b. Les mouvements cosmiques
Il existe un mouvement propre au Tout composé du
mouvement du Même et de celui de l'Autre. Le Même entraine dans sa
rotation axiale la sphère du corps du monde « depuis le milieu
jusqu'à la périphérie du ciel42 ». Le
Même est le seul cercle qui tourne avec une uniformité et une
régularité parfaite ; l'Autre n'entraine que les planètes
en mouvant les sept cercles, c'est-à-dire les orbites des
planètes43. Nous pouvons aussi détailler les
mouvements des parties produits par les étoiles individuelles, les sept
planètes et la Terre. La révolution diurne des étoiles
ainsi que leur rotation axiale sont engendrées par le mouvement du
Même44. Le mouvement général des sept
planètes est communiqué par le Même, tandis que l'Autre
engendre les trajectoires circulaires des sept cercles, de part son mouvement
même45. La double rotation qui résulte de ces deux
mouvements forme une torsion : « entraînant sur son axe l'ensemble
des cercles que ces corps décrivent, le mouvement du Même leur
donnait l'apparence d'une hélice, étant donné que, dans
deux plans, ces corps devaient avancer en sens inverse
simultanément46 ». L'expression de mouvement de
révolution circulaire, qui semble redondante, exprime alors
assez bien ce double mouvement, ainsi que l'inversion de la rotation lors de la
grande année.
Il existe des différences de vitesse entre les
planètes : « Il prescrivit que ces cercles aillent en sens inverse
les uns des autres, trois avec des vitesses semblables, et les quatre autres
avec des vitesses différentes les unes par rapport aux autres et
différentes de celles des trois autres, mais suivant un mouvement
réglé47 ». Il en découle que pour se faire
une idée juste des huit révolutions, le démiurge est
obligé d'éclaircir le problème de la mesure en allumant le
Soleil, qui était déjà à sa place, mais sans
émettre de rayons lumineux. Il est alors possible de constater que la
Lune ( ) tourne plus rapidement que le cercle de l'Autre ; le Soleil ( ),
Vénus ( ) et Mercure ( ) vont à la même vitesse que le
cercle de l'Autre, en complétant leur révolution en une
année, bien que seul le Soleil possède le mouvement du cercle de
l'Autre sans modification ; Vénus et Mercure modifient le cercle de
l'Autre parce qu'ils ont reçu une impulsion dans le sens contraire du
cercle de l'Autre48. Mars ( ), Jupiter ( ) et Saturne ( )
ralentissent le mouvement du cercle de l'Autre car ces planètes tournent
dans le
42 Ibid., p. 122 (Timée 34 a,
b), p. 126-127 (Timée 36 c, e) et Annexe 4, p. 294.
43 Ibid., p. 122-129 (Timée 36
c-d, 37 b- 38 c).
44 Ibid., p. 131 (Timée 40 a,
b).
45 Ibid., p. 122 (Timée 36
c), p. 129 (Timée 39 a) et p. 122 (Timée 36 c-
d).
46 Ibid., p. 130 (Timée 39
a).
47 Ibid., p. 126 (Timée36
d).
48 Ibid., p. 129 (Timée 38
d).
![](mouvement-revolution-circulaire-pensee-platon8.png)
sens inverse de celui du mouvement de l'Autre, à la
manière de Vénus et de Mercure. Les variations de vitesse, les
régressions intermittentes accélérées avant
l'arrêt du mouvement principal et enfin le renversement temporaire de son
sens ne changent en rien au fait que les planètes aient une trajectoire
circulaire. Il n'y a donc pas d'errance d'une trajectoire à l'autre des
planètes d'après Platon, bien que l'astronomie antique qui
l'affirme se base sur la distinction entre les fixes, c'est-à-dire les
étoiles, et les planètes, qui errent (planetes,
ðåðéctãõãÞñ)49.
La course des astres ne peut pas être déraisonnable, puisque ce
sont des divinités purement intellectuelles qui garantissent son
mouvement.
