Section 2 : Le contexte particulier de l'an 2000.
Le contexte de février 2000 aura sans nul doute
été celui d'un scrutin particulier au regard de la
forte aspiration au changement. Un vocable que
s'approprient tant les partis politiques du
Sénégal, que le commun des citoyens. En effet,
« les sénégalais sont fatigués », pour
reprendre
les mots de Kéba MBAYE, ancien président de la
cour suprême du Sénégal en 1981 (A). A cela viendra
s'ajouter le nouveau visage qui caractérise le paysage politique
national. L'AFP et l'URD intègrent le jeu politique, sous la
bannière de l'opposition et le PS ne se livre plus à son
perpétuel faceàface DIOUFWADE ; au même moment des leaders
religieux concourent au suffrage des sénégalais et situation
inédite, un leader syndical s'invite dans cette arène
très fermée.
On assiste en ce sens à une relecture et à une
recomposition dans le jeu politique national (B).
A La fatigue des sénégalais et la
prégnance du changement.
« Les Sénégalais sont
fatigués... » avait dit Kéba MBAYE, alors
président de la Cour suprême
en janvier 1981, lors de la prestation de serment
d'Abdou Diouf, qui venait de succéder à Léopold
Sédar Senghor, démissionnaire. Ces mots du magistrat
faisaient aussi penser à l'avertissement que Serigne Abdou Lahat
MBACKE, alors Khalife Général des Mourides, lança au
prédécesseur d'Abdou DIOUF, dans un entretien rapporté par
le Quotidien national Le Soleil du 23 juin 1980 et faisant comprendre
au Président que « baykat yi da nio sonn » (les paysans
sont fatigués...ils ont besoin de boire et de manger). 50
Passé le mythe de l'an 2000
`atum naatange' (année du
développement et de la prospérité, selon un
célèbre slogan politicien) et la 'prophétie' par
laquelle « en l'an 2000, Dakar sera comme Paris »
(Senghor),
50 DIOP M. C., et DIOUF M., Le Sénégal sous
Abdou DIOUF Etat et société, collection Les Afriques,
Karthala,
1990, p.70
les sénégalais se retrouvent, lors du
scrutin présidentiel de la même année, devant la
réalité d'un pays qui, à l'instar du reste du continent
africain, aborde l'étape du troisième millénaire avec un
certain nombre de convictions et d'espoirs, mais aussi beaucoup
d'incertitudes.
L'étude du contexte particulier de l'an 2000 qui
imprime une spécificité certaine à cette
élection, nous ramène à évoquer
« Le Sénégal sous Abdou DIOUF »51
.
Se livrant au diagnostic du Sénégal lors du
régne de DIOUF et surtout vers les dernières années
de son régime socialiste, le sociologue Malick NDIAYE
relève une ambiguïté puisqu' « on a pris
conscience que l'on peut contraindre sans avoir raison et même
se faire applaudir » 52. Mais le peuple ne se plie
plus à la fatalité « de sorte que quand
Monsieur LOUM (PM de DIOUF) dit qu' « il faut payer les impôts
!», un citoyen se lève pour dire que « non ! car si l'on paie
on renforce le parti au pouvoir qui pille les deniers publics ».
Et « lorsque l'excédent du monde rural colonise
le secteur commercial et informel, il refuse
pour la plupart de payer le 'diouty' au fisc ».
Le diagnostic débouche sur une crise de la famille et
de la sphère politique. « La famille est perturbée, elle
est à la dérive car le père perd son emploi et `ferme les
yeux' ; la mère ne peut plus demander à sa fille où elle
va ou même de porter plus décent ; le fils et la fille ont des
besoins sur terre et peuplent la maison de petitsfils pour papa et
maman... ». Ce qui peut apparaître anodin au point de friser
le ridicule, n'a rien de tel mais traduit bien une perte de sens et un
délitement qui s'opère au sein de la société. Au
moment où l'autorité des parents s'effrite parce qu'ils ne sont
plus en mesure, pour beaucoup, de subvenir à tous les besoins de la
famille ; la maman se débrouille comme le traditionnel `goorgorlu'
qui n'assure plus vraiment
la dépense quotidienne, ayant perdu son travail ou
ayant toujours été au chômage ; les enfants pour leur part,
se voient ainsi affranchis de quelque autorité ou tutelle et sont
'laissés à eux mêmes', ce qui ne manque pas de
leur 'pousser des ailes', de liberté, de mieuxêtre mais
surtout d'indépendance et d'autonomie.
