1.2.3 M6 et son
émission qui reprend le concept de la chaîne de
télévision Big Brother :
Loft story, où 11 personnes
vivent ensemble en direct dans un appartement.
La communication par les nouveaux médias à base
de réseaux, entre public et voyeurisme ?
MAR 1/4/01 + MER 2/4/01 : intervention de Dominique Baudis,
président du CSA, sous la forme d'une interview accordée à
France Info : Le CSA, veille et est déjà intervenu par des
recommandations à propos de l'usage de l'alcool et du tabac qui
était fait au travers de l'émission, et de l'utilisation qui
était celle également de l'émission par la chaîne M6
comme d'un "produit d'appel" destiné à envoyer le spectateur se
connecter sur une chaîne satellite payante et sur le site Internet payant
ce qui contrevient à la Loi. Il attend une réponse de la part des
producteurs et qu'ils suivent les recommandations qui ont été
faites, c'est-à-dire qu'ils déprogramment tout ce qui pourrait
être litigieux ou d'un goût douteux en la matière, et
choisissent les séquences à venir en conséquence. Quant au
déroulement de l'histoire, il estime qu'il n'y a pas lieu d'intervenir
pour l'instant même si l'émission semble être engagée
sur une pente très glissante, il n'y a pas eu pour l'instant "atteinte
à la dignité de la personne humaine", ce qui nécessiterait
de faire appel au pouvoir de régulation du CSA car c'est là
l'essence- même de ce pouvoir. Le CSA, averti qu'un des candidats avait
dû quitter l'émission en étant pris en charge par un
psychologue, et après s'être réuni, recommande par la voix
de son président à la chaîne de se montrer vigilante.
Exemple de commentaire radiophonique : "pour ou contre la
télé- poubelle ?" (France Info, 5 mai). "Pour une fois nous avons
béni la coupure publicitaire !" (RTL).
Revenons aux faits et aux commentaires, au travers notamment des
articles parus dans le journal Le Monde, en date du 4 mai 2001 (Enquête
sur la folie "Loft Story").
L'émission de "télévision-
réalité" de M6 attire massivement les jeunes, et remporte depuis
ses débuts et jusqu'à présent un succès
considérable. D'une diffusion prévue pour dix semaines chaque
jour à 18h20, elle met en scène la vie intime d'un groupe de
garçons et de filles qui, coupés du monde, subissent de leur
plein gré de fortes contraintes. Entre exhibitionnisme, voyeurisme et
manipulation, le débat fait rage.
La chaîne M6 bat tous ses records d'audience et fait
flamber ses tarifs publicitaires avec "Loft Story". Première en France,
cette émission de "télévision- réalité", six
garçons (cinq depuis l'abandon survenu rapidement de l'un d'entre eux)
et cinq filles enfermés et filmés en permanence dans un
appartement, attire massivement les français, notamment les jeunes. Le
"spectacle" a été prévu pour durer soixante-dix jours. Les
protagonistes, outre les conditions financières vraiment
médiocres (malgré les recettes engrangées par la
chaîne) qui leur ont été faites, sont soumis, avec leur
accord à de fortes contraintes : pas de contacts extérieurs, ni
journaux ni radio ni télévision donc ils ne sont pas mis au
courant des évènements de l'actualité par exemple et n'ont
théoriquement aucun contact avec leurs familles pendant toute la
durée, une séance quotidienne de "confessionnal" et un journal
intime obligatoire régulièrement mis à jour. Bref :
à bas l'intimité, jusqu'à celle du Moi, et les risques
d'effondrement de la personnalité sont bien réels...
Fans ou contestataires les sites consacrés à "Loft-
Story" fleurissent.
www.bifstory.fr.st ou loftstory.t2u.com proposent
de suivre les images des candidats qui ne sont pas diffusées par M6 ou
par la chaîne satellite qui reprend l'émission. Les forums de
discussion se multiplient où les internautes échangent leurs
commentaires sur la vie et les caractères des candidats. Une dizaine de
sites humoristiques français tournent en ridicule le principe de "real
TV" et à l'adresse poulaga.cotcot.com "la première fiction
réelle de volailles", les onze candidats sont remplacés par six
poules et cinq coqs.
