b. La fonction médiatrice de l'âme
L'âme du monde est unique et par nature bonne,
puisqu'elle est divine (théion,
èåßïí)76. C'est pourquoi elle a
été chargée par le démiurge de régler le
mouvement du corps du monde : « c'est plutôt première et
antérieure par la naissance et par l'excellence que le dieu constitua
l'âme, pour qu'elle puisse commander au corps et le garder sous sa
dépendance77 ». L'âme est la seule à se
mouvoir elle-même parce qu'elle est un corps composé du
Même, de l'Autre et de l'Être. En effet seuls les corps
composés peuvent se mouvoir, les corps simples ne pouvant qu'être
mus78. Le mélange des trois entités a
été divisé et lié suivant des proportions et un
mouvement de révolution circulaire lui est appliqué79.
Le démiurge a donc fait en sorte que l'âme contienne le corps du
monde, afin de créer l'univers.
71 Op. cit., p. 116-117 (Phèdre
245 c-246 e).
72 Op. cit., p. 123 (Timée 34
a).
73 Ibid., p. 137 (Timée 43
b).
74 Op. cit., p. 192 (Lois X, 899
b).
75 Voir Chapitre I, 2, b, p. 19.
76 Ibid., p. 190 et p. 294 (Lois X, 898 c
et Lois XII, 966 e).
77 Op. cit., p. 124 (Timée 34
c).
78 CHAMBRY Emile, Platon
Thééthète-Parménide, Paris, GF Flammarion,
1967, p. 230 (Parménide 138 d).
79 Voir Chapitre I, 1, a, p. 7.
Le corps et l'âme du monde sont concentriques et
l'âme englobe la totalité de l'univers, de son centre --
c'est-à-dire de la terre -- à la périphérie du
ciel, de sorte que l'âme du monde tourne en cercle sur elle-même
éternellement80. Elle entraine le corps du monde dans sa
rotation : « il faut affirmer que c'est elle qui de toute
nécessité conduit la révolution du ciel en veillant sur
elle et en l'ordonnant81 ». Le mouvement de l'âme est par
conséquent universel. Il existe donc la part visible du ciel, et la part
invisible qui est l'âme et qui participe à la raison et à
l'harmonie.
Ce mélange fait que l'âme perçoit le
discours portant sur le sensible, car le cercle de l'Autre lui transmet les
informations qui relèvent des opinions et des croyances. Elle
perçoit de manière identique les révélations du
cercle du Même sur la raison, qui produisent l'intellection et la
science. Voici comment elle connaît l'Autre : « Dans une partie de
cette section, l'âme, traitant comme des images les objets qui, dans la
section précédente, étaient les objets imités, se
voit contrainte dans sa recherche de procéder à partir
d'hypothèses ; elle ne chemine pas vers un principe, mais vers une
conclusion82 ». Et voici comment elle connaît le
Même : « Dans l'autre section toutefois, celle où elle
s'achemine vers un principe anhypothétique, l'âme procède
à partir de l'hypothèse et sans recourir à ces images,
elle accomplit son parcours à l'aide des seules formes prises en
elles-mêmes83 ». L'âme est donc le processus qui
synthétise les deux types de connaissances qui dérivent soit de
la sensation, soit de l'intellection. En plus de la fonction motrice,
l'âme du monde a donc une fonction cognitive, qui dérive de sa
structure mathématique. Les mathématiques s'appliquent aussi bien
dans le cercle du Même que dans le cercle de l'Autre, ce qui
confère à l'âme du monde une caractéristique
particulière. Elle est l'articulation entre le ciel et le monde
sublunaire.
Elle fait aussi le lien entre la théologie et la
rationalité ; la théologie s'exprime par le fait que Platon
conçoit les planètes et les étoiles comme étant des
dieux dont les mouvements dépendent d'une âme, alors que la
rationalité s'exprime par la circularité de ces mouvements,
laquelle découle de sa rationalité. Les dieux unissent deux
notions, la notion de bonté et celle de rationalité, notions qui
sont complémentées par la forme sphérique du ciel, par
le
80 Op. cit., p. 126 (Timée 36
e).
81 Op. cit., p. 190 (Lois X, 898
c).
