Deuxième partie :
L'Afrique dans la société globale
de l'information
« Le numérique est entrain de créer un
homme nouveau dans une civilisation nouvelle, la société de
l'information, dans laquelle n'entre pas qui veut comme dans les premiers temps
de l'humanité. Cette fois, il faut payer pour utiliser les
équipements coûteux et complexes, ou rester isolé (...) Au
Nord, on possède à la fois l'équipement et l'argent pour
payer l'accès ou, si on ne possède pas l'équipement, le
prix à payer pour la location, l'accès et l'utilisation. Au Sud,
les exclus. Le Nord et le Sud communiquent de moins en moins, avec le risque de
ne plus pouvoir communiquer (...) » Abdoulaye Wade, Président de la
République du Sénégal. « Fossé
numérique et solidarité numérique » in Le Monde,
7 Mars 2003.
Deuxième partie : L'Afrique dans la
société globale de l'information
Chapitre 1 : Du rapport McBride à la
société de l'Information
I- L'information à sens unique et la contestation
des pays du Sud
Une analyse sémantique approfondie du concept
d'information à sens unique nous révèle que le choix du
vocable « Information » à la place de celui de «
Communication » n'est peut être pas si innocente et hasardeuse. En
effet, La démonstration nous est donnée par Antonio Pasquali
(2002), qui, se prononçant sur la distinction entre information et
communication, argumente: « Informer connote pour l'essentiel la
circulation de messages unidirectionnels, causatifs et ordonnateurs, visant
à modifier le comportement d'un récepteur passif, tandis que
communiquer fait référence à l'échange de messages
bidirectionnels, donc relationnels, dialogiques et socialisants entre des
interlocuteurs pourvus d'une même capacité, libre et
simultanée, d'émission/réception. Tandis que l'Information
tend à dissocier et à hiérarchiser les pôles de la
relation, la Communication tend plutôt à les associer ; ainsi
seule la Communication peut donner naissance à de véritables
structures sociales ».
Cette explication illustre bien le flux de circulation
verticale de l'information à sens unique caractéristique d'une
société hégémonique de l'information telle que
celle qui légitimait déjà dans les années 1970 les
rapports de dominants sur dominés.
Notre raisonnement, peut également s'appuyer sur la
théorie de l'Américain Norbert Wiener, qui en développant
le concept d'information, à la base de la notion de «
société de l'information », constatait que ce concept
souffrait déjà d'un tropisme originel qui réside dans le
schéma cybernétique même du processus de communication.
Lequel processus implique une vision de l'histoire comme représentation
linéaire et diffusionniste du progrès : L'innovation et la
modernité se diffusent du haut vers le bas, du centre vers les
périphéries, de ceux qui savent vers ceux qui sont censés
ne pas savoir.
Toutes ces constatations, toujours vérifiables
aujourd'hui, dans les relations que nous qualifions (par simple
référence au contexte historique de la géopolitique de
l'époque) de relations Nord-Sud nous renvoient donc à la
naissance des débats portant sur les inégalités en
matière d'information et de communication, à l'échelle
internationale.
En effet, Annie Chéneau-Loquay remarque que les causes
premières de la circulation à sens unique de l'information qui
dépouille les Etats du Sud et notamment les pays africains de leurs
prérogatives de gestion de leur territoire, seraient: « Le passage
à une gouvernance internationale qui favorise la mainmise des
multinationales sur les infrastructures et sur les services, la remise en cause
d'accords internationaux, et la relative dématérialisation des
nouvelles technologies.»17
Les grands groupes de presse ou conglomérats
médiatiques multinationaux (chaînes de télévision,
radios, journaux, magazines,...) ont ainsi exercé un quasi-monopole en
écartant les pays du Sud et en favorisant la circulation de
l'information et des produits culturels du Nord vers le Sud. C'est sans doute
le constat qui fait dire à Ozan Serdareglu que « les
émetteurs du Nord assignent une identité à
«l'autre» tandis que pour «les autres» (les pays du Sud),
l'enjeu n'est pas de communiquer avec le Nord. »18. Dans ce
même ordre d'idées, Herbert Schiller tout en restant radicalement
opposé au point de vue des chantres de la modernisation du Tiers-Monde,
partage néanmoins avec eux la conviction que les médias sont
d'importants agents de l'occidentalisation ou plutôt de
l'américanisation du globe.19
Le sentiment de frustration, engendré par ce qu'on
pourrait nommer sans exagérer le « diktat médiatique de
l'Occident », a amené les pays du Sud par la voix de certains
chercheurs et de représentants à l'UNESCO à axer leurs
analyses sur ces déséquilibres transfrontaliers en contestant les
stratégies de domination inhérentes.
