Section 2 : De « La politique par le bas »
Cette « politique par le bas » participe
de la naissance de nouveaux acteurs et de nouveaux modes de
légitimation ainsi que de nouvelles formes de représentation
sociale et politique. Ce
102 Wal Fadjridu 14 mars 2000.
qui aboutira à un engagement politique en nette
évolution dans le champ politique sénégalais lors de la
présidentielle de l'an 2000. Un engagement politique défini en
sociologie électorale comme comprenant plusieurs degrés
de participation au fait politique. « Il s'agit de
l'inscription sur les listes électorales en passant par le
vote, la recherche d'information politique, la participation actives aux
activités de campagne électorale des différents partis, le
militantisme dans un parti politique... ». 103
Il va de soi que dès lors que les valeurs et
les modes de représentation sociale et politique échouent
ou laissent entrevoir leurs limites, les citoyens se prennent à
'recréer l'ancien', mais avec leurs propres logiques et par de
nouveaux modes d'action populaires et politiques.
L'expression que nous empruntons à BAYART, MBEMBE
et TOULABOR104, nous fera évoquer le rôle
éminemment important des médias et de la
société civile sénégalais lors du scrutin de
l'an 2000 (A) ; ce qui ne saurait occulter l'action des citoyens qui fera
advenir « les conquêtes de la citoyenneté
»(B).
A Médias et société civile, les «
gardiens du temple » démocratique.
Le scrutin présidentiel de l'an 2000 aura
été le lieu de voir l'action majeure et sans doute
inédite de la société civile sénégalaise et
des intellectuels de manière générale. Cette
société civile se sera érigée en éveilleur
et en meneur, telle cette 'dame liberté' guidant le Peuple d'
Eugène DELACROIX. Les médias sénégalais vont
fortement participer à cet élan prouvant, par cette occasion,
la citoyenneté par la conscience que l'on a de ses devoirs et de ses
droits mais aussi des moyens que l'on se donne pour atteindre cette
citoyenneté. En ce sens, les médias et la
société civile sénégalais auront été,
à bien des égards, « gardiens du temple
»105 de cette démocratie.
103 Cours de sociologie électorale
104 cf. La politique par le bas en Afrique noire :
contribution à une problématique de la démocratie,
Paris, 1992,
268 p
105 KANE C. H., Les gardiens du temple, Paris, Stock,
1995
Le défi qui se pose aux démocraties consiste
à décentraliser le pouvoir politique. Il ne s'agit pas
de remplacer 'l'homme fort' du pays par des
centaines 'd'hommes à poigne' à l'échelon
local, mais bien au contraire de faire participer l'ensemble des citoyens
dans toutes le territoire du pays. Beaucoup d'associations qui militent
en faveur de la société civile à travers le monde
s'emploient principalement à financer, ne seraitce qu'en partie,
les activités susceptibles de promouvoir la participation des
citoyens à la vie politique locale et régionale. Il demeure aussi
que le débat s'installe et que le mot d'ordre est à la discussion
des moyens d'améliorer la gestion des affaires publiques.
Les caractéristiques qui font de la
démocratie une affaire parfois bruyante et troublante sont
précisément celles qui lui donnent son dynamisme et sa
souplesse.
C'est par l'entremise de l'inclusion et en
considérant leurs adversaires politiques comme des concurrents
et non comme des ennemis que les citoyens peuvent sauvegarder
leur démocratie.
Dans ce jeu, la société civile a sa partition
à jouer.
La société civile peut jouer un rôle
clé dans la défense des intérêts du public,
l'analyse de l'action des pouvoirs publics, la mobilisation des partisans de
la réforme et le maintien de la transparence.
Les associations que forment des citoyens
désireux d'améliorer leur société peuvent
éduquer l'opinion publique sur des dossiers fondamentaux,
mobiliser les esprits, plaider les causes d'intérêt
général et suivre le comportement et les réalisations des
élus. Manifestement, ce sont
là des fonctions qui ne gagnent pas toujours les faveurs
de la presse ni celles des personnalités
publiques, mais cette caractéristique ne les rend
que plus précieuses. Dans tous les cas, les citoyens militants
doivent garder à l'esprit que l'objectif doit être
d'améliorer la gestion des affaires publiques, et non pas de
démolir les institutions de l'État.
La liberté d'association a permis un renforcement et
une diversification toujours plus forte de la société civile,
qui constitue un autre symptôme de la vigueur du pluralisme au
sénégal. Les syndicats et les associations professionnelles
ne sont plus de simples appendices du parti au pouvoir.
