B « Les conquêtes de la citoyenneté
»112.
En l'an 2000, la société
sénégalaise offre un visage très particulier : elle
est une société de
privilèges pour les uns et de privations et
d'injustices pour les autres et se caractérise de plus en plus par les
grandes inégalités qui se sont creusées au fil du
temps, au sein des populations entre des catégories sociales.
Ainsi se côtoient d'une part, et de manière très
ostentatoire, le luxe et l'opulence les plus tapageurs d'une minorité
et, de l'autre, la pauvreté, le dénuement, la misère et
les privations de couches de plus en plus importantes de la
société.
111 MBODJI M., Le Sénégal entre ruptures et
mutations: citoyennetés en construction, in Le
Sénégal contemporain, (sous la direction de) Momar Coumba
DIOP, Editions Karthala, Collection Hommes et Sociétés, Paris,
2002, p.594
112 Nous empruntons l'expression à NDIAYE A. M., et SY A.
A., Les conquêtes de la citoyenneté Essai politique sur
l'alternance, Harmattan, Paris 2001
Devant l'absence ou l'insuffisance des solutions
proposées par les pouvoirs politico administratifs à la
forte demande sociale, et face à l'interventionnisme et les abus des
chefferies religieuses dont les intérêts avaient
beaucoup d'interférences et d'imbrications avec le politique,
l'électorat sénégalais, par un long processus de
mûrissement dont l'an 2000 ne semble être que l'aboutissement,
va finir par se décider à prendre en main son destin, tout en
s'octroyant un droit de regard, d'appréciation et de sanction
sur ceux qui sollicitent son adhésion et son suffrage.
Ainsi à l'opposé de la thèse d'un
certain fatalisme quasi structurel, les sénégalais
présentent une auto prise en charge de leur destin et ce, dans les
franges sociales les plus significativement déterminées parce
qu'étant les plus touchées par les effets de la crise.
L'engagement de ces catégories sociales, leurs implications, rôles
et actions et leur vision affichée de ce que devrait être la
société, auront constitué de sérieux indicateurs
à prendre en compte.
Face à cette prolifération des facteurs de
stress et à la massification des mécontentements sociaux,
les populations éprouvent de plus en plus des difficultés
d'utilisation judicieuse des systèmes de représentations, de
défenses et de régulation des tensions sociales et des conflits
individuels ; ce qui est déjà en soi un facteur de
fragilité et de vulnérabilité. Et les réactions de
survie apparaissent très vite.
Ce scrutin de l'an 2000 aura été
l'aboutissement d'un processus long de maturation individuelle et
collective qui a permis aux sénégalais d'aller vers
l'alternance.
De nos jours, la mobilité sociale fait que chacun est
condamné à se forger son propre destin, souvent en dépit
et en dehors de sa famille, de son groupe de naissance et est tenu de se donner
une place et un statut, de par sa compétence et ses
mérites personnels. « Et si une telle évolution
confère à l'individu une certaine solitude, elle n'en constitue
pas moins un facteur d'émancipation de celuici du carcan social et
culturel, voire de la tutelle familiale »113. Tout part
de la rupture du contrat social: les difficultés de la vie
quotidienne vont induire des stratégies de survie dont la
saturation, articulée aux multiples dysfonctionnements, aura
largement contribué à la maturation de certains segments
de populations qui vont prendre conscience de limites objectives des
institutions sociales, des pouvoirs politiques, à prendre
113 MBODJI M., Le Sénégal entre ruptures et
mutations: citoyennetés en construction, in Le
Sénégal contemporain, (sous la direction de) Momar Coumba
DIOP, Editions Karthala, Collection Hommes et Sociétés, Paris,
2002 p.577
convenablement en charge leurs aspirations et
préoccupations. C'est ainsi qu` « au sein des classes
moyennes, la sphère familiale est progressivement désertée
au bénéfice de la rue et de l'informel, qui sont devenus des
espaces d'expérience de recréation d'une identité, tandis
que
la précarité de la vie sociale et
l'improvisation, après avoir été
génératrices de solitude, de
désarroi et d'insécurité, sont devenues
des facteurs de maturation » 114
Le désengagement de l'Etat, la libéralisation
économique, et la nécessité, pour la population, d'assurer
sa survie dans un environnement économique de plus en plus hostile, ont
suscité le développement d'associations populaires autonomes
et dynamiques, construites autour des modes d'organisation traditionnels et
ont favorisé, surtout en milieu urbain, l'expansion rapide
su secteur dit 'informel'.