Ailleurs on peut lire des analyses, plus sérieuses
celles-là, des dangers identifiés de l'émission. Sur
Loftscary, la possibilité d'une idylle homosexuelle est au coeur du
problème.
Après jeboycotteDanone.com nous recensons également
boycottyes.com qui appelle son public à participer à
l'opération "sacs- poubelle"; elle consiste à déverser des
ordures devant le siège de la chaîne M6 qui semble à tous
être l'instigatrice du phénomène, et explique que toutes
ces émissions issues de la "real TV" méritent une nouvelle
signalétique à la télévision : "à
côté des ronds et des triangles, il y aurait un trou de
serrure."...
Les psychiatres eux-mêmes s'interrogent et sont
partagés quant à la collaboration accordée par un de leurs
confrères, présent en coulisse, à une telle
émission, dénonçant la "caution scientifique" et
soulignant la perversité du dispositif voire la "faute d'éthique"
commise. Nous avons vu plus haut que le CSA était déjà
intervenu par un avis très mitigé.
Parmi les psychiatres et les médecins que Le Monde a
interrogés, il ne s'en trouve pas pour défendre l'émission
elle-même bien au contraire.
Le Pr Bernard Hoerni s'exprime au nom du Conseil de l'Ordre :
"Où va-t-on dans une société où un spectacle livre
en pâture à nos contemporains des individus qui, pour des raisons
intéressées, sont prêts à se soumettre à
n'importe quoi ?"
Sollicité pour être le psychiatre de
l'émission, le docteur Serge Hefez a décliné la
proposition pourtant fort bien rémunérée : "Je suis
absolument contre cette émission, son principe et la perversité
qu'elle véhicule."
Egalement approché par les producteurs de
l'émission, un autre s'inquiète de la situation de
compétition créée pour les participants : "Dans le sport,
les règles de la compétition sont bien établies. Dans
cette émission, les participants jouent leur personne toute
entière." Il souligne en outre la violence psychologique du rejet
lorsque le groupe est votre seul univers.
Dans de telles conditions, la présence d'un psychiatre
pour la sélection des candidats est-elle
défendable ? Non, répond le président de
l'Association française de psychiatrie. "Il s'agit d'un
dévoiement inacceptable. Le psychiatre donne ainsi une caution
scientifique à une exhibition perverse. Il n'est qu'un alibi
agissant".
Psychiatre et présidente de l'Intersyndicat national des
praticiens hospitaliers, le docteur Rachel Bocher juge contraire à la
déontologie et déloyale la participation d'un psychiatre : "Il
est là pour soigner les gens qui souffrent. Il peut accomplir un travail
de prévention, mais pas à des fins médiatiques et
commerciales." Soupçonnant son confrère de "faire sa
clientèle", elle dénonce une "pratique pernicieuse" : " Dans
cette émission, le médecin ne sert qu'à donner bonne
conscience aux organisateurs. Prétendre pouvoir affirmer que telle
personne ne présente pas de risque de décompenser sur le plan
psychique, c'est outrepasser ses compétences".
Abondant dans le même sens la psychiatre et psychanalyste
Christine Lamothe n'hésite pas à qualifier de "faute
éthique" la collaboration d'un psychiatre à cette "situation
expérimentale de décompensation (lorsque les capacités
d'adaptation du sujet sont éprouvées jusqu'à ce qu'il
craque) " : "Comment apporter sa caution lorsque l'on sait en conscience que
les gens vont s'effondrer tôt ou tard ? Le psychiatre ou le psychanalyste
est là pour apaiser les tensions. Face à ces jeunes gens,
à l'évidence pas très mûrs sur le plan affectif, il
donne son feu vert à une excitation exagérée : c'est le
pompier pyromane!"
