Chapitre 2 : La facture des fractures
I- Fracture numérique et sous-développement
en Afrique
La problématique des inégalités,
notamment entre pays du nord et pays du sud, est revenue sur le devant de la
scène avec l'organisation du SMSI. Toutefois, le contexte a bien
changé et n'est plus le même que celui des années 80 que
nous avons analysé dans le chapitre précédent. De la chute
du mur de Berlin au nouvel ordre mondial prôné par la Maison
Blanche, en passant par le développement d'un nouveau capitalisme
financier et par la croissance de l'internet auprès d'une vaste
population dans les pays les plus riches, le développement de la
société de l'information n'arrive pas à être
évoqué sans la notion de la fracture numérique telle la
bonne senteur d'une rose et la douleur provoquée au toucher par ses
épines. Car en effet, les discours sur la société de
l'information sont mirobolants et insistent sur le développement de
cette société en tant que panacée aux problèmes de
sous- développement des pays africains à un point où nous
ne pouvons plus nous empêcher de nous demander : Quels liens pourrait-on
véritablement établir entre développement et fracture
numérique ?
Nous tenterons de répondre à cette interrogation
en décortiquant le concept d'imaginaire social de la technique, lequel
concept renforce les discours favorables à l'installation des TIC en
Afrique. Et dans un second temps, il s'agira pour nous de confronter ces belles
promesses et théories de développement basées sur les TIC
par rapport au vécu même de la fracture en Afrique.
26 Pour Bertrand Cabedoche, « Le concept
d'interdépendance inégale avait fini par concurrencer
celui de dépendance, trop systématiquement
associé à l'externalité et à la
domination. Celle-ci existait, mais les minorités
n'étaient dépourvues de capacité à
révéler leurs particularités et leurs résistances
à certains moments. » Cabedoche Bertrand, «
Confondre les Représentations stéréotypés de
l'Afrique dans les médias
transnationaux ? Une démarche
épistémologiquement problématique », Colloque
«Globalisation, Communication et Cultures», Centre des Nations Unies.
Intervention au sein de la délégation des Nations-Unies à
Brazzaville, le 17 Avril 2007. p.4.
A- Fracture numérique et Développement: Quels
liens ?
La volonté affichée par les pays
non-alignés de mettre en place des systèmes d'information
capables de participer à l'édification nationale au lendemain des
indépendances a été vite étouffée car ces
pays manquaient de ressources matérielles et de personnes
qualifiées pour utiliser les nouveaux moyens d'information à de
véritables fins de développement socio-économique. On voit
bien donc que l'association de la technologie au développement n'est pas
un phénomène récent dans la mesure où chaque
innovation technologique, liée au secteur de l'information et de la
communication était présentée depuis les années 60
comme une solution pour que les pays pauvres amorcent le développement.
Selon Yvonne Mignot-Lefebvre : « la décolonisation ouvrait pour
beaucoup de pays nouvellement indépendants, la perspective d'un
développement autonome. Mais des objectifs prioritaires
s'imposèrent quel que fut le choix idéologique : décoller
économiquement afin de rattraper le plus vite possible les pays riches.
La croyance occidentale selon laquelle la technologie permet de résoudre
bon nombre de problèmes et de brûler les étapes
était alors bien partagée. Les télévisions
éducatives sont une illustration caractéristique de cette
croyance car elles se situaient dans un secteur résolument de pointe,
celui de l'information et de la communication et s'appliquaient au champ de
l'éducation de base qui était la préoccupation
première des responsables de cette période. Celles-ci furent
l'objet, au moins en leur début, d'un engouement extraordinaire de la
part tout à la fois des promoteurs, des financiers et des
bénéficiaires.» 27
Les bénéficiaires au rang desquels on compte les
pays africains sont justement restés pendant longtemps des
récepteurs passifs rêvant à un développement
miraculeux fondé sur l'imaginaire social des mythes de la technique.