Le recul de l'Etat, l'ouverture du champ politique depuis
1981, l'autonomisation de plus en plus affirmée de la
société se sont traduites, d'une part, par l'émergence de
nouveaux acteurs, de nouvelles figures comme celle du moodu moodu ou
du rappeur à côté de celle de plus en plus
évanescente du penseur et d'autre part, par la constitution de nouveaux
répertoires et champs symboliques.
Ce qui a eu pour conséquence de cabrer davantage
un électorat qui a mûri et est largement
conscientisé sur l'importance de la carte d'électeur. Et
l'abaissement de l'âge du vote à 18 ans
a par ailleurs, permis à la jeunesse de
s'inscrire en masse sur les listes électorales, pour sanctionner
un régime qui tardait à trouver des solutions à
ses problèmes. Et persiste cette tradition qui veut que «
vox populi, vox dei » (parole du peuple, parole des dieux); comme
pour dire avec la carte d'électeur, que certes c'est Dieu qui choisit,
mais qu'Il passe par le peuple qui élit. Ce qui sans doute est
compris au regard du fort taux de participation électorale car
un grand nombre de citoyens qui n'avaient jamais voté ou qui avaient
renoncé à accomplir ce droit devoir civique pour causes de
fraudes, ont procédé à leur (ré) inscription
sur les listes électorales : puisque « Ma carte
d'électeur, ma force ! » (Slogan diffusé à
travers les médias et incitant à l'inscription sur les listes
électorales et au retrait des cartes), force devait lui rester.
Aujourd'hui, le pouvoir que la carte d'électeur confère au
citoyen fait de lui le véritable acteur mais aussi arbitre du jeu
politique et démocratique.
114 Ibid., p.580.
En l'an 2000, les jeunes et les femmes vont se redéfinir
par rapport à un ordre symbolique en déconstruisant le consensus
sur lequel étaient érigés sa légitimité et
son régime de validation.
Les formes d'intervention de la jeunesse dans l'espace
public et politique ont été plurielles mais elles marquent
surtout l'échec des politiques d'institutionnalisation des modes
d'actions politiques. Cette frange juvénile va s'inscrire dans une
logique de rude confrontation avec le système.
Le mouvement élève et étudiant a
été le fer de lance de cette confrontation du fait de
sa capacité à formuler sa propre demande par rapport au reste de
la société mais aussi à cause du lieu particulier et avec
ses réalités propres ou cette formulation se fait. Cette
implication dans
le champ politique traduit une appréhension face au
destin avec le chômage des diplômés,
l'insuffisance des bourses, la surpopulation du campus surtout de
Dakar...ce qui va contribuer
à nourrir et à mûrir un sentiment de
défiance à l'endroit du pouvoir. L'école a beaucoup
suscité
de débats et de passions, de révoltes aussi et
nombre de revendications. La réforme universitaire
a en effet, dépossédé le
diplôme du baccalauréat de son aura magique, celle, pour
des nombreux jeunes, d'une possible ascension sociale avec l'entrée
automatique à l'université. A celleci est venue se substituer
une admission à l'université ; ce qui est ressenti comme
une profonde injustice et parachève de désorienter une
jeunesse dont les espoirs et illusions se brisent devant les murs de ce
qu'ils considèrent comme de l'exclusion.
Deux nouveaux modes d'action populaires mais aussi de
déconstruction vont ainsi apparaître, à
travers le set setal et le rap, et donner corps à
cette « politique par le bas ». Cette jeunesse, avec
le set setal et le rap a voulu rapporter la norme
politique à une norme éthique et esthétique. Ainsi se
forme ce que Achille MBEMBE appelle « un acte d'accusation de
la logique des anciens »115 . Par delà ces
phénomènes, les jeunes somment le reste de la
société de repenser la politique et la modernité. Cette
'politique par le bas' va peu à peu s'ériger en
concurrent de 'la démocratie des lettrés'.
Le discours se construit positivement autour du pôle de
l'équité qui intègre toute la société
dans
le mythe du développement, qui ne peut plus
être opératoire à partir du paradigme de
115 MBEMBE A., Les jeunes et l'ordre politique en Afrique
noire, Paris, L'Harmattan, 1985
l'exclusion. « Le sopi que s'est approprié
la jeunesse est moins une contestation interne au champ politique qu'une
irruption ou éruption du social dans le politique
»116.