Une société civile robuste et dynamique encourage
trois éléments essentiels à la démocratie : la
transparence, la participation et la dynamique de la réforme politique.
De par sa nature même,
le concept du gouvernement dans les règles de
l'art suppose la transparence des institutions politiques et
bureaucratiques. La société civile doit exercer une
pression sans relâche si elle veut sortir gagnante du combat
livré à la corruption dans les institutions publiques. Faute de
quoi, sa croisade se trouverait ravalée au rang de la démagogie
pure et simple.
Une société civile bien organisée donne des
moyens d'action aux démunis et elle décuple leur voix collective
dans la vie politique.
Les organisations sur lesquelles elle repose servent
à éduquer les citoyens sur leurs droits et leurs devoirs.
Elles incitent les citoyens à se battre pour les droits dont
la jouissance est indispensable à l'amélioration de
l'existence.
On est bien obligé d'admettre que les alliés les
plus fidèles de la réforme durable du régime politique se
situent généralement en marge du gouvernement. Il
n'empêche que les pouvoirs publics et la société civile
ont besoin d'agir d'un commun accord pour parvenir à imposer des
réformes véritables.
Qu'on ne s'y trompe pas : la société civile ne
saurait être un ersatz des partis politiques ni d'un encadrement
politique responsable. Bien au contraire. L'idée n'est pas de substituer
la société civile aux partis politiques, mais plutôt de
faire en sorte que cellelà complète ceuxci.
De même, il serait erroné de croire que la
société civile est par nature hostile au gouvernement.
Loin de constituer ce que Foucault, parlant de Don Quichotte,
appelle « un signe errant dans
un monde qui ne le reconnaissait pas
»106, la société civile
sénégalaise se sera beaucoup investie dans l'élection de
l'an 2000 et son impact aura été notable. En effet, elle va
susciter beaucoup
de débats sur son existence et sa
réalité et tout au long de la longue histoire politique
du
Sénégal, elle n'aura pas perdu cette «
capacité d'un groupe d'intellectuels donné à produire du
sens social, c'estàdire un ensemble d'idées signifiantes
socialement et donc en mesure d'informer une praxis collective »
107 C'est donc le réveil et la gestation d'une
'société civile' en dehors de l'espace
institutionnel. Ainsi voit on une frange de l'intelligentsia
exiger une présence plus significative dans l'Etat qui est
le vecteur même de la modernisation. En
106 FOUCAULT M., L'ordre du discours, Paris, Gallimard,
1999, 82 p
107 El KENZ A., L'Algérie : de l'espérance du
développement à la violence identitaire, in Les
libertés intellectuelles en Afrique, 1995, Dakar CODESRIA, pp.
4558
disqualifiant ainsi les acteurs de la politique politicienne
faite de clientélisme, de prébende et
de prédation, ces intellectuels entendent rénover
la pratique politique en la rationalisant par leur propre expertise, par la
technocratie.
Dans le scrutin de l'an 2000, la société civile
sénégalaise aura joué un triple rôle ; d'abord de
sensibilisation pour une inscription massive et d'éclairage des
électeurs ; ensuite de médiation entre les différents
acteurs dans la confection des listes et cartes électorales ; enfin de
contrôle
et d'observation. Elle aura ainsi montré que vigilance et
alerte doivent toujours l'occuper, du fait de sa neutralité
présumée visàvis des acteurs du jeu social et
politique.
Et comme le rappelle Bouba DIOP, Président du CONGAD,
« il ne faut pas que les autorités attendent que la
situation devienne complexe pour parler d'approche communautaire. Cela
doit être un acte quotidien ».
La presse sénégalaise aura beaucoup
contribué dans le combat pour un jeu démocratique
transparent lors de ces scrutins de l'an 2000. En effet, le processus
enclenché d'implication dans l'espace public et politique, par les
jeunes bul faale( T'occupes pas! Laisse passer!)
108)
et leurs prédécesseurs du set setal
(assainir, rendre propre), aura trouvé son achèvement
à travers le rôle joué par les jeunes reporters et autres
journalistes qui ont couvert les élections. C'est ainsi que «
l'émergence d'une presse privée a d'abord fortement
réduit le contrôle monolithique et l'influence
qu'exerçait le pouvoir politique sur les médias d'Etat.
