B- Communication internationale au coeur des
Théories du
développement et du modernisme
Quoique favorisant la croissance économique, les TIC
compromettent la viabilité de nombreux systèmes
économiques traditionnels dont notamment ceux des pays du Sud compte
tenu de leur retard technologique et leur lenteur d'appropriation de ces
technologies. Ce qui aggrave les inégalités existantes. La
réduction de la fracture numérique est ainsi assimilée
à la réduction de la pauvreté. Les pays en voie de
développement en général et ceux du continent africain en
particulier se trouvent dans l'obligation de faire appel à l'aide et la
coopération internationale pour sortir de ce fossé
numérique et gravir les échelles du développement. A ce
titre, dans son discours de clôture de la Rencontre internationale Bamako
2000, le Chef d'Etat malien d'alors, Alpha Omar Konaré,
réitère son appel à une collaboration Nord-Sud, en
matière de TIC, en estimant que l'Afrique se trouve dans des conditions
politiques et intellectuelles favorables pour une révolution
technologique : « Si elle doit se préoccuper des autres aspects du
développement, elle ne peut pas pour autant laisser passer
l'opportunité d'intégrer la Société de
l'information. L'appropriation des TIC par les populations africaines constitue
en effet l'un des leviers du développement. »
7 FLICHY Patrice, Technologies et lien
social. Colloque national de Paris : Pour une refondation des
enseignements de communication des organisations 25 au 28 août
2003.
Cet appel à la coopération internationale a
entraîné l'élaboration de politiques de
développement prônées et tant promues par l'ONU, la banque
mondiale, le G8, ainsi que par les organisations de coopération et de
développement. Le recours aux concepts « fracture numérique
» et « société de l'information » aurait ainsi
permis à ces institutions de recycler les vieux concepts
évolutionnistes et technicistes des politiques de développement
et de retrouver élan, légitimité, et même argent. Du
moins c'est ce que pensent de nombreux chercheurs du Nord et du Sud dont Marie
Thorndal, la socio-économiste indépendante, qui, parlant des
organisations internationales affirme qu'elles pratiquent la théorie du
« comme si »8, c'est-àdire « Toujours faire
semblant qu'on va régler les problèmes du monde sans s'en donner
les moyens. Tenir un discours universel en le validant par des
événements enthousiastes et généreux mais sans
effet. Faire « comme si » le modèle de développement du
Nord était généralisable, « comme si » la dette
allait être remboursée, « comme si » le rattrapage du
Sud était possible, « comme si » la fracture numérique
pouvait être comblée. On change de discours, or ce sont les
règles du jeu qui doivent être revues. A terme, c'est tout le
système du multipartisme qui est en danger et l'ONU
décrédibilisée. »
En effet, la notion de « société de
l'information » et ses corollaires seraient donc mobilisés pour
masquer des relations de domination. Il convient de noter que ce n'est pas
à partir des années 90 que les Nations Unies et d'autres acteurs
de coopération internationale se sont intéressés à
l'introduction des TIC en Afrique. Déjà dans les années
1960, des initiatives avaient été prises pour que des TIC
contribuent à l'amélioration de la qualité de
l'enseignement en Afrique, et d'une manière générale
contribuent au développement. Yvonne Mignot-Lefebvre confirme d'ailleurs
que : « (...) Les premières technologies de communication sont
entrées dans les pays du Tiers-Monde en accord avec une vision
volontariste véhiculée principalement par les Nations Unies.
Elles étaient orientées vers des objectifs éducatifs,
culturels et sociaux. Progressivement leur utilisation est de plus en plus
liée à des objectifs économiques » 9.
La société globale de l'information est bel et
bien devenue un enjeu géopolitique autour d'intérêts
financiers et économiques, et le discours qui l'entoure reste une
doctrine sur les diverses formes d'hégémonie dont les
prémisses étaient annoncées déjà depuis la
"révolution technétronique" du géopoliticien Zbigniew
Brzezinski dans les années 1960.
8 Cette théorie du « Comme si » évoque
une figure rhétorique de la langue française appelée
« l'hypostase ».
9 MIGNOT-Lefebvre Yvonne, Des mutations
technologiques, économiques et sociales sans frontières, in
Transfert des technologies de communication et développement, revue
Tiers-Monde, 1987, PP487-51 1, p.498.
Dorénavant, l'hégémonie mondiale se
manifeste à travers une triple révolution : diplomatique,
militaire et managériale menée par les Etats-Unis. C'est
l'apparition des stratégies de « soft power » et de «
global information dominance » qui alternent selon les circonstances la
diplomatie des canons et la diplomatie des réseaux (la cyberguerre) pour
réorienter le monde en fonction de ce qu'on appelle la démocratie
de marché. La politique extérieure nationale de Georges Bush dans
les années 80 légitimera la diplomatie des réseaux
à travers une sorte de droit international de la propagande : c'est la
théorie de l'ingérence, très présente aujourd'hui
dans les relations entre Etats, mais aussi dans la régulation de la
communication internationale. Pour Isabelle Pailliart, la communication
internationale mettrait ainsi fin à la capacité d'un espace
territorial à « gérer ses propres modalités
d'expression ». Dans la mesure où à travers ce processus, et
toujours selon cet auteur, « les frontières géographiques
nationales se brouillent »10, la communication donne
l'impression générale d'un affaiblissement du pouvoir
étatique national. Cette limitation de la souveraineté est «
voulue » ou acceptée par les États à travers de
traités, chartes, ou conventions... Exemple des projets de
coopération technique en matière de communication (PIDC :
Programme international de développement de la communication; Canad :
Central african new agencies developpement) et de
télécommunications.
