Prenant sa source en Guinée, dans le massif du
Fouta-Djalon, le fleuve Sénégal coule vers le nord, et traverse
des contrées de plus en plus arides, confinant au désert
près de son embouchure. De tout temps, la crue du fleuve a
été essentielle à la mise en culture des deux rives,
d'autant plus que les pluies se raréfiaient. Cette crue annuelle
apparaît en fin de saison des pluies et permet l'exploitation de la
moyenne vallée, plaine alluviale cultivée en saison sèche
après le retrait des eaux. Un système de production
millénaire s'est ainsi construit dans le temps, jouant de la
complémentarité des cultures et parcours de décrue dans le
Walo (basses terres), qui succédaient aux cultures et pâturage s
sous pluie du Diéri (hautes terres).
Selon une étude de l'IRD pour l'Organisation de Mise en
valeur du Fleuve Sénégal (OMVS) en 1999, sur la période
1946-1971 65 000 hectares sont cultivés côté
Sénégal, alors que les surfaces inondées sont
estimées à 312 000 ha des deux côtés du fleuve (pour
108 000 ha cultivés).
Ainsi que l'explique assez crûment Adrian Adams,
« .../...Les projets de mise en valeur du fleuve, fondés
depuis l'époque coloniale sur la riziculture irriguée, n'ont
jamais tenu compte de ce système de production millénaire. A
partir des années 1960, les pluies et la crue ont fortement
diminué, disparu même certaines années. Pour
l'élevage comme pour l'agriculture, la sécheresse allait
simplifier les choses, en permettant aux « développeurs » de
faire comme si les systèmes de production traditionnels de la
Vallée appartenaient désormais au passé ; l'avenir,
c'était l'agriculture irriguée. Avec l'adhésion du
Sénégal au programme de l'OMVS, la politique de la table rase
devenait irrévocable ; les barrages projetés ne supprimeraient
pas la pluie, mais ils permettraient de supprimer en grande partie la
crue ».
Plusieurs décisions de l'OMVS, créée en
1972, lui donnent malheureusement raison, nous allons le découvrir.
Au nombre de ses objectifs figurent la sécurisation des
économies pour les rendre moins dépendantes des conditions
climatiques, et l'amélioration des revenus des habitants du bassin du
fleuve, cette organisation annonce un programme fondé sur la
construction de deux barrages estimés à 136 milliards de FCFA fin
70, l'un pour constituer une réserve en amont et l'autre en aval pour
empêcher la remontée des eaux salées.
L'irrigation, la navigation et l'énergie (centrale
hydro-électrique au barrage de Manantali) sont les trois volets
prévus.
Il était prévu de mettre en valeur rien de moins
que 400 000 hectares de cultures irriguées (blé et riz), soit
quatorze fois plus qu'avant, et dans un délai de moins de dix ans ;
après vingt ans de crue artificielle mais dégressive, il
paraissait évident que l'intégralité de la population de
la Vallée serait occupée à travailler dans les
périmètres irrigués (PNUD- OMVS, 1974).
En 1987 et de 1989 à 1992, l'OMVS est directement
responsable de l'absence d'emblavement puis de la destruction des cultures de
décrues : elle privilégie la hauteur d'eau du
réservoir et refuse d'opérer les lâchers
nécessaires, ou le fait à contre emploi, noyant ce qui a
été emblavé.
Peu à peu, on assiste à une dichotomie
régionale :
- n l'essentiel des périmètres aménagés se situe
dans la zone du delta, où la tradition d'une agriculture marchande
intensive en capital se développe, avec double culture annuelle.
- n Dans la Vallée, où il y a peu de commercialisation des
récoltes, et peu de ressources non-agricoles en dehors de
l'émigration, l'affectation des terres est accaparée par les
notables, commerçants et émigrés qui se font attribuer
légalement le foncier, qui appartenait souvent auparavant à la
famille au sens large.
Les stratégies traditionnelles de survie, où
l'on se détourne ponctuellement de l'agriculture lorsque les conditions
de l'année hypothèque la rentabilité des maigres moyens
disponibles, risquent alors d'aboutir à l'exclusion des paysans
« historiques » du domaine irrigué, dont on doit
rentabiliser l'investissement initial chaque année, et si possible deux
fois l'an.