Les journalistes ont joué un rôle capital dans l'ouverture
d'un débat sur la citoyenneté et les capacités
citoyennes, en traquant l'information et en la mettant à la disposition
du public, cette information permettant la création d'une opinion
et l'ouverture de débats sur des questions importantes »
109 . Le rapport du PNUD sur le développement
humain rappelle à ce propos qu'avec la presse privée,
« les populations sénégalaises disposent
désormais de sources
108 le terme a d'abord été utilisé par
le Positive Black Soul PBS, un des groupes de rap pionniers du mouvement hiphop
sénégalais. Il deviendra ensuite plus populaire grâce
à un jeune champion de lutte, Mohamed NDAO Tyson ,
considéré, comme le leader de la génération bul
faale. Il donnera au concept/slogan un contenu, en prônant en direction
des jeunes les notions d'effort, de rigueur, de discipline, de
persévérance et de respect de l'autre
109 DIOUF M., communication à la table ronde sur Les
médias contribuentils au développement de la citoyenneté
au Sénégal ? organisée par l'Institut Panos, BREDA,
30 avril 1998, pp.1317
d'informations variées, ce qui a un impact
direct sur leurs relations avec les classes dirigeantes mais aussi avec
le personnel politique dans son ensemble » 110.
En l'an 2000, les médias sénégalais,
surtout privés, se sont fait les supports et les
révélateurs des mutations économiques, sociales et
culturelles, parfois lentes et accélérées qui ont
généré ruptures et remaniements comportementaux mais
également de nouveaux types de représentation et de vision des
choses. Ils auront sans doute contribué à l'amorce de profonds
mouvements, de type citoyen, qui vont traverser la société
sénégalaise (et la traversent encore aujourd'hui), tout en
permettant aux populations urbaines comme rurales, d'avoir une
perception plus globale et un plus grand champ de vision des
réalités sociales, économiques et culturelles du pays.
Les journaux et radios privés, grâce
à des initiatives et innovations comme les émissions
interactives ( lu xew tey ou wax sa xalaat sur Sud FM et
Walf FM ) ont incité les citoyens à une plus grande
implication dans les affaires de la cité et à
une facilité d'expression du désenchantement, des
frustrations et des aspirations au développement. Grâce au
rôle des médias privés et à la mobilité
sociale entre le monde rural et les villes, les populations ont
commencé à voir le lien de cause à effet entre
la dégradation des conditions générales d'existence et
la responsabilité du pouvoir en place.
Et tout cela a trouvé à s'exprimer et à
se matérialiser lors de cette élection par le traitement et la
diffusion de l'information instantanément grâce notamment au
téléphone mobile et à Internet. Par cette magie du
mobile et de l'instantané, la presse va briser cette
linéarité et cette bipolarité, en aidant à
l'instauration de réseaux de communication et de courroies de liaison
plus vastes. Ces médias ont ainsi été d'efficaces outils
d'unification, de démocratisation et de diffusion des aspirations
populaires et des manifestations de liberté. Ils auront
constitué un grand et solide espace de construction et
d'expression d'une conscience citoyenne, d'une identité collective,
de référents patriotiques et de réseaux de
resocialisation. Ils auront surtout permis une certaine désacralisation
de la classe politique, en se faisant l'écho et la critique des actions
et de la gestion des autorités politiques et des pouvoirs
publics. « Ils ont ainsi su représenter pour les
populations un puissant phare qui jette un éclairage quotidien
sur les péripéties et les tumultes, les erreurs et les
dérapages des pouvoirs. Ce faisceau lumineux a
révélé d'immenses plages de liberté d'expression
à des populations jusqu'à présent
cantonnées
110 PNUD, Rapport national sur le développement
humain, année 2000, p.175
à des rôles de récepteurs et a
représenté une caisse de résonance pour l'opposition
politique à
l'ancien régime socialiste et à tous les sans
voix qui n'avaient pas droit au chapitre » 111
La presse aura donc été audelà de
sa mission informative, en s'impliquant dans un esprit d'éveil
des consciences, dans une démarche d'éducateur, de
pédagogue. Participant ainsi à l'édification d'une
conscience citoyenne notamment par l'usage des langues nationales et
particulièrement le wolof censé être plus
véhiculaire. Ce qui a eu une portée pédagogique
certaine, dans la mesure où il a été imposé aux
protagonistes du jeu politique qui, jusqu'ici, affectionnaient le
français à l'endroit d'un peuple grandement analphabète.
Cette
'sénégalisation' des programmes
radiophoniques est sans conteste une reconquête de l'identité
culturelle sans laquelle le renouveau social est un simple
fantasme.
Et dans le domaine purement électoral, quand
l'opposition spécule sur la fraude, la presse fournit des
pièces à conviction et renforce la vigilance des
citoyens. Ce faisant, la frange de l'Administration peu acquise au principe
de la neutralité, est mise en demeure de rester fidèle
à
la loi sous peine d'être jetée en pâture
à l'opinion publique.
|