Outre sa participation au mouvement du Même, le
mouvement propre de la Terre ( ) est celui d'une rotation axiale et centrale ;
elle reste fixée au centre du monde et semble assimilée à
la divinité du foyer, Hestia50. Cette astrologie est issue de
l'observation et surtout du calcul, qui permet de prévoir les mouvements
des astres, puisque ceux-ci sont réguliers. C'est pourquoi Platon n'en
dit pas plus et renvoie pour les détails à « une
représentation mécanique des mouvements
considérés51 », ce qui est probablement une
allusion à une sphère armillaire52.
Il est maintenant clairement établi que l'usage de
modèles géométriques dans la l'astronomie et la cosmologie
apparaît particulièrement important. Ils permettent de
modéliser les corps célestes, leurs tailles et leurs positions,
la régularité de leur révolution ainsi que leurs
périodes. Cette application spéculative géographique et
cosmologique est d'ailleurs pour Aristophane à l'origine de
l'étymologie du mot géométrie (mesure de --
toute -- la terre)53 ; et en effet, cela semble
bien correspondre à la philosophie naturelle et politique de la
Grèce archaïque54.
49 Ibid., p. 122 (Timée 36
b-40d). B RI SSON L uc, PRAD EAU Jean-François, Platon Les Lois
Livres VII à XII, Paris, GF Flammarion, 2006, p. 191 et 193
(Lois X 898 d-899 d), p. 70 (Lois VII821 b, c).
50 « Hestia est la déesse du « foyer »,
celle qui, au centre, est le point de référence universel.
Voilà pourquoi elle a été associée à la
terre privée de mouvement et qui se trouve au centre du cosmos ».
Op. cit., p. 118 (Phèdre 246 c) et p. 210 (Notes
184). Op. cit., p. 133 (Timée 40 b-c).
51 Ibid., p. 132 (Timée 40
d).
52 Voir illustration 3, Annexe, p. 66.
53 « Le Disciple- De la géométrie.
Strepsiade- Et à quoi cela sert-il ?
Le Disciple- A mesurer la terre.
Strepsiade- Celle que l'on distribue par lots ?
Le Disciple- Non, mais la terre entière ».
COU LON Victor, Aristophane, les acharniens, les cavaliers,
les nuées, Paris, Les Belles Lettres, Collection des
universités de France, 1987, p. 172 (les nuées, v.
200).
54 Hérodote attribut quant à lui
comme origine à la géométrie la mesure de la
terre, c'est-à-dire l'arpentage, LEGRAND Ph. -E.,
Hérodote, Histoires, Livre II, Euterpe, Paris, Les Belles
Lettres, Collection des universités de France, 1968 (Livre II,
109).
Le fait que la géométrie puisse servir à
modéliser les mouvements physiques des astres amène à
parler de mouvement d'un point sur un cercle de la même manière
que si on parlait du mouvement d'une planète sur son orbite, par
exemple. C'est en dotant la géométrie de mouvement qu'A rchytas
de Tarente, Eudoxe et Ménédème d'Erétrie
résolvent des problèmes difficiles55 et qu'est
fondée la mécanique mathématique56. Mais il
s'agit davantage de l'étude des machines et de l'usage des instruments,
que du mouvement lui-même.
Rappelons que, pour Platon, les mathématiques sont des
objets idéaux qui ne sont pas sensibles car aucun
géomètre, astronome, arithméticien « ne crée
les figures, mais ils découvrent celles qui existent57
». Il est donc mal approprié de parler de géométrie
comme s'il était possible de construire les figures, c'est même
« ridicule »58 d'après lui : « Aussi bien
dois-tu savoir qu'ils ont recours à des formes visibles et qu'ils
construisent des raisonnements à leur sujet, sans se représenter
ces figures particulières, mais les modèles auxquels elles
ressemblent ; leurs raisonnements portent sur le carré en soi et sur la
diagonale en soi, mais non pas sur cette diagonale dont ils font un
tracé, et de même pour les autres figures. Toutes ces figures, en
effet, ils les modèlent et les tracent, elles qui possèdent leurs
ombres et leurs reflets sur l'eau, mais ils s'en servent comme autant d'images
dans leur recherche pour contempler ces êtres en soi qu'il est impossible
de contempler autrement que par la pensée59 ».