A la suite de plusieurs études et critiques très
virulentes contre la politique de l'OMVS, de 1987 à 1990, les travaux de
l'Institute for Development Anthropology, basé aux Etats-Unis,
démontrent le double intérêt des cultures de décrue,
plus rentables et productives à surfaces égales, en minimisant
les risques. Le Sénégal est favorable à cette option,
privilégiant l'idée d'une crue permanente contrôlée
à partir du barrage, sans que cela ne soit incompatible avec la
production d'électricité.
Ce point de vue s'attirera les foudres du Haut Commissaire de
l'OMVS qui le considérera comme un affront à l'autorité de
l'OMVS, et l'expert de l'Institut ayant produit cette étude se verra
rappeler par le personnel OMVS « qu'il était dangereux
même de poser des questions au sujet de la crue artificielle, car cela
pourrait donner à croire aux paysans qu'ils y avaient
droit ».
Au final, comme au temps du baron ROGER, la
réalité des chiffres ramène les objectifs initiaux
à ce qu'ils n'ont jamais cessé d'être, c'est à dire
des utopies :
Potentiel irrigable : 240 000 hectares
Superficies aménagées : 94 000 hectares
Superficies encore exploitable : 64 000 hectares (
où la maîtrise de l'eau est possible)
Surfaces cultivées : 35 à 40 000 hectares
(tous systèmes confondus)
Production de riz : 85000 tonnes (début 60),
jusqu'à 200 000 T (2002-2004)
On notera pour l'anecdote que l'objectif fixé l'an
passé est de doubler cette production d'ici à trois ans
(seulement) pour satisfaire la demande nationale ; celle-ci a
obligé le pays à importer (en moyenne sur la période 2000
- 2003) 630 000 tonnes de riz, et 240 000 tonnes de blé...
En 1985, la Nouvelle Politique Agricole, qui butera sur les
contraintes de l'ajustement structurel, puis le Programme National de
Vulgarisation Agricole jusqu'en 1995, se focaliseront au plan national sur
l'augmentation de la production, pour accroître les recettes
d'exportation du jeune Etat Nation. Elles oublieront l'importance de la
productivité, et feront peu de cas du Capital Humain du secteur
agricole, réduisant le rôle du producteur à la seule
exécution des tâches techniques de production, très
encadrées par les techniciens de l'Etat.
Le bon encadreur, pour avoir des résultats,
n'hésitait pas parfois à brandir la menace de la chicote
lorsqu'un producteur de son secteur manifestait quelques
velléités d'indépendance.
La chute tendancielle des cours mondiaux des matières
premières agricoles, combinée aux effets de la sécheresse
(et de la descente au sud des isohyètes), ainsi que le
désengagement brutal de l'Etat des fonctions d'approvisionnements et de
collecte, laissera exsangue l'économie rurale et ses principaux acteurs,
peu préparés à s'adapter à un nouvel environnement
plus contraignant, dont ils ignorent les règles de fonctionnement du
marché.
Cette situation sonnera le glas de la vulgarisation de type
« training and visit », conceptualisée par le
« gourou » de la Banque Mondiale, D. BENOR.
Il s'agissait en ait d'un système de type Top-down de
transmission de consignes techniques (sous forme de paquets technologiques)
identifiées par le sommet de l'échelle du dispositif comme les
plus pertinentes ; mais cette position était très
éloignée des réalités sociologiques et du terrain.
Les vulgarisateurs étaient désormais évalués sur le
nombre de thèmes techniques diffusés, le nombre de visites
effectuées chez les producteurs, et accessoirement sur le taux
d'adoption de ces nouvelles pratiques performantes en milieu paysan.
Malheureusement pour ce système de développement
et ses défenseurs, et heureusement pour les paysans, leur bon sens
légendaire leur permettra de faire le tri des innovations dont ils
pouvaient tirer une plus value, et d'ignorer les autres, dont certaines
étaient manifestement inadaptées aux réalités, ou
qui auraient pu leur coûter cher.
Nous citerons par exemple l'incitation à abandonner les
cultures associées dans les champs de case, technique jugée trop
brouillonne et peu compatible avec la performance moderne et
cartésienne, qui utilisent pourtant rationnellement l'espace, la
fertilité du sol et les complémentarités de plantes aux
besoins différents, et qui représentent surtout par leur
diversification une garantie de sécurité alimentaire plus
efficace que la monoculture, en cas d'attaque parasitaire massive ou d'incident
climatique.
