2. Un devenir cyclique
a. Le mythe de Kronos
Nous en sommes à la seconde démiurgie, celle qui
donne lieu à la création des mortels. Nous sommes dans le cercle
de l'Autre, c'est-à-dire sous le règne du temps
(chronos, óðüíïñ). Platon nous dit
ce qu'est le temps et comment il a été conçu par le
démiurge. Celui-ci n'est en fait qu'une image de
l'éternité, une imitation de l'éternité qui se meut
en cercle suivant le nombre, un simulacre progressant selon le
nombre155. Ainsi, il est impropre de parler de temps pour
l'être, qui est éternel et toujours au présent, mais il
convient de parler au passé et au futur de ce qui est en mouvement et
qui change, de ce qui est transmis par les sens. Le sensible est
enchainé au mouvement (kinêsis,
êßíçæéñ) du cercle de l'Autre, il
est pris dans le Devenir. Il est sous l'emprise du changement
(métabolê,
ìåçcâïëÞ), sous le règne de la
causalité, du temps et est, par conséquent, soumis à la
corruption.
Le mouvement de révolution circulaire est donc
lié au mythe de Kronos (ou Cronos), comme il nous l'est dit dans Le
Politique. Le règne de Kronos se place dans un passé
lointain et « la tradition nous rapporte un récit qui veut que la
vie des gens de cette époque ait été extraordinairement
heureuse, car tout leur venait en abondance et de façon
spontanée156 ». Kronos commandait la révolution
circulaire du ciel et ses subalternes, les démons, commandaient les
troupeaux des vivants, à la manière de pasteurs. La raison de
l'excellente administration et du bonheur est imputable au fait que Kronos
avait placé au pouvoir non des hommes, mais des substances douées
d'âmes, des démons (daïmôn,
ä~ßìõí) supérieurs aux hommes, comme
l'homme est supérieur au bétail. Les vivants sont privés
de sexualité, naissent de la terre et sont tous domestiqués par
les démons. Les besoins des vivants sont satisfaits par la nature, si
bien qu'il n'y a ni travail, ni politique, ni prédation. La souffrance
est inconnue, les hommes parlent de philosophie aux bêtes. Lorsque
l'univers suit sa marche divine, les vivants passent de la vieillesse à
la jeunesse avant de renaitre de la terre, dans un cycle de rajeunissement
continuel. Les vieux rajeunissent, les adultes redeviennent adolescents et les
adolescents nourrissons, corps et âmes. Le processus continue
jusqu'à la
155 Ce sont les astres qui sont les nombres du temps, comme nous
l'avons vu Chapitre I, 2, b, p. 19. Op. cit., p. 127-128
(Timée 37 d-38 b).
156 Op. cit., p. 232 (Les Lois IV, 713 b). Voir
aussi : op. cit., p. 112 (Le Politique 271 d-e).
disparition des vivants, tandis que les morts renaissent de la
terre. C'est la condition de l'humanité lors de son âge d'or.
Cette situation bienheureuse caractérise le règne de Kronos. Il
faut dire cependant que Kronos, à l'instar du démiurge,
n'instaure l'ordre que dans la mesure du possible. Pourtant, sa présence
aux commandes du monde permet d'engendrer beaucoup de bien, ce qui compense le
très peu de maux qui subsistent.157
Mais Kronos et les divinités abandonnent le monde
à lui-même, ce dernier conservant tout de même son ordre et
son mouvement de révolution, mais dans le sens inverse de celui
donné par le dieu. Les changements qui affectent le ciel ont alors une
grande incidence sur le monde sublunaire. Lors de la rétrogradation du
mouvement de révolution, il survient de surprenantes modifications pour
les vivants. En premier lieu, le temps est comme suspendu pour eux : leur
âge s'arrête et ils cessent de vieillir. Le mouvement de l'univers
qui régnait est annulé ; quand il reprend dans le sens inverse
à celui du précédent, il entraîne tous les vivants
dans le nouveau mouvement. Les mortels supportent difficilement les changements
brutaux, et « il est nécessaire qu'à cette occasion les
êtres vivants soient détruits en grand nombre, et en particulier
qu'il ne subsiste qu'un petit nombre d'hommes158 ». La secousse
provoquée par l'opposition des élans contraires provoque un
cataclysme dont les vivants pâtissent sévèrement.
Cependant, quelques témoins survivent et permettent de narrer
l'existence du cycle précédent à ceux du nouveau cycle,
transmettant le récit du mythe. Les rescapés de la
rétrogradation sont les âmes qui ont contemplé quelque
chose de la vérité, ce qui les exempte d'épreuve
jusqu'à la révolution suivante159.
Après la phase de destruction et quand le mouvement de
révolution devient régulier, les vivants tentent de reproduire
l'harmonie qui régnait sous Kronos, mais sans y parvenir. Le
157 Ibid., p. 115 (Le Politique 273 c).
158 Ibid., p. 110 (Le Politique 270 c-d).
159 Comme il sera vu Chapitre II, 3, b, p. 51. Op. cit.,
p. 121 (Phèdre 248 c).
cycle de la dégradation progressive est maintenant de
rigueur. La condition de l'humanité change donc aussi radicalement.
L'oubli des enseignements du dieu et la nature imparfaite des vivants
provoquent le vieillissement du monde et sa mise en péril. Privé
de la gouvernance d'une divinité, l'univers est privé
d'immortalité160. La déchéance est
étroitement liée au naufrage dans l'océan de la
dissemblance, car celle-ci met en péril l'être. L'harmonie et
l'universalité font défaut au monde abandonné par la
rationalité du divin, et c'est pourquoi il subit la
déchéance et le désordre.
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