Troisième partie :
Solidarité numérique en Afrique :
Vers une dépendance technologique
accrue de l'Afrique ou une
résorption de la fracture ?
« Nous passons d'une idéologie de
compétition à une idéologie universelle de
solidarité.»
Adama Samassekou, Extrait d'une déclaration faite
à l'issue de la Prepcom de Tunis. (Juin 2004)
Troisième partie : Solidarité
numérique en Afrique : Vers une dépendance technologique
accrue de l'Afrique ou une résorption de la fracture ?
Chapitre 1 : Une volonté et une mobilisation
internationale manifestes
I- L'e-inclusion à travers la solidarité
numérique
Le 17 Mai 2006, lors de la célébration de la
première journée mondiale de la solidarité de la
société de l'information, l'UIT a décerné à
Maître Abdoulaye Wade, Président du Sénégal, le prix
UIT de la société mondiale de l'information. Un prix que le
récipiendaire considère non comme une récompense mais
plutôt comme un encouragement à poursuivre avec toutes les bonnes
volontés la vulgarisation de l'ordinateur et l'accès du sud au
Web. En effet, c'est suite au succès du « Sommet de Lyon »,
qui a réuni en décembre 2003 plus de 300 élus du monde
entier pour débattre des grands enjeux de la société de
l'information au 21ème siècle, que les villes de Lyon, de
Genève, la province du Piémont et la République du
Sénégal ont engagé une initiative mondiale sur la
solidarité numérique.
L'idée45 du Fonds de solidarité
numérique a été ensuite officiellement lancée par
le Président Sénégalais à travers une proposition
des pays en développement au Sommet de Genève. Cette idée
a alors pris forme dans l'un des principes de la Déclaration de
Genève à l'issue de la première phase du SMSI : «
Nous reconnaissons que l'édification d'une
société de l'information inclusive exige de nouvelles formes de
solidarité, de partenariat et de coopération entre les
gouvernements et les autres acteurs, c'est-à-dire le secteur
privé, la société civile et les organisations
internationales. Conscients que l'objectif ambitieux de la présente
Déclaration - réduire la fracture numérique et garantir un
développement harmonieux, juste et équitable pour tous -
nécessitera un engagement ferme de la part de toutes les parties
prenantes, nous lançons un appel à la solidarité
numérique, aussi bien à l'échelle des nations qu'au niveau
international. »
45 « J'ai toujours pensé qu'une
société de l'information plus équilibrée et plus
harmonieuse devrait être fondée sur une
généralisation de l'accès à l'outil informatique
pour éviter aux pays en retard dans ce domaine les risques d'une
marginalisation irréversible. Donner à tous la possibilité
de se connecter, d'être à l'écoute, de se faire entendre et
de suivre la marche du monde: tel est le sens fondamental du Fonds de
solidarité numérique.»
Maître Abdoulaye Wade, Président du
Sénégal.
De Genève à Tunis, le principe s'est
transformé d'abord en un pacte de solidarité numérique
visant à instaurer les conditions propres de la mobilisation des
ressources humaines, financières et technologiques nécessaires
pour que tous les hommes et toutes les femmes participent à la
société de l'information naissante. Puis ce pacte s'est
mué en engagement à Tunis : « Nous nous
engageons à travailler ensemble à la mise en oeuvre du
pacte de solidarité numérique visé au paragraphe 27 du
Plan d'action de Genève. La mise en oeuvre intégrale et rapide de
ce pacte, dans le respect de la bonne gouvernance à tous les niveaux,
nécessite en particulier une solution rapide, efficace, complète
et durable au problème de la dette des pays en développement et,
le cas échéant, un système commercial multilatéral
universel, reposant sur des règles, ouvert, non discriminatoire et
équitable, qui soit susceptible par ailleurs de stimuler le
développement dans le monde entier, dans l'intérêt des pays
à tous les stades de développement ; elle nécessite
également la recherche et l'application effective d'approches et de
mécanismes internationaux concrets afin de renforcer la
coopération et l'assistance internationales en vue de réduire la
fracture numérique. »
Aujourd'hui, le résultat est bien là, faisant du
Fonds de solidarité numérique (FSN), la première
réalisation concrète de l'Agenda de Tunis, une nouvelle
organisation mondiale entièrement dédiée à la lutte
contre la fracture numérique et créée pour financer le
développement d'une société de l'information plus
équitable. Mais pour Meryem Marzouki, « s'il a
déjà commencé à fonctionner et affiche
désormais l'ambition d'ancrer dans le droit international le principe
d'un financement innovant pour réduire la fracture numérique
», le FSN n'en a pas moins fait l'objet de controverses entre les
États comme au sein de la société civile. Les
gouvernements du Nord, en particulier ceux de l'Union européenne et des
États- Unis, ont fait valoir leur scepticisme vis-à-vis du
fonctionnement des mécanismes de financement existants, notamment en ce
qui concerne la transparence de la gestion et de l'attribution des fonds, et
l'évaluation de leurs résultats en termes de financement du
développement mondial.» 46 Au fait, ce que ne semblent
pas avoir compris les pays du Nord, c'est qu'il ne faudrait pas confondre les
financements de la coopération bilatérale et le fonds qui serait
engagé au nom de la solidarité numérique. Ces pays
voudraient que l'Afrique utilise les mécanismes de coopération
déjà en place, en les perfectionnant au besoin. Or, la
solidarité numérique est un plus qui vient s'ajouter aux
mécanismes existants de coopération.