L'ancien paradigme, qui avait montré ses limites,
laissera alors la place à une approche participative, non directive et
plus réactive : la naissance du Conseil Agricole et Rural renvoie
la vulgarisation ancienne formule à la préhistoire.
Sous l'impulsion de la Banque Mondiale, la plupart des pays
d'Afrique sub-saharienne élaborent durant la seconde partie des
années 90 des Programmes de Services Agricoles (conseil, recherche) et
d'Appui aux Organisations de Producteurs.
Englués dans la crise liée à
l'affaiblissement de l'Etat, mais aussi sans doute aveuglés par leur
statut social avantageux qui les avait coupé durablement des
réalités du monde agricole, les acteurs du dispositif national de
formation agricole, quasi-exclusivement public, ne surent saisir
l'opportunité de prendre en marche le train des réformes du
développement rural.
La réflexion nationale qui conduira à la
conception, puis la mise en oeuvre du programme PSAOP, à l'aube du
troisième millénaire, laissera les professionnels
« institutionnels » de la formation sur le bord du chemin.
Il s'agissait pourtant du principal programme d'investissement du secteur
agricole issu de l'ajustement structurel, et l'un des plus largement
dotés en financement.
Au démarrage de sa mise en oeuvre, ce sont
essentiellement des chercheurs sénégalais qui s'apercevront du
hiatus ; ils initieront et piloteront à son terme une vaste
réflexion spécifique à la F.A.R, en considérant que
même si le dispositif existant était jusque là très
peu impliqué dans la formation directe des producteurs, il n'en
demeurait pas moins le seul dispositif pourvoyeur de ressources humaines
qualifiées dont avait besoin le nouveau Conseil Agricole et Rural. La
nouvelle Agence Nationale du Conseil Agricole et Rural (ANCAR) prévoyait
de pourvoir assez rapidement chacune des 320 Communautés Rurales en
conseiller agricole de base, via ses dix directions régionales.
Cette réflexion spécifique, qui durera un an et
demi s'appuiera sur une triple analyse historique, diagnostique et prospective,
pour proposer en mai 1999 une Stratégie Nationale de FAR ; celle-ci
sera validée au cours d'un atelier national réunissant 120
acteurs de la formation et du développement rural.
En faisant le choix d'une agriculture paysanne familiale, elle
pointe pour la première fois la nécessité de
répondre aux besoins des ruraux dans tous les domaines, pour accompagner
les mutations d'une nouvelle économie rurale dans laquelle
émergeront de nouveaux métiers (liés au
désengagement de l'Etat d'un certain nombre de fonctions qu'il assumait
jusque là).
En insistant par ailleurs sur l'indispensable
alphabétisation de tous les ruraux, la SNFAR recommande de mettre en
place, sous forme participative, la régulation du sous-secteur pour
améliorer la qualité globale des prestations offertes, et
réduire le décalage important constaté entre l'offre et la
demande de F.A.R.
A la suite de cet atelier national, l'Etat créera un
comité national de planification stratégique de la FAR (2000),
qui restera lettre morte en raison de l'alternance politique intervenue au
même moment.
La coopération suisse, très engagée dans
la FAR depuis 1975 (à travers un appui direct aux établissements
de formation des techniciens et ingénieurs), et dont la
représentation locale compte plusieurs acteurs de la Recherche
Agronomique sénégalais, sera à l'initiative de plusieurs
expérimentations conduites à l'échelon local et
régional, dont notamment :
- n Mise en place d'un pilotage régional de la FAR (2000) sous
l'égide du Conseil régional de Ziguinchor ;
- n Appui à dix écoles communautaires de base en Moyenne
Casamance, pour en faire une alternative au système scolaire classique,
peu adapté aux contraintes et au système de valeurs en milieu
rural,
- n La mise en réseau des acteurs de la FAR dans la Vallée du
Fleuve Sénégal, pour démontrer la pertinence d'une
régulation participative dans un territoire, par ses acteurs
(Collectivités Locales, OPA, services étatiques de
développement rural et de formation, établissements
privés) :
le
RESOF.