VIII, 547 e-548 a).
112 Ibid., p. 412 (La République, VIII, 550
c-d).
pérennisé par la loi, qui constitue
l'oligarchie. Les pauvres, en plus d'être méprisé, sont
alors privés du droit de participer aux responsabilités du
pouvoir.
L'oligarchie comporte plusieurs défauts notables
comparée à la cité juste. La richesse n'est pas un
critère qui garantit la compétence à gouverner.
L'interdiction aux pauvres de participer au pouvoir écarte en outre des
personnes qui auraient pu se révéler compétentes. La
richesse prise comme seul critère n'est donc pas pertinente en ce qui
concerne la gouvernance d'une cité. De plus, la cité est
divisée en deux cités antagonistes, celle des pauvres et celle
des riches, ce qui entraîne inévitablement des tensions sociales.
En cas de guerre contre une autre cité, les oligarques ne pourraient pas
recourir au peuple pour se défendre, par crainte d'armer celui-ci, et ne
consentiraient pas non plus à dépenser leur argent pour
défendre la cité, à cause de leur avarice. La cité
serait alors en mauvaise posture. Autre défaut, le fait de concentrer
tous les pouvoirs et toutes les activités essentielles aux mains des
mêmes personnes. Le propre de la constitution oligarchique est aussi de
permettre à des individus d'acquérir des richesses excessives,
mais aussi de tout vendre et donc de devenir démunis et indigents. Force
est de constater que l'oligarque dilapide son bien sans gouverner ni servir la
cité. C'est pourquoi il est comparé à un faux bourdon qui
refuse de travailler et dilapide le labeur des abeilles113. Le
pauvre, quant à lui, finit soit mendiant, soit malfaiteur. L'oligarchie
entraine par conséquent la paupérisation du peuple ainsi que bon
nombre de maux, dont celui de l'augmentation de la criminalité.
L'oligarchie dégénère en
démocratie. Le désir des oligarques d'acquérir toujours
plus de biens leur fait négliger la modération et tolérer
l'indiscipline, réduisant « parfois à la pauvreté des
hommes qui n'étaient pas dépourvus de qualités par leur
naissance »114 . Les inactifs de la cité se multiplient
à cause du désir de s'enrichir des financiers, qui accumulent
l'argent en multipliant les mendiants. Il en découle une haine de la
part des pauvres qui appellent de leurs voeux un nouveau régime qui leur
soit davantage profitable. Pourtant, les riches ne changent en rien leur
manière d'agir, négligent tout hormis l'argent, amplifient
l'hostilité des indigents, se font les fossoyeurs de leur domination. La
fragilité de l'oligarchie, comparée par Platon à un corps
malade115, fait naître la dissension au sein de la
cité, jusqu'au moment où « les
113 « Un tel homme naît comme le faux bourdon de la
maison, pour devenir le fléau de la cité ». Ibid.,
p. 415 (La République, VIII, 552 c).
114 Ibid., p. 421 (La République, VIII, 555
d).
115 Ibid., p. 422 (La République, VIII, 556
e).
pauvres, forts de leur victoire, exterminent les uns,
bannissent les autres, et partagent également avec ceux qui restent le
pouvoir politique et les responsabilités de gouverner
»116. C'est ainsi que l'avènement de la
démocratie se fait, par les armes ou par la peur des anciens
gouvernants.
La démocratie (dêmocratia,
äçìïêðaçßa) a comme fondement la
liberté d'expression et la liberté de vivre selon son bon
plaisir. Il est celui qui comporte le plus de diversités et de
bigarrures, car il accueille le plus de caractères différents.
C'est aussi celui qui possède la constitution politique la plus
hétéroclite. La liberté qui y règne en fait la plus
belle et la plus délicieuse des manières de mener son
existence117. La démocratie paraît aussi attrayante,
car l'ouverture d'esprit et la tolérance envers les condamnés y
sont grandes : « Il s'agit apparemment d'une constitution politique
agréable, privée d'un réel gouvernement, bariolée,
et qui distribue une égalité bien particulière tant aux
égaux qu'à ceux qui sont inégaux 118».
C'est pourquoi Platon compare les condamnés à des
fantômes119, soulignant ainsi l'impunité qui
règne dans la cité démocratique.
Cependant, la séduisante démocratie cache des
vices. La constitution démocratique est un mélange
incohérent de divers types d'institutions et de lois empruntées
aux autres régimes. L'anarchie et le manque d'unité qui en
résulte laissent à l'individu seul le choix des décisions
à prendre. De plus, l'égalité bien particulière qui
y règne vient en fait d'une liberté sans mesure qui
méprise les principes de la cité juste.