C'est d'abord la notion du droit à la communication qui
a été publiquement avancée par Jean d'Arcy20 en
1969 au moment même où prend forme à l'Unesco le
débat sur les libertés dans le domaine de l'information. Cette
notion matrice prône le refus d'une communication depuis l'élite
vers les masses, du centre vers la périphérie, des riches en
matière de communication vers les pauvres et plaide pour le principe de
la différence : sans distinction aucune d'origine nationale, ethnique,
de langue, de religion.
17CHENEAU-LOQUAY Annie, Le fossé
numérique, l'Internet, facteur de nouvelles inégalités ?,
in revue Problèmes politiques et sociaux, n°861, p.34.
18 SERDAREGLU Ozan, « TV5, quand le Nord
et le Sud se recentrent en français : on n'habite pas un pays, on habite
une langue », pp. 187 et s., in Gilles Boëtsch et Christiane
Villain-Gandossi (sous la direction de), Les stéréotypes dans
les relations Nord-Sud, Hermès, n° 30, CNRS éditions,
2001.
19 MATTELART Tristan, La mondialisation des
médias contre la censure, de Boeck, 2002.
20 JEAN d'ARCY est le pionnier de la
télévision française, alors directeur de la division de la
radio et des services visuels au Service de l'information de l'ONU à New
York.
La Conférence Générale de l'UNESCO
organisée à Nairobi (Au Kenya) en Novembre 1976 a finalement
été le lieu de formulation des revendications des pays
dominés en faveur d'un « rééquilibrage » de
l'information entre le Nord et le Sud. Ces revendications sont
regroupées en trois chefs d'accusation : Le silence autour du
Tiers-Monde, la déformation dont les informations le concernant font
l'objet dans les médias des pays du Nord, enfin la propagande culturelle
du Nord en direction du Sud. Dès lors émergea une volonté
officielle proclamée aussi bien par les pays du Sud que par les
organisations internationales telles que l'UNESCO de libérer
l'information de l'ingérence étrangère.
Mais l'UNESCO, en libérant l'information de
l'ingérence étrangère, ne s'était-elle pas
ingérée dans la gestion des politiques publiques nationales
d'information et de communication des pays du Sud ? Puisque ses actions sont
financées par certains pays industrialisés, l'UNESCO
était-elle pour autant redevable envers ces pays en servant
éventuellement leurs intérêts ? D'où une autre
interrogation sur l'orientation donnée aux décisions de l'UNESCO
par rapport à sa neutralité effective dans la régulation
de la communication internationale. Les interventions et actions de cette
organisation internationale favorisent-elles vraiment le développement
de l'information en faveur d'un rééquilibrage des flux de
circulation ou ces décisions creusent-elles davantage le fossé
entre dominés et dominants. Mais avant toutes ces questions, il est
primordial de savoir si l'UNESCO a pour mission de réguler la
communication internationale alors que le terme même de communication
n'apparaît pas dans son sigle.