La même crise secoue l'Etat qui est en perte de vitesse
dans un monde globalisé et où seules compétitivité
et concurrence existent comme valeurs et repères. L'Etat montre donc ses
limites
et ne peut plus assurer et assumer ses fonctions traditionnelles.
Devant pareil `recul de l'Etat',
51 cf. ouvrage de Mamadou DIOUF et Momar Coumba DIOP., Le
Sénégal sous Abdou DIOUF Etat et société,
collection Les Afriques, Karthala, 1990
52 Communication sur « Le phénomène
religieux au Sénégal », rencontre de la
Coordination des Etudiants
Catholiques du Sénégal, Dakar, UCAD 2 , samedi 1er
mai 2004
la quête d'un nouveau sens s'installe et les populations
conscientes que l'Etat n'est pas toujours omnipotent, aspirent à
prendre en main leur propre destin. Finis le fatalisme et
la soumission ! Ces individus avaient en partie, une tendance ou une propension
à supporter et à subir les événements, les
privations et les frustrations, comme s'ils avaient perdu leur
capacité
de s'émouvoir et de s'indigner. Cette propension
progressive à s'accrocher et à ne se référer
qu'au passé ou à ne vivre que dans le présent et
« tout, tout de suite, ici et maintenant »,
traduisait le fait qu'ils étaient si peu confiants en
l'avenir. Les inégalités se creusent et le fatalisme et
l'indifférence submergent certaines populations en en faisant des
spectateurs désabusés ou des acteurs de l'érosion
sociale, culturelle et économique du pays.
En 2000, la prégnance du changement ne peut
plus se nier car « les gens ont l'impression d'avoir atteint
le fond du gouffre et de n'avoir plus rien à perdre, face
à un parti Etat qui cherche ses marques depuis trente ans
et qui érige le tâtonnement en règle »
53. Le mécontentement politique se traduit aussi par
le refus de la situation existante, la revendication d'un changement des
mentalités et d'une redéfinition des structures
participatives de la vie publique. Aussi les démons de la violence
guettent les jeunes désoeuvrés et une vaste couche de
la population, rurale comme urbaine, frappée par la crise
sociale.
Et « après tant de promesses non tenues (...)
le discrédit et la méfiance n'ont été aussi forts
à l'égard des dirigeants »54 .
« En vérité, le concept du sopi n'est pas
réductible à un slogan creux, tant s'en faut ; il
s'enracine dans l'âme damnée d'un peuple qui lutte pour
faire triompher l'ambition imprescriptive de justice sociale »
55 .
La lutte pour le changement et l'alternance devient alors une
lutte pour la survie qui prend les formes du parricide, tel «
l'alternance ou la mort ». En l'an 2000, 34% des
sénégalais vivent en dessous du seuil de pauvreté au
moment où les idéologues du régime socialiste brandissent
fièrement, tels des taquins, le taux de croissance qui préfigure
l'entrée du Sénégal dans le club des pays
émergents.
En effet, à la veille de la présidentielle de l'an
2000, le Sénégal, qui aurait pu prétendre à ce que,
conformément à la prophétie du président
poète, Dakar soit comme Paris, se trouve « dans
un contexte économique et politique marqué
notamment par la désespérance et la désertion du
rêve d'un grand soir évanescent » et face
à un « système gangrené par l'immobilisme,
la
53 Djibril SYLLA , Sud Quotidien du 1er avril 1999
54 Moustapha NIASSE « Je suis prêt », discours du
16 juin 1999
55 NDIAYE A. M., et SY A. A., Les conquêtes de la
citoyenneté Essai politique sur l'alternance, Harmattan, Paris
2001, p.50
gabegie et un fort sentiment d'impunité né du
mépris »56 . Ainsi, les auteurs des «
conquêtes de
la citoyenneté » invitent t'ils, dans leurs
avantpropos, à remarquer que le succès du sopi et de
la volonté du changement, « n'est pas
réductible à l'alternance, même si celleci n'est pas une
rotation du pouvoir d'un parti à un autre. Il s'agit d'un mouvement
social qui déborde le cadre d'un scrutin dont il se sert comme
prétexte pour déployer son cours à l'échelle
de l'espace politique »57 .