L'égalité démocratique est différente de
l'égalité géométrique120, et n'est donc
pas conforme à la justice en soi. C'est pourquoi, dans la
démocratie, les vertueux et les méritants sont comparables
à ceux privés de vertu et de mérite ; du point de vu de
Platon, c'est donc une injustice qui engendre une mauvaise éducation et
de mauvais dirigeants politiques. L'homme démocratique, privé
d'une réelle éducation, est « vide de connaissances,
d'occupations nobles et de discours vrais »121 . C'est pourquoi
l'opinion a tant d'importance dans la démocratie, et c'est pourquoi les
hommes
116 Ibid., p. 423 (La République, VIII, 557
a).
117 Ibid., p. 424 (La République, VIII, 558
a).
118 Ibid., p. 425 (La République, VIII, 558
c).
119 « Les condamnés s'y promènent comme les
esprits des héros ». Ibid., p. 424 (La
République, VIII, 558 a).
120 « Au plus important, elle attribue davantage, et au
plus petit elle attribue moins, donnant à chacun une juste part en
proportion de sa nature ; et tout naturellement elle accorde dans tous les cas
aux mérites plus grands de plus grands honneurs, tandis que, à
chacun de ceux qui sont le contraire pour la vertu et pour l'éducation,
elle dispense ce qui leur devient suivant cette proposition ». BRISSON
Luc, PRADEAU Jean-François, Platon Les Lois Livres I à
VI, Paris, GF Flammarion, 2006, p. 292 (Lois, VI, 757 c).
121 Op. cit., p. 428 (La République, VIII,
560 b).
politiques n'ont pas d'autres choix pour se faire respecter
que d'être en accord avec les tendances de la masse, c'est-à-dire
de devenir des démagogues. L'ignorance et le mépris de la
connaissance sont illustrés par l'allégorie -- ou plutôt
l'image -- du navire, dans laquelle la cité démocratique est
désignée par le navire, les citoyens par les matelots et le
gouvernant par le pilote122. Le capitaine et le médecin
valent un grand nombre d'autres hommes, car ils possèdent une science
que les lois écrites et la foule ne peuvent pas avoir. Il est convenu
dans Le Politique « qu'une foule ne sera jamais capable
d'acquérir une technique quelconque123 ». De plus, le
capitaine et le médecin, tout comme le roi, enrichissent leurs
connaissances et leurs techniques par leurs recherches. Le fait que le
démocrate se laisse dicter ses décisions par la foule
désirante est donc une mauvaise chose pour la cité. Pour
décrire le mal qui ronge l'oligarchie et la démocratie, Platon
use fréquemment de deux autres comparaisons, celle de la ruche et celle
de la maladie, le malade ou la ruche étant la cité, la maladie
étant la bile ou les faux bourdons, et le bon législateur
étant le bon médecin ou le bon apiculteur124.
La limitation des désirs est bien moindre dans le
régime démocratique que dans l'oligarchie, à cause de ce
même manque d'éducation et de mesure. L'illusion de
l'égalité prive en effet le démocrate de la sagesse des
gardiens philosophes. Platon est généralement critique envers la
masse, car celle-ci est asservie au désir non nécessaire ; elle
ne se contente pas des besoins naturels, utiles et indispensables, tels que,
par exemple, préparer ses repas et se nourrir. Elle veut plus que le
nécessaire, allant à l'encontre de la modération et de la
sagesse. C'est pourquoi elle finit par refuser la limitation de ses
désirs, la pudeur et enfin l'ordre. Il s'opère alors un
renversement des valeurs où tout ce qui contraint le désir non
nécessaire est dénigré et ostracisé : « Taxant
la pudeur de stupidité, ils la rejettent au-dehors et la bannissent sans
vergogne. La modération, qu'ils invectivent en la taxant de
lâcheté, ils la rejettent en la couvrant d'injures et ils
expulsent la mesure et la discipline dans la dépense, en persuadant le
jeune homme, en lui donnant pour cortège une multitude de désirs
inutiles, qu'il s'agit d'attitudes de paysans et indignes d'un homme libre
»125 . Le renversement des valeurs est clairement
exprimé. La démesure est travestie en éducation
réussie, l'anarchie en liberté, la
122 « Un grand nombre d'entre elles [les cités],
il est vrai, comme les navires qui sombrent, périssent un jour ou
l'autre, ont péri et périront encore, par la faute de leurs
piètres pilotes et matelots, coupables de l'ignorance la plus grave dans
les matières les plus importantes, puisque, sans rien connaître
à la politique, ils s'imaginent posséder cette science dans tous
les détails, plus exactement que tous les autres ». Op.
cit., p. 185 (Le Politique 302 a). « Celle du capitaine de
navire de bon aloi et celle du médecin qui vaut un grand nombre d'autres
hommes ? ». Ibid., pp. 176-177 (Le Politique 297 e- 298
e).