82 Op. cit., p. 355 (La
République, VI, 510 b).
83 Ibid., p. 355 (La République,
VI, 510 b).
mouvement circulaire des corps célestes et par
l'harmonie qui y règne84. Le fait que l'âme soit
immortelle et source de tous les mouvements, ainsi que la perfection de
l'ordonnancement des astres, sont d'ailleurs les deux arguments dont se sert
Platon pour conduire à la croyance aux dieux85. En effet, les
astres, dont les corps sont faits de matière, sont doués
d'âmes qui leur confèrent le mouvement ; or ces âmes sont
celles des dieux olympiens. C'est pourquoi l'astronome, pour Platon, n'a pas
à être athée pour autant ; l'astronome ne doit pas voir les
astres comme des choses faites « que de pierre, de terre et de plusieurs
autres corps privés d'âme86 ». Cela confirme la
fonction cognitive de l'âme car, tout comme les dieux, rien de ce qui est
objet de sensation et de science ne peut lui échapper87.
La régularité observable et déductible
des mouvements célestes confirme que l'âme du monde a une
structure mathématique. C'est pourquoi elle est dite raisonnable. Platon
associe donc non seulement le mouvement à la vie, mais il corrèle
également cognition et mouvement : « se soucier, commander,
délibérer, et toutes les fonctions de ce genre ? Est-il pensable
d'attribuer ces fonctions à quoi que ce soit d'autre qu'à
l'âme, et ne devrions-nous pas affirmer qu'elles en sont les fonctions
spécifiques ?88 ». Si nous ajoutons la cognition au fait
que l'âme du monde participe au cercle de l'intelligible et à
celui du sensible, nous pouvons en déduire que l'âme
possède la connaissance de tout ce qui est. Sa fonction est aussi de
combler l'écart entre la matière et l'intelligible ; l'âme
du monde est à la fois un principe immortel et le moteur de la
matière. L'observation montrant qu'il existe des règles et de la
nécessité qui ordonnent la matière ne doit pas rendre
matérialiste. Cela montre au contraire qu'il existe un principe à
la source de cette perfection : comment « ces corps, s'ils étaient
dépourvus d'âme, pourraient [...] obéir à des
calculs d'une si merveilleuse précision89 » ? La
réponse de Platon est qu'il « existe dans les astres un intellect
qui est le guide des êtres90 ». Cet intellect est
l'âme du monde.
D'autre part, le ciel dans son ensemble et tous les vivants
sont la propriété des dieux ; l'homme étant, de tous
les vivants, celui qui révère le plus la
divinité91. Le mouvement qui
84 Voir Chapitre I, 1, a, p. 7.
85 Op.cit., p. 294 (Lois XII, 966
d-e).
86 Ibid., p. 295 (Lois XII, 967
b).
87 Ibid., p. 197 (Lois X, 901 d).
88 Op. cit., p. 117 (La
République, I, 353 d) et op. cit., p. 185 (Lois X, 896
d).
89 Ibid., p. 295 (Lois XII, 967
d).
90 Ibid., p. 295 (Lois XII, 967
d).
91 Ibid., p. 199 (Lois X, 902 b).
anime les dieux ne peut que se répercuter sur les
hommes, puisque les dieux sont les gardiens des vivants, et que les humains
forment une partie des troupeaux que les dieux possèdent92,
comme l'exprime le mythe de Kronos93. Il convient donc de voir les
conséquences du mouvement de révolution circulaire non seulement
dans le domaine céleste, mais aussi dans le monde sublunaire, puisque
« c'est de l'âme que viennent pour le corps et pour l'homme tout
entier tous les maux et tous les biens94 ».
92 DIXSAUT Monique, Platon Phédon,
Paris, GF Flammarion, 1991, p. 209 (Phédon 62 b).
93 Voir Chapitre II, 2, a, p. 44. Op. cit.,
pp.112-117 (Le Politique 271 c-274 d).
94 CHAMBRY Emile, Platon Premiers dialogues :
Second Alcibiade-Hippias Mineur-Premiers
AlcibiadeEuthyphron-Lachès-Charmide-Lysis-Hippias Majeur-Ion,
Paris, GF Flammarion, 1967, p. 277 (Charmide 156 e).
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