L'effritement du « ndiguel » 94
Les confréries ont toujours constitué au
Sénégal des lieux où les liens sont plus que solides. En
effet, outre l'influence spirituelle, elles ont une assise économique et
sociale certaine, qui leur permet de dégager des stratégies
susceptibles d'aider leurs membres à faire face aux divers
problèmes de la vie. On peut même dire que ces confréries
constituent une forme de hiérarchie sociale parallèle à
l'Etat, avec en leur sein des conditions particulières de
participation et d'action auto définie.
Néanmoins, en l'an 2000, on assiste à un «
effritement du soutien traditionnel » 95
En effet, la crise aidant, les politiques d'ajustement
structurelles inopérantes - « dont la politique modeste n'a
pas matière à se réjouir » 96 ,
l'éveil d'une conscience citoyenne mais aussi l'intervention des
intellectuels, vont accentuer la retenue des chefs religieux envers
l'action politique.
Il n'en demeure pas moins que certains marabouts vont
s'afficher totalement pour le soutien du pouvoir, sans pour autant pouvoir
garantir l'effectivité du vote de leurs disciples (talibés)
par le biais de la consigne de vote (ndiguel) . Ils avaient trop
tendance à perdre de vue le caractère secret du vote et le
passage obligatoire par l'isoloir, pour accomplir ce devoir civique.
Ainsi que le remarque, Linda J. BECK «
Dans la vie politique sénégalaise, depuis
l'indépendance, la « politique politicienne » a joué un
rôle fondamental pour la mobilisation
94 Employé ici au sens de consigne de vote
donnée par une autorité religieuse
95 cf. Amadou DIAGNE La problématique du changement
politique au Sénégal, mémoire de maîtrise de
science politique, UGB de SaintLouis, année 2000/2001, p.29
96 ZUCCARELLI F., La vie politique
sénégalaise 19401988, Paris, 1988, CHEAM, p.80
et la légitimation politique. Mais ainsi que
l'a clairement montré la défaite électorale du
président Diouf en mars 2000, la capacité des réseaux
clientélaires à assurer la réélection des candidats
sortants a été profondément remise en cause
par des forces multiples la démocratisation, l'urbanisation,
les migrations internes et les difficultés économiques de l'Etat
sénégalais » 97 .
Etudiant le sens de l'Etat au Sénégal, Donald
Cruise O'BRIEN relève que « le Parti socialiste
et le régime se singularisaient par la distribution
de faveurs et de ressources, de soutien aux clientèles, aux clans. Pour
ce faire, il passait par des intermédiaires, des personnes ayant une
audience locale, du prestige et de l'autorité. C'est ainsi que certains
marabouts, les chefs de confréries, sont devenus des grands
électeurs, donnant des consignes de vote à leurs disciples,
toujours en faveur du parti gouvernemental »98 . Mais des
changements vont s'opérer dans le fonctionnement de cette relation
à la fin des années 1980, en particulier à la suite du
ndigeul de
1988 lors de la présidentielle. Les disciples ont
montré à cette occasion qu'ils n'étaient pas
aussi obéissants qu'ils auraient pu en avoir l'air,
surtout en matière électorale. Le ndigeul de
1988 va provoquer une réaction sévère des
disciples, jusque dans la ville même de Touba. En effet, des lettres
anonymes ont été jetées pardessus le mur extérieur
de la résidence du Khalife Général des Mourides.
Les talibés font désormais la
différence entre le ndigeul en matière de
religion, toujours respecté et le ndigeul politique
qu'ils ne se sentent plus tenus de suivre. Ce changement important est
le signe palpable d'une extension du sens de l'Etat parmi l'électorat
sénégalais.
Le marabout n'a plus le mandat de parler ou d'agir pour les
talibés lors des scrutins.