Lewis Munford28 affirmait à juste titre : « Mettre en
mouvement les grandes masses, les arracher de la vie normale, les projeter de
l'histoire immobile vers une histoire accélérée ne peut
s'effectuer sans la production de grands rêves sociaux mobilisateurs et
des symboles qui les incarnent, (...) ni les idées, ni les rêves
ne font les révolutions mais, comment pourraient-elles se faire sans les
rêves qu'elles secrètent.» Patrice Flichy confirme
également que l'imaginaire social permet à une
société de construire une identité à travers
l'expression de ses attentes par rapport au futur et une société
sans imaginaire serait une société morte.
27 MIGNOT-LEFEBVRE Yvonne, « Technologies
de communication et d'information. Une nouvelle donne internationale ? »,
dans Revue Tiers Monde, t. XXXV, n°138, avril-juin 1994,
p.248.
28 MUNFORD Lewis, Du mythe de la machine, t.
II, Fayard, Paris, 1974, p. 265-309, in, Patrice Flichy, L'innovation technique
: récents développements en sciences sociales. Vers une
théorie de l'innovation, La Découverte, Paris, 2003, p. 188.
C'est de cet imaginaire social que se nourrissent les pays du
Sud et notamment les pays africains ainsi que leurs dirigeants qui sont
très ouverts et favorables à tous les discours d'installation et
de promotion des TIC en Afrique puisque comme le rappelle Annie
Chéneau-Loquay 29 , les réseaux de communications
corrects et la connectivité à Internet sont souvent
proclamés par les grands organismes de l'ONU, ou de coopération
régionale comme des leviers indispensables au développement de
l'Afrique. L'UNESCO aussi défend cette vision selon laquelle les TIC
symbolisent une nouvelle civilisation basée sur l'information et le
savoir en même temps qu'une nouvelle phase de développement
économique, social et culturel. Erkki Liikanen, Commissaire
européen chargé des Entreprises et de la Société de
l'information, insiste à son tour sur la nécessité de ne
pas isoler les TIC et de plutôt « les intégrer à une
politique globale de développement et au dialogue stratégique
avec les pays bénéficiaires. Telle est en effet la seule
manière de profiter des avantages qu'offrent les nouvelles technologies
dans tous les domaines de la vie en société. »
Dans un article sur « Les modèles
d'intégration des pays du Sud dans la « société de
l'information : entre assistanat, insertion et intégration»,
Alain Kiyindou précise que : « la tendance consiste à faire
croire que les nouvelles technologies sont obligatoires pour le
développement, que grâce à elles, le retard accumulé
pourrait être rattrapé et tous les manques comblés. Le
rapport du PNUD sur le développement humain, la déclaration de
principes du SMSI, le rapport e-inclusion de la Commission de la
Communauté Européenne en sont des exemples frappants. On retrouve
dans la plupart de ces discours, l'argument du leapfrogging en ce sens
que la diffusion des NTIC permettrait d'accélérer le processus de
développement des pays « en retard » et comblerait ainsi la
fracture du développement.»
De nombreux projets de coopération technique
dirigés par des organismes internationaux ont ainsi vu le jour et
visaient à favoriser le développement économique des pays
du Sud à travers l'introduction et la diffusion sur leurs territoires de
technologies qui étaient considérées comme
«nouvelles» à l'époque. C'est justement dans ce
contexte de la forte influence exercée par le paradigme de la
modernisation sur les théories de développement de ces
années qu'il faut mesurer l'importance acquise par les technologies de
la communication par rapport aux pratiques de coopération et de
solidarité internationale.
29 CHENEAU-LOQUAY Annie (Coord.), Quelle
insertion de l'Afrique dans les réseaux mondiaux ? Une approche
géographique, in, Enjeux des technologies de la communication en
Afrique : du téléphone à Internet, Paris, Karthala,
2000, pp. 23-61, p.42-43.