46 MARZOUKI Meryem, Le SMSI, un Sommet pour
rien ? Les principaux problèmes demeurent à l'issue du Sommet des
solutions, Communication au séminaire international « La
société de l'information dans la coopération au
développement. Un nouveau défi pour les bibliothèques
» 4-5 mai 2006, Séville.
D'ailleurs dans cette nouvelle coopération, le
rôle des entreprises privées et surtout celui des villes et des
pouvoirs locaux est déterminant car ils ont été les
premiers à appuyer la création du Fonds mondial de
solidarité numérique. Signalons au passage que la ville de Lyon
est au coeur de cette solidarité puisqu'elle abrite le siège de
l'Agence mondiale de solidarité numérique47 qui a pour
vocation de favoriser la mise en oeuvre de projets de solidarité
numérique notamment à travers les mécanismes de la
coopération décentralisée. L'agence informe, conseille et
fournit l'appui technique nécessaire à la
généralisation des bénéfices de la
Société de l'information en agissant comme catalyseur dans la
mise en oeuvre de projets. Elle facilite les synergies entre les porteurs de
projets, l'expertise nécessaire pour les mener à bien, les
bailleurs de fonds susceptibles de les financer, et toutes autres
entités pouvant contribuer à la construction d'une
société de l'information créative et solidaire. En outre,
l'Agence appuie la mise en oeuvre du Plan d'action du Sommet Mondial sur la
Société de l'Information (Genève 2003 -Tunis 2005) et la
mise en oeuvre des engagements issus du Sommet des Villes et des Pouvoirs
locaux (Lyon 2003-Bilbao 2005). S'agissant des modalités de financement
et mécanismes d'investissement devant assurer la survie du fonds, le FSN
propose un mécanisme de financement innovant pour le
développement et spécifiquement consacré à la
réduction de la fracture numérique (consistant pour les
collectivités à introduire une « clause de solidarité
numérique » dans leurs appels d'offres relatifs aux technologies de
l'information. Cette clause prévoit le reversement de 1% du montant
total du marché au FSN.) Le principe du « 1% de solidarité
numérique» basé sur la décision volontaire
d'institutions publiques ou privées, permet à tous d'agir
concrètement pour l'édification d'une société de
l'information plus équitable. Prélevé sur la marge
bénéficiaire du fournisseur, il n'implique aucun coût
direct pour l'institution qui l'applique. Clairement spécifié
lors de l'appel d'offre, son application ne peut faire l'objet d'une
interprétation ou d'une négociation. Par conséquent, il
respecte les règles de la libre concurrence. Les sommes
prélevées sur les marges bénéficiaires des
fournisseurs de biens et services relatifs aux TIC sont directement
réinvesties dans le même secteur d'activités. Cette
contribution n'est donc ni un impôt, ni un don, mais un investissement
dans les marchés de l'avenir. Les institutions qui appliquent le
principe, ainsi que les fournisseurs qui répondent aux appels d'offre
reçoivent le label de la solidarité numérique et
bénéficient de ses avantages .
47 L'Agence est reconnue par la Commission
«Société de l'information» de Cités et
Gouvernements Locaux Unis comme l'instance spécialisée dans le
soutien aux projets de coopération décentralisée dans le
domaine de la solidarité numérique.
En somme, on pourrait affirmer que le FSN n'est qu'une
fondation privée comme il en existe déjà de multiples,
dont les ressources proviennent « des contributions volontaires souscrites
par les citoyens, des financements des institutions publiques locales (villes
et régions) et nationales, ainsi que du secteur privé et de la
société civile ». Rappelons tout de même que ce Fonds
récolterait pour l'instant un montant de 8 millions d'euros avec
l'espoir chez ses promoteurs, à terme, de canaliser chaque année
des dizaines de millions.