Le discours des rappeurs s'insurge contre ce que Souleymane
Bachir DIOP appelle la perte de sens due à la force corrosive de la
pauvreté. Plus qu'une crise des valeurs, c'est une crise des
modèles qui est indexée à travers les pratiques
autour d'institutions sociales telles que le baptême, le mariage et
les funérailles (Bill Diakhou), les transactions sociales et
financières révélatrices de moeurs
délétères d'une classe sociale embourbée dans
la luxure alors que l'écrasante majorité de la population
se débat dans les affres de la pauvreté. « Ce
sont ces modèles en crise, fruits naturels de la modernisation, qui ont
hypothéqué le Développement et
les conditions de possibilité de tout futur pour les
jeunes » 117
Mais ce qui reste marquant dans ce réveil du
'Sénégal d'en bas' c'est que la jeunesse a «
pour une fois, transformé ses frustrations, sa hargne, ses
revendications, son agressivité et sa violence habituellement
exprimées dans des conduites de révolte et de casses,
saccages et bagarres de rue, en détermination citoyenne. En effet, par
son vote et par sa vigilance, cette jeunesse gardienne du scrutin et du respect
des suffrages en février mars 2000, s'est imposée comme une
entité sociale avec laquelle il faudra désormais compter
» 118Ainsi, le bul faale
(T'occupes pas! Laisse passer!) a été
un vaste mouvement de refus et il sera dans le hiphop sénégalais,
symbole de ce refus des jeunes, un fédérateur de toute une
génération de rupture, en défiance à l'endroit
des politiques. Il traduit la vision de cette jeunesse, sa
révolte par la banalisation, sur désir d'émancipation
et d'affirmation d'une identité sociale. Ce front est à
situer dans la logique des ruptures plurielles qui caractérisent
nos sociétés, malgré bien des conservatismes
irréductibles et des conflits de générations.
Cette musique va donc émerger et s'imposer comme une
communication qui s'émancipe des modèles conventionnels et qui
s'adresse à la fois aux jeunes, aux pouvoirs publics, à la
société des adultes et aux parents.
116 DIAW A., Les intellectuels entre mémoire
nationaliste et représentations de la modernité in Le
Sénégal contemporain, (sous la direction de) Momar Coumba
DIOP, Editions Karthala, Collection Hommes et Sociétés, Paris,
2002, p.569
117 Ibid., p.570
118 MBODJI M., Le Sénégal entre ruptures et
mutations: citoyennetés en construction, in Le Sénégal
contemporain, (sous la direction de) Momar Coumba DIOP, Editions Karthala,
Collection Hommes et Sociétés, Paris, 2002 p.587
Le flagrant nonrespect, par les jeunes notamment, des
consignes de vote de bien de chefs religieux, traduit une certaine forme
de désaveu et surtout une maturité et une responsabilité
civiques de cette frange de la population électorale.
Le mbalax aura aussi aidé à apaiser les
tensions et le conflit inhérents au jeu politique à travers
notamment l'icône que vont constituer deux jeunes artistes, Pape
et Cheikh, qui avec leur mythique « nuni nena » (c'est nous
dans nous) vont s'imposer comme des régulateurs, dans un scrutin
gros de tension et lourd d'incertitudes.
Les chemins de la dignité étant
désormais balisés, les conquêtes de la
citoyenneté sont réaffirmées. Mais, « ce n'est
pas le poids électoral de la jeunesse qui a été
déterminant dans l'avènement de l'alternance politique au
Sénégal (en février mars 2000), mais la
surveillance
du scrutin, dès avant le premier tour. Toutefois, par
ses initiatives autonomes hardies lors des
scrutins, cette jeunesse, même dans sa composante
partisane, s'est émancipée des cadres de contrôle des
partis traditionnels et a posé le principe de son existence en tant que
force en soi
et pour soi » 119
L'on aura aussi noté l'envahissement du champ politique
par cette jeunesse. L'irruption dans le champ politique, selon des
modalités parfois violentes, consacre l'investissement dans le
présent et le refus de la vie à vivre dans le futur, selon le
schéma de la classe dirigeante. Elle atteste du rejet par les
jeunes des places qui leur sont assignées par le pouvoir
politique jeunesse espoir de demain et par la tradition dont les perspectives
de soumission des cadets aux aînés, des femmes aux hommes, sont
répétées à longueur d'émissions
radiotélevisées sous
le vocable de « crise des valeurs » ou de
« démission des parents en matière d'éducation
des enfants ».