123 Ibid., p. 182 (Le Politique 300 e).
124 Op. cit., pp. 435-437 (La République,
VIII, 564 b-565 c). BRISSON Luc, Platon Le Banquet, Paris, GF
Flammarion, 2007, p. 163 (Le Banquet 214 b).
125 Op. cit., p. 429 (La République, VIII,
560 d).
prodigalité en magnificence, l'impudence en courage.
Dans cette description, la démocratie ressemble à une «
frénésie bachique »126 où règnent
l'anarchie et l'impudence. Il existe aussi une égalité entre les
désirs bons et les désirs mauvais, entre le vrai et le faux.
Cette égalité est en réalité une
indifférenciation ; l'illusion des désirs équivalents
prive donc l'individu démocrate de la priorité de la raison, ce
qu'exprime Platon en comparant le jeune homme démocrate aux compagnons
d'Ulysse. Ceux qui mangent les lotus oublient le passé et succombent aux
désirs immédiats, tout comme le démocrate succombe
à la sensualité et oublie sa patrie127.
Aucun principe ne vient régler la vie de l'homme
démocratique, qui laisse ses envies passagères guider le cours de
son existence. L'idéal de l'égalité (isonomia,
éæüççça)128 fait que le
démocrate croit à l'égalité dans la structure
politique, mais aussi dans la structure de l'existence. La liberté se
propage jusqu'à l'intérieur des foyers, passant du domaine de la
vie publique à celui de la vie privée. Il s'instaure une
égalité entre les désirs nécessaires et les
désirs non nécessaires, l'âme de l'homme
démocratique étant uniquement guidée par le plaisir. C'est
pourquoi il refuse d'avoir un maître, puisque le désir est son
unique maître. En conséquence, tout ce qui contraint la
satisfaction des désirs est vécu telle une frustration par le
citoyen, lequel devient facilement irritable et irrespectueux des lois.
Le désir de liberté pousse à la
volonté de devenir libre et efface les distinctions entre le citoyen, le
métèque et l'étranger, abolissant ainsi la
hiérarchie sociale. De même, dans le domaine privé, «
le père prend l'habitude de se comporter comme s'il était
semblable à son enfant et se met à craindre ses fils, et
réciproquement quand le fils se fait l'égal de son père et
ne manifeste plus aucun respect ni soumission à l'endroit de ses parents
»129 . Le maître en vient à craindre ses
subornés et à devenir indulgent avec eux, tout comme les vieux en
viennent à craindre de paraître antipathiques aux jeunes. Les
élèves respectent peu leurs instructeurs ; il s'instaure une
égalité de droit entre les sexes ainsi qu'entre les hommes libres
et les esclaves. L'égalité en vient même à
s'instaurer entre les hommes et les animaux
126 La « frénésie bachique » renvoie
sans doute aux bacchanales, célébration de Dionysos dans laquelle
le peuple et les femmes en particulier se livraient à des transes et
à des délires orgiaques. Ibid., p. 429 (La
République, VIII, 561 a).
127 « De retour chez ces Lotophages ». Ibid.,
p. 429 (La République, VIII, 560 c).
128 L'isonomia et l'isegoria sont
l'égalité de tous devant la loi et le droit de tous de prendre la
parole devant l'assemblée. L'origine de l'isonomia vient de
l'institution en Grèce archaïque d'une démocratie
militaire. Le cercle formé par l'assemblée des guerriers a
en effet placé la parole « au centre » (esmeson,
êíçðïò). Voir : VERNANT Jean-Pierre,
Entre mythe et politique, Collection La librairie du XXIe
siècle, Seuil, 2004, 190 pages.
129 Op. cit., p. 432 (La République, VIII,
562 e).
domestiques130. La permissivité excessive
devient la maladie de la cité qui mène la démocratie
à sa perte : « En contrepartie de cette fameuse liberté
étendue et indépendante des circonstances <de la
démocratie>, il s'est laissé envelopper dans la servitude la
plus pénible et la plus amère, la soumission à des
esclaves »131.
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