L'effritement a aussi été secrété du
dedans par certains marabouts. En effet, à la présidentielle
de 1993, le Khalife Général des Mourides, Serigne
Saliou MBACKE décidait de ne plus donner
de consigne de vote à ses fidèles : il
sauvegardait ainsi son autonomie, préservait la confrérie des
éventuels ravages du factionnalisme politique, mais laissait aussi
entendre que l'Etat n'était plus à considérer comme la
propriété d'un seul homme politique, à savoir le
président toujours renouvelé.
Un autre dignitaire de la confrérie mouride, Serigne
Khadim MBACKE, dans une déclaration télévisée du
9 février 1988, appela à voter Wade contre Diouf car
97 Linda J. BECK, Le clientélisme au
Sénégal : un adieu sans regrets ? in Le
Sénégal contemporain (sous la direction de) Momar Coumba
DIOP, Editions Karthala, Collection Hommes et Sociétés,Paris,
2002, p.529
98 O'BRIEN D. C., Le sens de l'Etat au
Sénégal in Le Sénégal contemporain
(sous la direction de) Momar
Coumba DIOP, Editions Karthala, Collection Hommes et
Sociétés, Paris, 2002, p.503
« quant à Abdou Diouf, il nous a
privé de travail et si Dieu veut le bonheur du peuple
sénégalais, Abdou Diouf ne sera pas réélu. Inutile
de continuer à prier s'il est réélu puisque Dieu nous aura
abandonné ».
Et lors du processus électoral en 2000, la
neutralité politique du Khalife Général des Mourides, qui
a renvoyé dosàdos le pouvoir et l'opposition, est tout à
fait symptomatique de la mutation que traverse la société.
Cette équidistance a mis en péril le ndiguel sur
lequel le système socialiste s'appuyait pour remporter les
compétitions électorales depuis 1951. Le pacte ne
connaissait plus sa vitalité d'antan.
Par ailleurs, à force d'appeler à voter en
faveur d'un chef de parti pour donner ensuite les consignes contraires,
certains marabouts vont effriter la base morale qui permettait au
ndiguel
de fonctionner. Il devenait de plus en plus
évident, pour les fidèles, que de telles consignes
résultaient d'un marchandage dont ils ne voyaient pas les effets dans
leur vie quotidienne.
En plus de ces leaders de la confrérie, plusieurs
fidèles ont été révoltés par la consigne de
voter pour Diouf, qu'ils considéraient comme le principal responsable de
la crise économique qui les frappait de plein fouet. En tout état
de cause, ces contradictions ont discrédité le mercenariat
maraboutique.
On peut penser que l'intrusion des marabouts dans les
processus de démocratisation est frauduleuse et porte un coup
sérieux à la libéralisation du jeu politique. De
plus en plus d'ailleurs, surtout dans les villes, les marabouts sont
désavoués dès l'instant où ils choisissent
de soutenir un régime décrié.
Dans la période de pré campagne et de
campagne pour l'élection présidentielle, une bonne partie du
peuple sénégalais semble avoir rompu avec la vision
obscurantiste qui concevait le pouvoir politique comme une affaire des dieux et
dès lors, le pouvoir spirituel n'avait plus à interférer
dans ses rapports avec ce même pouvoir politique.
A cet effet, les connexions et interactions politicoreligieuses
sont de plus en plus décriées par
les citoyens. Tels ces commerçants mourides de Sandaga
(grand marché de Dakar) qui se disent voter pour qui il veulent car
« pour le reste, Serigne Saliou ne nous recommande que le
travail
et l'adoration de Dieu ».99 .
99 Walf Fadjri du 15 novembre 1999
Le rejet se veut aussi critique et comme le note ce
couturier de Sandaga, « les ndigeuls des premiers khalifes
étaient désintéressés en ce sens qu'ils
reposaient sur l'intérêt de la collectivité. De nos
jours, les dividendes tirés des ndigueul
périphériques sont toujours en espèces et le
talibé n'en verra rien » 100 Naît une
certaine indocilité qui ouvre une nouvelle séquence
sociale. Au delà de l'apparence, c'est une remise en cause de
la société dont les valeurs et les fondements doivent
être réinterprétés et redéfinis. L'heure
n'est désormais plus à
la convenance sociale ; c'est celle de la rupture, cette forme
de résistance aux procédures de domestication de la pensée
et de subordination de la conscience. Et le talibé se trouve
seul face
à l'isoloir et à l'urne, échappant ainsi
à tout marabout, qui ne représente plus forcément une
garantie face à la montée de la contestation.