Missé Missé dans l'un de ses
articles11 rapporte que : « Sous la contrainte de cette
théorie brandie à la fois par les organisations internationales,
les opérateurs économiques ou même les organisations de la
société civile africaine et non-africaine, tous les Etats
africains s'engagent dans cette voie, convaincus ou non». Il faut noter
que cette globalisation libérale contemporaine constitue pour le
géographe, Yves Lacoste12, «une façon
occidentale de se représenter le monde ». Cette vision du
monde, sensée se répandre au nom des libertés et du bien
de l'humanité, impose finalement sa manière d'envisager les
rapports humains, leur organisation, plus particulièrement les
échanges économiques mondiaux au détriment du continent
africain auquel on conditionne « l'aide » à l'acceptation de
ce modèle économique libéral, fixé par les
institutions multilatérales, FMI et Banque mondiale en tête. Cette
étape de la réflexion nous amène à aborder
logiquement la théorie de la modernité ou théorie de la
convergence. A ce sujet, Philippe Laburthe-Tolra et Jean-Pierre Warnier dans
Ethnologie Anthropologie nous rappellent que :
10 PAILLIART Isabelle, Les territoires de la
communication, Grenoble, PUG, 1993, p. 78, 233.
11 MISSE MISSE, Communication internationale
et souveraineté nationale : Le problème des «
ingérences » dans le nouvel ordre mondial.
12 LACOSTE Yves, « Une autre
idée du monde », in Géo, numéro spécial,
septembre 2004.
« La théorie de la modernité est une
théorie de la diffusion des innovations à partir d'un centre qui
est censé les produire : (...) l'Occident à
l'époque moderne. Pour Eisenstadt et ses contemporains, le
moteur de cette diffusion, c'est la rationalité scientifique,
donc universelle, qui s'impose à des civilisations particulières
fondées sur d'autres modes de pensée, qualifiés
de « pré-scientifiques », « pré-logiques »,
voire d'« irrationnels »13. La modernisation est
ainsi perçue comme le rouleau compresseur voué à
écraser toutes les civilisations pour les réduire au
modèle de l'Occident industrialisé.».
Cette école de la « modernisation », encore
appelée école du « développement », a vite
rencontré sa critique, articulée autour de la
référence au concept « d'impérialisme »,
étendu du politique à l'économique et au culturel : «
Le concept d'impérialisme culturel est celui qui décrit le mieux
la somme des processus par lesquels une société est
intégrée dans le système moderne mondial et la
manière dont sa strate dominante est attirée, poussée,
forcée et parfois corrompue pour modeler les institutions sociales, pour
qu'elles adoptent, ou même promeuvent les valeurs et les structures du
centre dominant du système » (Schiller, 1976). Toujours dans ce
même ordre d'idées, il est important d'évoquer les analyses
menées par Bertrand Cabedoche sur La construction de l
'étrangéité dans le discours d'information
médiatique : actualité de l'accusation d'ethnocentrisme des
médias transnationaux ? « Les analyses de la domination se
sont seulement affinées, mais elles ne concluent pas toutes pour autant
à la réhabilitation convaincante des lectures
néo-libérales. »
En sciences politiques, depuis les années
quatre-vingts, on parle de plus en plus d'« interdépendance
inégale » (Coussy14, Hassner, Smouts, Hermet...en
1980), concept qui permet de sortir des analyses classiques de la domination
pour identifier comment ces processus peuvent être, non pas subis, mais
aussi récupérés, réappropriés et
réutilisés par des pouvoirs « dominés »
à des fins internes. Le concept permet également de prendre en
considération que les puissants sur la scène internationale
tentent toujours d'utiliser leur pouvoir exorbitant, notamment pour en garantir
la reproduction». Tous ces travaux replacent la réception dans un
contexte d'acculturation en remettant en cause les rapports de dominants-
dominés.
13 LABURTHE-TOLRA P., WARNIER
J.-P., Ethnologie Anthropologie, PUF, Paris, 1993.
14 COUSSY Jean, «
Interpénétration des économies et évolution des
rapports de dépendance », Revue Française de Sciences
Politiques, « Les nouveaux centres de pouvoir dans le
système international », vol. 30, n° 2, avril 1980, pp.
262-28 1.
En confrontant ces théories, il apparaît
légitime de se focaliser sur la communication internationale dans la
« société de l'information » tout en recentrant les
questionnements fondamentaux sur le rôle des organisations
internationales dans ces rapports hégémoniques Nord/Sud ayant
hérité dans un passé récent d'une
géopolitique de l'information, d'une histoire des cultures, et de
nouvelles lois du marché cachant des conflits d'intérêts et
de pouvoir pas forcément évidents.
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