A ce sujet, Wahid Khadraoui nous apporte la réponse
dans son mémoire21 pour l'obtention du Diplôme d'Etudes
Approfondies en Sciences de l'information et de la communication. Selon lui,
quoique le terme « Communication » ne figure pas comme tel dans le
sigle de l'UNESCO, « l'importance de ce domaine d'activité n'a pas
moins été reconnue dès la création de
l'organisation ». En effet, « aux termes de son Acte constitutif,
l'UNESCO est expressément chargé de faciliter la libre
circulation des idées par le mot et par l'image et de favoriser la
croissance et la compréhension mutuelle des nations en prêtant son
concours aux organes d'information des masses. »
21 KHADRAOUI Wahid, Fractures Nord-Sud :
Origines et enjeux de la fracture numérique, l'Afrique comme exemple,
Grenoble : Institut de la Communication et des Médias, 2003, p.36
(Mémoire de DEA SIC).
Et en réalité, dans la décennie 70-80,
l'UNESCO, avec à sa tête Amadou Mahtar M'Bow, était
effectivement très sensible à cette question de
rééquilibrage des rapports en matière d'information et de
communication entre les pays industrialisés et ceux en
développement. C'est d'ailleurs l'adoption systématique par les
grands médias internationaux « prescripteurs » des
schémas de pensée des pays les plus riches que
dénonçait à l'époque Amadou Mahtar M'Bow. A la
suite du cri poussé par M'Bow, de nombreuses voix se sont
relayées pour se faire l'écho des contestations et revendications
des pays dominés. Ainsi en 1978, Hervé Bourges a publié
son ouvrage « Décoloniser l'information » dans lequel
nous notons le remarquable travail accompli par Bertrand Cabedoche qui rapporte
dans le quatrième chapitre dudit ouvrage un certain nombre d'entretiens
et d'échanges avec des journalistes du Nord et du Sud, lesquels
entretiens constatent et critiquent les lacunes et stéréotypes
forgées sur l'ethnocentrisme culturel22 de la circulation
à sens unique de l'information dans un contexte global de
dépendance néocoloniale des dominés vis-à-vis des
dominants. En 1978, les analyses critiquaient donc une construction
médiatique occidentale de l'étrangéité souvent
stéréotypée, réductrice et
linéaire.23
Mais le regard rétrospectif que nous apportons à
la lecture de ces événements nous permet aujourd'hui avec le
recul du temps et en toute objectivité d'appréhender
réellement non pas la responsabilité des médias
occidentaux déjà tant accablés par les accusations des
pays du Sud mais plutôt l'ampleur et la violence de l'affrontement
diplomatique qui se déchaîna alors à l'UNESCO. Ce qui
coûta d'ailleurs son siège à Amadou Mahtar M'Bow et
entraîna le retrait des Etats-Unis de l'Organisation.
L'UNESCO a été (peut-être d'ailleurs pour
la seule fois de son histoire) tellement engagé dans un combat qui
compromettait les intérêts des Etats-Unis au point où le
conflit diplomatique généré par la revendication du Nouvel
ordre Mondial de l'Information et de la Communication a plongé dans une
longue crise l'institution qui se proposait de devenir la « conscience
du monde et des organisations internationales ».
22 Pour Michel Lemerle : « Par un
véritable ethnocentrisme culturel, les pays riches délaissent
trop à travers les
médias les problèmes du Tiers-Monde. Ils leur
renvoient souvent une image déformée d'eux-mêmes,
créant ainsi une sorte d'effet multiplicateur de la dépendance
... ».
23 BOURGES Hervé, Décoloniser
l'information, Paris, Editions CANA, 1978, p. 134.
Nous sommes revenus sur cette partie sombre mais très
importante de l'histoire de l'UNESCO car elle pourrait justifier aujourd'hui
avec le retour des Etats-Unis au sein de l'organisation d'éventuels
motifs d'influence et de pression subies par l'UNESCO et qui
détermineraient sa position actuelle plus neutre et donc moins
engagée par rapport aux questions de régulation de la
communication internationale. A quoi donc auront finalement servi la
revendication du NOMIC et le rapport rédigé par la commission
internationale d'étude des problèmes de la communication de
l'UNESCO, composée de personnalités de renommée
internationale, et présidée par Sean Mac Bride ?
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