Le mouvement et l'évolution démocratique
vont corroder cette forteresse qui s'ouvre progressivement aux
vertus du pluralisme politique. Cette césure va créer les
conditions favorables à l'esprit de libre examen duquel les
talibés s'émancipent au fur et à mesure de
l'emprise du consentement social. On observera une érosion de ce pacte
historique, fait qui va fortement laminer le soutien rural du PS,
durement éprouvé par des années de réforme
économique. La tendance à l'affaiblissement du ndiguel
est une des données de structure du Sénégal sous
Abdou DIOUF. Elle s'explique par plusieurs facteurs largement
analysés par Sheldon GELLAR et dont les plus importants peuvent
être cités : 101
les conséquences de l'urbanisation sur le contrôle
des fidèles et adeptes par les marabouts ;
l'institutionnalisation de l'isoloir ;
la tendance des citoyens à faire la distinction entre
l'autorité politique et celle, religieuse, des marabouts ;
la réduction des ressources permettant à
l'Etat d'entretenir une clientèle de plus en plus nombreuse et
enfin l'action des organisations réformistes musulmanes.
L'absence de ndiguel ou sa fragmentation, le
versant moral de la crise et la paupérisation accentuée de
la population, ont semblé, pour certains candidats -dont le discours
politique était quelque peu religieux et culturaliste à l'image
de Iba Der THIAM, Cheikh Abdoulaye DIEYE
100 Ibid.
101 Voir les travaux de S. GELLAR, Le climat politique et la
volonté de reforme politique et économique au
Sénégal, Rapport préparé
pour l'USAID/Sénégal, Dakar, août 1997
et Ousseynou FALL ouvrir des espaces de mobilisation sur la base
d'une adhésion tacite à des valeurs supposées
partagées par la grande majorité de la population.
Mais les résultats du premier tour indiquent que les
sénégalais, ayant recouvré une citoyenneté, n'ont
prêté leur attention qu'aux propos qui avaient un rapport direct
avec leurs préoccupations quotidiennes qui se résument à
manger, se soigner, s'éduquer et se former, trouver du travail.
La particularité de cette élection de
février mars 2000 aura été l'autonomisation
en construction dans la société. Déjà, lors
d'une rencontre religieuse le 31 décembre 1999, au Stade Demba
DIOP de Dakar, le jeune marabout mouride Serigne Modou Kara MBACKE
surnommé le marabout des jeunes essuyait des huées
lorsqu'il cita le nom du premier secrétaire du PS, Ousmane Tanor
DIENG, présent à la cérémonie. Ce sera aussi le cas
quand, pendant le second tour, il déclare selon le quotidien Wal
Fadjri, que des « visions nocturnes inspirées par Ahmadou
Bamba » lui ont révélé que Diouf allait
vaincre au second tour. La réaction de certains fidèles
mourides a vite neutralisé les propos du jeune marabout
102
Dès lors, comment apprécier cette volonté de
séparer le religieux du politique ?
Elle traduit, d'une certaine façon, que
l'individu exige la reconnaissance publique de cette liberté qui
lui revient de droit. Il s'agit là de mutations sociologiques profondes
de la société, qui n'ont été perçues ni par
le pouvoir, ni par les 'marabouts grands électeurs' qui n'ont
pas vu
la transmutation, du fait de la crise et du pluralisme des
médias, du 'talibé' en 'citoyen' : cette
prise en charge par luimême de son propre choix est sans
aucun doute l'innovation sociale la plus importante.
Désormais, les rapports hommes politiques et citoyens
électeurs se tisseront face à face.
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