7 Le projet en avenir
aléatoire, socialiser l'information :
Si l'hypothèse précédente est correcte,
l'avenir devient imprévisible, aléatoire. C'est d'ailleurs ce
qu'avait défini le Rapport Nora Minc sur la société de
l'information. Dans l'approche libérale, la vision du futur
débouche sur une société post-industrielle apaisée.
Elle suppose que l'abondance et l'égalisation croissante des niveaux de
vie permettraient de construire la nation autour d'une immense classe moyenne
culturellement homogène, et de dépasser les tensions. La
société de l'information échappe à ces analyses,
à ces prévisions.. Débordant le monde de la production,
elle façonne les besoins nouveaux en fonction de son projet, de ses
modes de régulation, de son modèle culturel. Elle prend appui sur
de nouveaux médias notamment à base de réseau qui prennent
pour vecteur de leurs développements les technologies nouvelles et si
possible au fur et à mesure de leurs apparitions respectives. Elle est
le lieu d'une infinité de conflits décentrés,
non-articulés, ne relevant pas d'une analyse unificatrice. Certes la
méthode systémique, plus biologique, rend mieux compte d'une
société multipolaire, mais celle-ci ne peut avoir de
stratégie a priori. Ses valeurs- mêmes seront l'objet de
rivalités multiples ) l'issue incertaine : ce sera une
société aléatoire. Cette notion de société
aléatoire peut paraître paradoxale si on commet l'erreur de se
représenter les nouveaux médias à l'image des
médias traditionnels, mais un certain sens de l'information est
passé déjà par la culture de la société
individualiste de masse en tant que valeur qu'il est d'usage de s'approprier et
de faire vivre pour son propre compte. Plus va l'histoire, plus les gens la
font, et moins ils savent quelle histoire ils façonnent. Dès lors
le futur ne relève plus de la prospective mais de la qualité du
projet collectif et de la nature de régulations sur lesquelles il
s'appuie.
Jusqu'il y a peu de temps: une régulation sans projet, un
projet sans régulation. Dans l'univers libéral, la concurrence et
son expression, le système de prix, remplissent à la fois la
fonction d'information, et celle d'arbitrage : ils assurent, tant bien que mal,
l'ajustement des projets individuels solvables. La société
entière passe sous la toise de leur valeur marchande : le marché
devient le seul facteur "totalisant" de la société, et le carcan
totalitaire des valeurs.Or dans la société à haute
productivité, une information riche et répartie doit pouvoir
rendre compatible la spontanéité des groupes sociaux et le poids
inévitable des contraintes. Dans un monde idéal de "sages"
totalement informés, l'ordinateur ou son substitut coïnciderait
avec la spontanéité : une société à
marché parfait où la culture et les informations rendraient
chacun conscient des contraintes collectives et une société
intégralement planifiée où le centre recevrait de chaque
cellule de base des messages corrects sur son échelle de
préférence, auraient la même structure et la même
orientation.
Un fonctionnement souple de la société exige que
les groupes sociaux puissent exprimer leurs aspirations et leurs
répugnances mais que dans le même temps l'information sur les
contraintes soit reçue et acceptée. Il n'y a pas de
spontanéité sans régulation, pas de régulation sans
hiérarchisation. L'autogestion si elle se veut autosuffisance restera
une contre-société marginale. Pour contribuer à
transformer la société globale, elle doit accepter une
stratégie de l'insertion. Socialiser l'information c'est donc mettre en
place les mécanismes par lesquels se gèrent et s'harmonisent les
contraintes et les libertés, le projet régalien et les
aspirations des groupes autonomes. C'est favoriser la mise en forme des
données à partir desquelles la stratégie du centre et les
désirs de la périphérie peuvent trouver un accord : celui
par lequel la société et l'Etat non seulement se supportent, mais
se fabriquent réciproquement, germe le fruit d'une plus grande ouverture
et d'une meilleure coopération.
Comment ? Germe ici l'idée d'un système
centré avec en association le problème de la centralisation /
non-décentralisation. L'imagination ne va-t-elle pas au-delà de
ce type de structure ? De plus en plus apparaîtront comme des pseudo-
informations celles qui n'enseignent que des recettes techniques, qui alignent
des faits sans les mettre en perspectives, les structurer dans un projet
cohérent, et celles qui, au contraire, proclament des idéaux sans
les insérer dans le développement de la société.
Rendre l'information utile, c'est donc trouver un minimum d'accord sur la
structuration qui la transforme en pensée cohérente et
acceptée. Encore faut-il que le projet qui en résulte
s'insère dans un système de communications et de concertations.
Aujourd'hui l'information va essentiellement du sommet vers la base. Seul le
marché constitue le réseau pauvre de la communication
horizontale. La société de l'information appelle la
remontée vers le centre des désirs des groupes autonomes, la
multiplication à l'infini des communications latérales. La
palabre orale avec ses rituels équilibrait le village. La palabre
informatisée, et ses codes, doit recréer une "agora
informationnelle" élargie aux dimensions de la nation moderne. Ainsi se
dégageront progressivement des accords, des compromis. Ils exprimeront
un consensus engageant des collectivités de plus en plus larges, des
perspectives de plus en plus lointaines.
L'équilibre de la société
informatisée est difficile. Schématiquement la vie nationale
s'organisera sur trois étages correspondant à une fonction,
à trois systèmes de régulation et donc d'information.
C'est à l'étage proprement régalien que se
déterminera le projet collectif : les pouvoirs publics
hiérarchiseront les contraintes subies par la société. Ils
pourront se servir du marché mais ils ne devront pas reculer devant
l'ordre et la régie directe. Ici la régulation relève
essentiellement de mécanismes politiques. Au fur et à mesure que
seront mieux formalisées les contraintes d'intérêt
collectif et les aspirations culturelles, elles auront tendance à peser
sur le marché. Celui-ci pourra cesser d'être une
métaphysique pour devenir un outil. Il traduira des valeurs
d'échanges de plus en plus dominées par des motivations qui les
débordent. Ce sera un quasi-marché qui récupèrera
un horizon de temps et des désirs qui jusqu'alors lui
échappaient.
Cette dynamique où chaque système de
régulation s'enrichit des informations émanant des deux autres
est une voie royale : celle que pourrait parcourir une nation ayant
généralisé la communication et de ce fait élargi la
participation? La société à laquelle elle conduit est
fragile : construite pour favoriser l'élaboration d'un consensus, elle
suppose l'existence et se bloque si elle ne parvient pas à l'obtenir.
Des contraintes excessives ou mal adaptées ne permettraient pas de
retrouver l'équilibre, que par un accroissement du commandement. Pour
que la société d'information reste possible, il faut savoir, mais
aussi pouvoir compter avec le temps. La pédagogie réciproque des
disciplines et des aspirations s'exerce lentement : elle s'opère au fil
des générations, pour la transformation des matrices culturelles
: familles, universités, médias ...
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