Les femmes ne vont pas être en reste dans ce vaste
mouvement de conquêtes citoyennes ; Parce que constituant plus de la
moitié de la population, elles exigent maintenant que la
société les reconnaisse comme des citoyennes majeures, elles
qui, en tant que mères, « enseignant les règles
élémentaires de la vie, le langage et l'amour et prodiguent les
soins maternels prolongés qui sont la source première de la
sociabilité humaine »120. Désormais, plus
que des sentinelles
du passé, elles sont des agents de
développement ; leviers du tissu socio économique mais
119 cf. article de PAYE M., En genre et en nombre,
Sud Quotidien du 28 février 2001, p.2
120 BADINTER E., L'Un est l'Autre, Paris, Editions
Odile Jacob, 1986, p.40
aussi femmes et maris à la fois puisque dans leur
quête d'émancipation, « goorgorlu war na goor te war
na jiguen ! aye leen ! » (La débrouillardise incombe tant
à l'homme qu'à la femme ! Alors en avant !)
121
Les femmes revendiquent donc une participation
significative à la vie politique nationale, puisqu'elles
constituent la majorité de l'électorat avec les jeunes et
avec un slogan tel que « démocratie, ou estu ? »,
elle l'ont réclamé fortement, en actes et plus dans les
discours.
Se lit à travers ces changements, la reconnaissance de
l'importance du suffrage et la force qui s'attache à la carte
d'électeur, indice de participation politique ; c'est aussi la
croissance de l'individualisme et du sens de l'Etat. L'idée d'un Etat
démocratique au Sénégal ne peut plus être
présentée comme une mauvaise plaisanterie ou une coquetterie,
l'électorat ayant désormais
la preuve du pouvoir de la carte électorale. Le
lien entre l'individu et l'Etat se voit ainsi
renforcé de même que sa liberté.
L'objectif est donc de faire partie non pas des citoyens que l'on compte,
mais de ceux qui comptent. On en revient à la
sempiternelle question shakespearienne d' « être ou ne pas
être ».
Comment apprécier cette citoyenneté reconquise ?
La société sénégalaise a
entamé une expérience sociopolitique nouvelle à
situer dans les profonds changements dont les contours restent encore
difficiles à cerner mais dont les enjeux sont importants. On y lit une
forme certaine d'émancipation des individus visàvis des
familles
et des groupes.
Mais face aux conquêtes de la citoyenneté,
une interrogation subsiste : « S'agitil là de nouveaux
types de mécanismes collectifs de défense ou de simples
réflexes éphémères de survie
ou bien alors ces facteurs relèveraientils et
participeraientils en même temps, de mentalités et
de conduites de rupture véritable et de
patriotisme, gages de maturité et prémices d'une conscience
citoyenne et d'une société civile émergente ? »
122
121 générique du célèbre sketch
inspiré de la BD de Alphonse MENDY alias `TT Fons', journaliste
satirique et adapté au petit écran; dans « Les aventures
de goorgorlu » , goor, le héros se démène pour
assurer la dépense quotidienne DQ
122 MBODJI M., Le Sénégal entre ruptures et
mutations: citoyennetés en construction, in Le
Sénégal
contemporain, (sous la direction de) Momar Coumba DIOP,
Editions Karthala, Collection Hommes et
Sociétés, Paris, 2002 p.595
Il y'a d'abord le changement profond du rapport entre le
citoyen et le pouvoir politique d'une
part, et entre ce même citoyen et certains cercles
religieux, d'autre part ; cercles auxquels il est demandé de
façon on ne peut plus explicite, de ne plus s'immiscer dans
l'exercice du libre arbitre du citoyen notamment dans celui de ses
droits civiques et dans l'expression de ses revendications en tant que
citoyen qui tient désormais à demander des comptes à ceux
qui le gouvernent.
A travers cette mentalité
d'autodétermination, les velléités de plus en plus
manifestes de l'implication citoyennes des sénégalais, se
dessinent, en pointillé, les contours d'un nouveau type de
sénégalais en gestation et qui, à terme, ne peut
que produire un homme libre, responsable et affranchi de bien des
pesanteurs des tutelles familiale et 'grégaire' . Ce qui, selon
Mamadou MBODJI « ne devrait pas être une finalité
en soi mais une étape qui requerra l'instauration d'un nouveau
ciment de cohésion, d'appartenance, de concordance et de
solidarité »123. A charge, pour cela,
à l'Etat d'oeuvrer à « l'ancrage de toutes ces
mutations dans une optique citoyenne, dans un esprit républicain »
124
Tirant la conclusion des résultats au lendemain
du second tour du scrutin du 19 mars 2000, l'ancien Ministre socialiste
chargé des relations avec les Assemblées, Papa Babacar MBAYE dira
que l' « une des principales leçons qu'il faut tirer de cette
situation, c'est que les citoyens
ont recouvré leur plénitude, leur
liberté de choix et c'est un acquis qu'il faut saluer ».
123 Ibid., p.598
124 Ibid., p.598
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