Il importe de s'interroger sur la contribution réelle
de cette solidarité numérique pour la réduction de la
fracture numérique en Afrique puisque c'est un choix fait par les
Africains eux-mêmes. Aujourd'hui adopté par la plupart des nations
du monde, le FSN serait-il un instrument de légitimation et
d'accentuation de la dépendance du continent en matière de
transfert de technologies vers le Sud? Ou bien le FSN conduira-t-il vraiment
vers une réduction de la fracture numérique ? C'est bien ce que
semblent répondre les discours en faveur de l'e-inclusion de l'Afrique
qui fusent de toutes parts (ONG, puissances du Nord, multinationales oeuvrant
dans les TIC...). Tous ces acteurs brandissent tel un trophée les
efforts consentis au nom de la solidarité numérique. Ceci est
bien rapporté à travers un certain nombre d'entretiens
effectués par Ndzana Mvogo Godeffroy48, envoyé
spécial du CIPUF (Carrefour International de la Presse Universitaire
Francophone), au lendemain de la clôture du SMSI à Tunis : «
"Nous, en Provence-Alpes Côte-d'Azur, nous nouons des partenariats de
solidarité numérique avec les pays de l'Afrique
méditerranéens, nous leur faisons des dotations en
matériel informatique et nous procédons à des sessions de
formation des formateurs ", confie le chef de la délégation de
cette région de France. A la question de savoir pourquoi il n'existe pas
de partenariat numérique avec l'Afrique subsaharienne, le chef de la
délégation considère qu'il appartient aux pays de
l'Afrique méditerranéenne de prendre le relais. Microsoft, quant
à lui, contribue à la solidarité numérique par des
formations en informatique disponibles sur son site ou sur support CD. Cette
formation prend le nom de " curriculum ". Après entretien avec le
représentant de cette corporation, nous constatons que ses partenaires
privilégiés dans le cadre de la solidarité
numérique sont en fait les pays de langue anglaise en Afrique.
Interrogé à ce sujet, il répond que " pour nouer des
partenariats à des centaines de milliers de kilomètres, on a
besoin de contact physique ", ce qui, de son avis, n'est pas encore
évident en Afrique francophone. »
48 NDZANA MVOGO Godeffroy, Sommet mondial de
l'information : L'Afrique à la remorque du numérique,
Novembre 2005.
Il ressort de ces analyses que la solidarité
numérique se réduit à l'installation des réseaux en
zone rurale par voie satellitaire, à des dotations en matériel
informatique, et à la formation des formateurs. Mais, en prenant en
considération le problème d'alimentation en
électricité de nombreuses régions en Afrique
subsaharienne, on est en droit de s'interroger sur l'effectivité de
telles initiatives. Si Internet ne profite qu'aux habitants des grandes
capitales africaines, alors on comprend mieux pourquoi la région
Provence-Alpes-CôteD'azur ne noue des partenariats en matière
numérique qu'avec des pays de l'Afrique méditerranéenne en
excluant l'Afrique subsaharienne. L'e-inclusion est donc partielle et s'il est
exagéré d'assimiler dès maintenant la solidarité
numérique à une solidarité géographique
fondée sur des intérêts économiques de
sécurisation des marchés, et de maîtrise de l'information
en tant que capital, nous pourrions en revanche soupçonner que la
solidarité numérique soit partiellement un facteur d'aggravation
de la dépendance technologique. Bien qu'au Sénégal, par
exemple, des jeunes Sénégalais des écoles sont mis en
connexion avec des jeunes Canadiens, ou que la
télémédecine a commencé par être une
réalité dans beaucoup de pays d'Afrique, ce serait tenir un
discours de fascination « naïve » que de se mettre tout de suite
à applaudir le FSN. Une chose est de transférer les technologies,
et une autre est de penser à l'adaptation des utilisateurs à
cette technologie. A ce niveau, il serait déjà souhaitable que
les technologies soient adaptées aux utilisateurs envers lesquels ils
sont destinés ou tout au moins que leur transfert prévoie des
mesures d'accompagnement pour leur appropriation facile par les
bénéficiaires. Ce constat remet en cause le modèle de
l'assistanat critiqué aussi par Alain Kiyindou dans les
Modèles d'intégration des pays du Sud dans la «
société de l'information ». L'assistanat consiste pour
l'essentiel à « doter les populations de matériel
nécessaire en attendant que les utilisateurs s'adaptent à la
technologie. C'est cette vision qui anime encore beaucoup de donateurs qui
trouvent d'ailleurs dans la solidarité numérique, l'occasion de
se débarrasser des ordinateurs obsolètes. » Une
réelle intégration ou inclusion de l'Afrique dans la
«Société de l'information» équivaudrait donc
à adopter une démarche différente de celle observée
jusque-là, « qui consiste essentiellement à greffer les
nouvelles technologies dans ces pays. Il s'agirait plutôt de faire en
sorte que les nouveaux outils soient complètement en accord avec les
capacités et les besoins des utilisateurs, de les intégrer dans
les tissus social et économique existant. C'est en tous cas ce qu'essaie
de faire l'UNESCO et les États concernés avec la mise en place
des Centres Multimédias Communautaires.
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