Au-delà de ce principe, Platon fait des mathématiques
l'intermédiaire entre l'intelligible et le sensible. En effet elles
diffèrent des formes intelligibles par leur pluralité et
diffèrent du sensible à cause de leurs formes éternelles
et dépourvues de changement. Il découle de ces remarques que pour
Platon les objets géométriques ne se meuvent pas. La
géométrie des solides est bien distinguée du mouvement en
astronomie dans La République60.
55 MUGLER Charles, Commentaires d'Eutocius et
fragments, Paris, Les Belles Lettres, Collection des universités de
France, 1972 (de la sphère et du cylindre, livre
second).
56 Platon y fait allusion dans La
République, Livre VII, 528 b, op. cit., p. 380. Archytas :
« Il fut le premier, en se servant des principes propres à la
mécanique, à traiter méthodiquement de la
mécanique, et le premier il introduisit dans une figure
géométrique un mouvement instrumental, en cherchant à
obtenir, par la section du demi-cylindre, deux moyennes proportionnelles, en
vue de la duplication du cube ». GOULET-CAZE Marie- Odile,
Diogène Laece, vies et doctrines des philosophes illustres, Le
Livre de Poche, Classiques modernes, Librairie Générale
française, 1999, p. 1007, (Livre VIII, § 83) Eudoxe p.
1019 Livre VIII § 90. Ménédème d'Erétrie, p.
344, Livre II.
57 Op. cit., p. 130 (Euthydème 290
c).
58 Op. cit., p. 378 (La
République, VII, 527 a).
59 Ibid., p. 356 (La République,
VII, 510 d- 511 a).
60 « Après la surface plane, dis-je, nous avons
pris le solide déjà en mouvement, avant de le considérer
tel qu'il est en lui-même. Il serait correct de reprendre la
troisième dimension à la suite de la deuxième. Il s'agit
de cette dimension, bien sûr, qui concerne les cubes et qui participe de
la profondeur ». Ibid., p. 379 (La République, VII,
528 a).
La géométrie plane ou solide est donc
immobile61 (akinêtos,
Üêßíççïñ) et sert à la
connaissance de l'intelligible et de l'éternel62, tandis que
l'astronomie et la mécanique participent du mouvement. Ainsi, si la
géométrie fonde la structure ontologique de
l'univers63, le mouvement de révolution qui l'anime est quant
à lui essentiellement d'ordre mécanique.
Nous pouvons conclure de cet exposé que ce qui
sous-tend l'idée de révolution circulaire a une origine mythique
et est lié à un déterminisme géométrique.
Platon reprend la mythologie traditionnelle en affectant à chaque
planète un dieu olympien. À cette mythologie grecque, il
entrelace des proportions, les médiétés, qui
règlent la place des dieux dans le ciel et qui déterminent la
vitesse des mouvements des planètes. De même, la symétrie,
synonyme d'harmonie, est liée à la beauté et au bon, qui
sont des valeurs morales. Le bien est d'ailleurs un facteur déterminant
puisqu'il guide les actes du démiurge et qu'il devient par voie de
conséquence le point de fuite de l'univers. Enfin, l'âme du monde
désigne à la fois une âme, c'est-à-dire un principe
spirituel, et l'ordre du monde, d'essence mathématique. Il s'agit donc
d'une pensée complexe faite de complémentarité. Nous
trouvons enfin dans la démiurgie la justification du choix par la
divinité de la force circulaire, jugée la plus symétrique,
la plus semblable à elle-même, celle qui rappelle le plus
l'immobilité et la perfection des Formes. Le mouvement qui règne
dans le ciel ne peut donc être que circulaire.
61 V ITRAC Bernard, Quelques remarques sur
l'usage du mouvement en géométrie dans la tradition euclidienne :
de Platon et Aristote à Omar Khayyâm, Centre Louis Gernet de
recherche comparées sur les sociétés anciennes (CRCSA),
Paris, France, CNRS, UMR 8567, document numérique BU Droit-Lettres UFR
Poitiers, consulté le 08/02/2008.
62 « On étudie la géométrie en vue de
la connaissance de ce qui est toujours, et non de ce qui se produit à un
moment donné puis se corrompt ». Op. cit., p. 378 (La
République, VII, 572 b).
63 Comme il a été vu Chapitre I, 1, b,
p. 11.
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