La compréhension que le peuple se faisait du
changement avait une connotation purement sociale : d'abord, le changement
comme nécessité pour le progrès social et ensuite, la
nécessité d'une meilleure gestion de la demande sociale.
Avec l'échec des politiques d'ajustement structurel,
une certaine distanciation entre l'Etat et le peuple se constate de même
qu'une frustration plus ou moins généralisée et une forte
tension sociale illustrée par les manifestations, les grèves et
les revendications de toute sorte.
Les populations aspirent tout naturellement à de
meilleures conditions de vie et à une adéquation entre la
demande sociale et la démocratie, au moment où le PNB/ habitant
par an
est d'environ 500 dollars, l'espérance de vie est de 51
ans pour les hommes et de 54 ans pour
les femmes ; ce à quoi viennent s'ajouter un fort taux
d'analphabétisme et une économie très agricole mais
très fortement dépendante de la pluviométrie.
Malgré une nette dégradation des indicateurs sociaux depuis la
dévaluation du Franc CFA en 1994, aucun frein n'a été mis
à la forte augmentation du train de vie de l'Etat, à
l'impunité concernant certains cas de détournements de
deniers publics, à la résistance des 'grosses fortunes'
à payer les impôts, à la multiplication des
institutions jugées coûteuses et destinées à
reclasser le personnel politique, à l'image du Sénat.
Lorsque que DIOUF se présente devant le collège
électoral sénégalais, le contexte est loin de
lui être favorable car marqué par une
forte détérioration de la situation sociale, une crise
économique sans précédente et dont les
conséquences sociales, deviennent de plus en plus difficiles
à supporter pour une très large majorité de la
population.
56 Idem pp 5 et 6
57 Idem p.10
Identifier les responsables de cette crise revient à
saisir comment le gouvernement sénégalais essaie de régler
ce que J. BAKER appelle le « paradoxe du développement »
qu'il définit en ces termes : « le gouvernement est
tiraillé entre le besoin d'obtenir un soutien politique qui lui
impose d'être à l'écoute des doléances des
communautés de base et le besoin de mettre en oeuvre une
politique qui l'amène à provoquer des mutations en leur sein
» 58.
Il nous faut donc remonter jusqu'au début de la
magistrature de Abdou DIOUF car l'an 2000 ne peut être que
l'aboutissement d'un long processus. Le départ de SENGHOR a
été marqué par
le début de l'ajustement structurel avec la mise
en chantier du Programme de Stabilisation
(19781979) et du Plan de Redressement Economique et Financier
(19801985). Tel est donc le difficile et délicat contexte dont
hérite son dauphin.
Au début des années 80 avec le
PREF, le Sénégal se voit obligé de
négocier un rééchelonnement de sa dette
extérieure à travers le Club de Paris et les explications de la
crise économique passent du registre de la conjoncture à celui
des structures. De la sécheresse à la détérioration
des termes de l'échange, on pointe désormais le doigt
sur les fluctuations annuelles du taux de croissance, la faiblesse de la
productivité des investissements et les fortes pressions sur la
situation financière de l'Etat, des secteurs public et parapublic.
Cette situation d'ensemble va provoquer
l'élaboration et la mise en oeuvre d'un nouveau programme en
1985, le Programme d'Ajustement économique et financier à
Moyen et Long terme (PAML) qui couvre la période de 1985 à
1992.
A la différence du programme de stabilisation et
de redressement qui s'attaquait à la
conjoncture, le PAML se consacre aux structures. C'est ainsi que
les objectifs sont clairement définis :
une meilleure assise des bases de la croissance
économique par la définition des stratégies
sectorielles, la Nouvelle Politique Agricole (NPA), la Nouvelle
Politique Industrielle (NPI), destinées à mettre en place un
ensemble de systèmes d'incitation à la production et à
l'emploi ;
une meilleure productivité des investissements avec
des innovations majeures au niveau des procédures de planification
;
une réorganisation des secteurs public et parapublic ;
58 BAKER J., The paradox of development :reflexions on a
study of local central relations in Senegal in M.F. LOFCHIE editions ;
The state of the Nation's Constraints on Developpement in independent
Africa, Los Angeles, University of California Press.1981,p.47
une poursuite de l'assainissement financier.