Le processus de développement par étapes (du
simple au complexe, du traditionnel au moderne), tel qu'il est
démontré par Armand Mattelart, place la communication et ses
technologies en avant-poste dans la théorie de la modernisation. Ceci se
justifie d'abord par l'importance de l'amélioration des infrastructures
de télécommunication d'une nation dans le processus de
développement de son système d'échanges commerciaux.
Ensuite, il faut reconnaître que les moyens de communication sont
perçus comme des agents de développement dans la perspective
évolutionniste d'un passage linéaire de la société
traditionnelle à la société moderne. Ils sont
assimilés à des producteurs de comportements modernes
susceptibles de remplacer les habitudes productives et de consommations
liées à la tradition. C'est sans doute pour cette raison que la
thèse modernisatrice s'accompagne de la théorie diffusionniste de
l'innovation technologique.
Mais ces théories qui servent parfois de pilier
idéologique aux stratégies adoptées par les institutions
internationales pour éradiquer au nom de la solidarité la
misère et le sous- développement des pays africains, constituent
une vision déterministe et peut-être trop idéaliste de la
fracture numérique. Continuer à croire aujourd'hui que
grâce aux TIC, on pourrait « brûler les étapes du
développement », et lutter plus efficacement contre la
pauvreté est une utopie techniciste de plus. Aux peuples
sous-équipés du Sud, on fait miroiter l'ordinateur pour tous,
outil miracle pour passer du sous-développement au développement,
sans même se préoccuper de l'adéquation entre technologie
et contexte d'utilisation. D'où la question qui est souvent posée
par les chercheurs en SIC et qui révèle une certaine illusion de
la relation de cause à effet : « Sont-ce les ordinateurs qui
créent la richesse ou est-ce la richesse qui permet de s'équiper
en ordinateurs ?». On ne saurait, en effet, apporter une réponse
rapide et tranchée à cette question sans tomber dans un
déterminisme technologique teinté de subjectivisme car la
question en elle-même sous-entend un rapport direct entre l'accès
à la technologie et les possibilités de développement. Or
quand la notion de « fracture numérique » est couplée
avec le déterminisme technique, elle apparaît plus comme un
concept idéologique ou politique que scientifique. Mais puisque notre
démarche s'inscrit dans un cadre scientifique, nous dirons que cette
question pose la complexité de la fracture numérique face
à la relation qui peut exister entre l'incorporation des TIC dans les
dynamiques sociales et la transformation sociale qu'elle implique.
L'objectivité à laquelle nous prétendons ne saurait
être remise en cause si nous concédons à Kemly Camacho que
la fracture numérique résulte des fractures sociales produites
par les inégalités sur les plans économique, politique,
social, culturel, entre les hommes et les femmes, les
générations, les zones géographiques, etc.
Cependant, à en croire Pierre Jalee30 «
C'est le caractère asymétrique, des relations
d'interdépendance entre le centre et la périphérie qui
garantit la pérennité du capitalisme, en même temps qu'il
entraîne le développement du sous-développement ».
Mattelart Armand et Erik Neveu constateront eux aussi que « La
mondialisation des économies constitue un processus de domination qui
continue à se produire ».
C'est donc à bon droit que l'on peut s'inquiéter
de l'envahissement de la « société de l'information »
par les acteurs privés et les multinationales qui la
métamorphosent en un centre commercial international ou en argument de
vente pour ordinateurs familiaux, réduisant ainsi les pays dits
arriérés à un marché de plus à
conquérir. De plus, c'est un excellent marketing pour les grandes
entreprises des télécommunications et de production et
commercialisation de matériel informatique que de réduire la
fracture numérique à la simple fracture technologique. Et c'est
ce qui ressort souvent des discours de l'UNESCO qui considèrent le
développement des infrastructures comme le principal moyen de
remédier à cette fracture technologique. L'observation des
réalités du terrain par le vécu de la fracture met
d'ailleurs vite en exergue le caractère stérile de ces
discours.
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