B- Le vécu de la fracture en Afrique
Afin de bien appréhender les réalités de
la fracture numérique en Afrique, une définition préalable
du concept même de la fracture numérique s'impose. Pour ce faire,
nous nous référons à la définition donnée
par Elie Michel : « D'une manière générale, le
fossé numérique peut être défini comme une
inégalité face aux possibilités d'accéder et de
contribuer à l'information, à la connaissance et aux
réseaux, ainsi que de bénéficier des capacités
majeures de développement offertes par les TIC. Ces
éléments sont quelques-uns des plus visibles du fossé
numérique, qui se traduit en réalité par une combinaison
de facteurs socio-économiques plus vastes, en particulier l'insuffisance
des infrastructures, le coût élevé de l'accès, le
manque de création locale de contenus et la capacité
inégale de tirer parti, aux niveaux économiques et sociaux,
d'activités à forte intensité d'information.
»31
30 JALEE Pierre, Le pillage du Tiers Monde,
Maspero, 1975.
31 MICHEL Elie, « Le fossé
numérique. L 'Internet, facteur de nouvelles inégalités
? », in Problèmes politiques
et sociaux, la Documentation française, n°861,
août 2001, p.32.
D'après cette définition, la fracture
numérique ne représenterait donc qu'une toute petite partie de
l'ensemble des inégalités de développement. Ces
inégalités caractéristiques du "mal développement"
des pays africains se mesurent par l'usage et l'accès aux TIC comme les
téléphones portables, l'ordinateur ou le réseau Internet.
Si l'on considère avec Manuel Castells32 que l'une des
conditions nécessaires à l'intégration des Technologies de
l'Information et de la Communication c'est l'équité,
c'est-à-dire le fait de donner les mêmes chances aux populations
rurales et urbaines, aux alphabètes et aux analphabètes, aux
femmes et aux hommes, aux populations du Sud et du Nord..., « on est
appelé, tout en s'intéressant à la réduction de la
fracture numérique, à mener en parallèle une
réflexion sur les causes de ces inégalités qui, de l'avis
de nombreux experts, dépassent le cadre strictement technologique.
» Ainsi critique-t-on le concept de «fracture numérique»
en questionnant le discours dominant qui fait des technologies l'unique
instrument du bien-être collectif de demain. Le rapport mondial sur le
développement humain de 2002 souligne par exemple que malgré la
diffusion des TIC en Afrique depuis une décennie, le revenu des 5% de
personnes les plus riches au monde reste 114 fois supérieur à
celui des 5 % les plus pauvres. Ce rapport ajoute qu'au cours des années
90, le nombre de personnes vivant dans l'extrême pauvreté en
Afrique subsaharienne est passé de 242 à 300 millions confirmant
ainsi que la part du commerce extérieur dans le PNB de ces pays n'a
cessé de diminuer et reste même largement inférieur
à son niveau d'il y a 20 ans. Une régression qui s'accompagne
logiquement de la baisse de l'espérance de vie sur un continent dont la
population rurale est toujours en recherche d'eau potable,
d'électricité et n'a pas fini de relever le défi de
l'alphabétisation et de l'éducation.
James Steinberg, de la Brookings Institution de Washington,
n'aurait-il donc pas raison quand il pense que l'efficacité des TIC
comme levier de développement dépend des facteurs qui se trouvent
très souvent «en amont», comme les «ressources
cognitives» et le degré d'alphabétisation. Et sa
pensée est renchérie par celle du commissaire européen
chargé des entreprises et de la société de l'information,
Erkki Liikanen : «L'accès aux TIC, notait-il, est tributaire de la
nature de l'infrastructure d'information et de communication, de l'état
de développement des systèmes économiques et juridiques et
des capacités éducatives et formatives.»33
32 CASTELLS Manuel, La galaxie Internet,
Fayard, 2001.
33 «TIC et développement : combler la fracture
numérique», Le Courrier ACP-UE, mai-juin 2002, p.37.
Ce serait aller trop vite en besogne que de conclure à
partir de ces constats et analyses que les TIC ne servent qu'à creuser
le fossé des clivages socio-territoriaux en donnant plus d'envergure
à l'aspect horizontal de la fracture (entre régions d'un
même pays, ou entre différents pays sur le même continent
africain). Néanmoins, nous pouvons nous permettre d'affirmer sur la base
de ces réalités sociales, ou du moins sur la base de ces
réalités statistiques, que ces technologies ne sont ni une
réelle priorité, ni comme le prétendraient les discours
tenus par les organisations internationales le facteur principal
d'amélioration du bien être humain. Encore faudrait-il
vérifier si ces réalités statistiques traduisent
réellement le vécu de la fracture numérique. C'est une
autre manière de se poser la question de savoir si la fracture
statistique34 reflète réellement la fracture
numérique ou si elle n'est pas plutôt inscrite dans une tendance
technicienne et marchande. Cette dernière hypothèse
apparaît plus plausible puisque les mesures standardisées du
progrès vers la société de l'information par des indices
statistiques quantitatifs élaborés par les grandes organisations
internationales du néolibéralisme se concentrent sur des
indications sur l'infrastructure (« l'Indice d'accès
numérique ou IAN » de l'UIT et le «network readiness of
economies» de la Banque mondiale). Ces indications légitiment la
volonté de certaines multinationales à équiper la
planète en matériel informatique et en outils de
télécommunication. Or, une autre réalité que nous
ne devons pas perdre de face est bien celle de la rapide obsolescence des TIC
qui place les pays du Sud dans une perspective de course sans fin, toujours en
retard. Même si leur connectivité s'améliore dans l'absolu,
l'écart technologique perdure.
En définitive, « la techno-utopie d'une
modernité dépourvue d'un projet de société a
balayé le rêve émancipateur d'un projet de modernité
fondé sur le désir d'en finir avec les inégalités
et les injustices. Les maîtres du monde incitent d'ailleurs ouvertement
à croire que cet idéal est révolu. En lieu et place d'un
véritable projet social, le déterminisme technomarchand qui
institue la communication sans fin en héritière du progrès
sans fin. La performance des systèmes de transmission numérique
s'est trouvée propulsée en paramètre de l'évolution
de la grande famille humaine vers l'ultime phase de son histoire. Le
marché comme la technique se muent en forces de la nature. Telle est en
tout cas la représentation dominante des TIC au seuil du
troisième millénaire » 35. Et cette
représentation se traduit bien dans les réflexions ressortant des
deux phases du SMSI de Genève (2003) et de Tunis (2005).
34 Dr KSIBI Ahmed, De la fracture
numérique en Afrique à la fracture statistique, 71th IFLA General
Conference and Council, Du 14 au 18 Août 2005, Oslo, Norvège.
35 MATTELART Armand, Vers quel nouvel ordre
mondial de l'information ?, p.273, in L'idiot du village mondial Michel Sauquet
(sous la dir.), Editions Charles Léopold Mayer, 2004.
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