En ce sens, on constate un déphasage radical entre la
politique d'ajustement et les modalités et procédures politiques
en cours depuis l'indépendance. Ce déphasage s'explique
certainement par la crise au sein de PS et de la CNTS, qui est
accentuée par la technocratisation du gouvernement et de la
haute administration qui commencent à échapper aux
règles de la cooptation politique classique et qui essaient de
s'assurer une certaine autonomie par rapport aux réseaux de
clientèle.
La situation est rendue plus confuse encore par le
décalage sans précédent entre le discours socialiste
du régime socialiste et sa pratique économique
libérale. Ce que Momar Coumba DIOP et Mamadou DIOUF
relèvent en disant que « les incidences sociales,
politiques et économiques des mesures préconisées
s'avèrent de plus en plus inconciliables avec les contraintes du
clientélisme et avec la logique du soutien mercenaire à
un moment où la dégradation des conditions de vie accentue les
demandes sociales de plus en plus difficiles à satisfaire »
59
De sorte que pour ce qui est du Sénégal,
cette situation a augmenté les épisodes de confrontations
entre certains groupes et l'Etat et affaibli le système de
contrôle politique des travailleurs à travers la CNTS. Il existe
aussi le fait que les mesures préconisées ont menacé les
circuits financiers qui ont permis la constitution et la
reproduction de la bourgeoisie bureaucratique.
Dans ces conditions, il est permis de penser que c'est tout un
segment de la base sociale du
régime qui se trouve menacé. C'est là que se
trouve, à notre avis, la raison des résistances par
'le haut' aux politiques d'ajustement. Cette
résistance du 'haut' ne fera que défavoriser et
fragiliser le 'bas' qui ne peut en voir les fruits en termes de
changement de conditions de vie.
La conséquence est donc, pour l'Etat, qu'en
diminuant ainsi le vaste champ qui permettait
l'entretien de sa clientèle, les nouvelles politiques
diminuent en même temps la possibilité d'un contrôle social
et politique efficace.
Le désengagement de l'Etat signifie la privatisation
d'une partie des entreprises et donc des licenciements massifs.
Ces nouvelles politiques industrielles, bancaires,
réglementaires et celles qui entreprennent la restructuration du
secteur parapublic ont eu des effets très néfastes sur l'emploi
: en effet, le
59DIOP M. C., et DIOUF M., Le Sénégal sous
Abdou DIOUF Etat et société, collection Les Afriques,
Karthala,
1990, p.147
secteur public a pratiquement arrêté de recruter,
les écoles de formation sont contingentées et plusieurs
entreprises, en faillite, ont fermé ou licencié leur
personnel. Et pour Sud Hebdo
(Hebdomadaire qui deviendra Sud Quotidien), les mesures
de libéralisation auront directement menacé 15.000
emplois.60 .
A cela viendra s'ajouter la crise de l'Université et du
système éducatif, de même que l'équation
de l'insertion des jeunes diplômés.
Vingt ans après l'avertissement du Juge au nouveau
président, la situation que déplorait Kéba
MBAYE s'était dégradée davantage avec la
dévaluation du F CFA (en 1994), au point de créer
un ardent désir de changement chez les
Sénégalais. Ce désir va coïncider avec
l'aboutissement d'un long processus de luttes politiques, syndicales et
sociales dont les événements post électoraux de 1988
ont été le détonateur latent, mais qui portaient, en eux,
les germes de la fin d'une époque et du mythe socialiste.
En effet, pour beaucoup et surtout pour l'électorat des
jeunes ce scrutin était quelque peu celui
de la détermination et restait telle une
dernière chance de changer de régime pour pouvoir
prétendre à des emplois. Et face à un tel défi
majeur, dicté par un simple instinct basique, de survie, le Rubicon
devait être franchi !
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