Quitte à surprendre B. Hoerni est moins
sévère. Prenant acte de l'existence de "Loft Story", il pose une
question des plus concrètes : " Franchement, envisageriez-vous que
l'émission se déroule sans médecin psychiatre ? " Le
responsable ordinal va plus loin : "Personne ne s'insurge de la présence
d'un médecin auprès d'un ring où des boxeurs s'affrontent
et de le voir examiner l'un d'entre eux pour savoir s'il peut encore continuer
à prendre des coups".
"Un psychiatre ou des psychologues entraînés
possèdent l'expertise qui permet de prédire qui saura s'adapter
et qui présente des risques de rechute après des échecs
passés".
Serge Hefez se montre plus pragmatique : "S'il y a des
blessés, on ne peut pas reprocher à un médecin de s'en
occuper. Tout dépend de la distance critique que le psychiatre peut
conserver". Le psychiatre peut "éviter certains dérapages" de la
part des producteurs, par exemple lorsqu'il s'est opposé à la
sélection de candidats ayant des enfants, susceptibles de voir leur
parent dans une telle situation. "Mais, je plains mon confrère qui est
dans une situation où il doit faire respecter des règles
éthiques tout en se soumettant aux règles des producteurs".
Le psychiatre peut sembler ici être utilisé comme
une sorte de médecin du travail chargé de la visite d'embauche
puis du suivi des participants, mais le psychique est plus complexe que le
médical. S'il ressort bien de l'ordre de la souffrance et de la maladie,
il est également de l'ordre de la morale. A l'unanimité des
critiques c'est précisément la morale qui pêche dans cette
forme télévisuelle... Alors, bonne idée les poubelles ?
Plongeons un peu plus loin dans cette
"réalité"...
"Le vrai problème, politique, et que me semble montrer ce
genre d'émissions en dehors du voyeurisme, c'est qu'il y a beaucoup de
gens qui s'ennuient, et c'est grave" (un député, à la
sortie de l'Assemblée nationale).
"Comprendre un peu ce qui se passe au niveau de la relation, pour
beaucoup de jeunes est peut-être devenu difficile de nos jours, et c'est
un moyen de voir des exemples pour se construire." ....???
"Existe-t-il là des émotions vraies ?"
Dans les groupes thérapeutiques, des sentiments
émergent, mais l'intimité est mieux préservée. Il y
a un cadre pour cela ce qui n'est vraiment pas le cas ici, où il n'y pas
de garantie de secret comme ce qui est garanti déontologiquement quand
on consulte un médecin.
En définitive on pense quand même bel et bien et
plutôt à des rats de laboratoire. Alors, les sentiments
vrais!?...
Il y aurait donc des bons côtés ?!!!
Critiqué, dénoncé, le
phénomène télévisuel de l'année 2001 n'en
fascine pas moins alors le pays. Depuis son lancement et pour ses
débuts, plus de cinq à six millions de
téléspectateurs se passionnent pour la vie quotidienne des onze
"cobayes" reclus volontaires dans un appartement spécialement construit.
Ce "jeu" de "télé- réalité", la chaîne
préfère parler de "fiction réelle", est un avatar
français de l'émission d'origine hollandaise "Big Brother". Son
but est de former un couple, derniers "survivants" après
l'élimination progressive des participants par un vote conjoint des
candidats et des téléspectateurs. Le jeune homme et la jeune
femme qui resteront en lice remporteront une maison "d'une valeur de trois
millions de francs", à la condition d'y vivre ensemble six mois et
toujours sous les regards des caméras.
Les candidats ont préalablement cédé
"irrévocablement, inconditionnellement et en totalité" à
la société de production, leurs droits d'auteurs, sans percevoir
la moindre rémunération. Par ailleurs, cette
société pourra exploiter leur image pendant et après le
jeu. Après leur départ du loft, les participants seront tenus de
se rendre disponibles pendant deux semaines et devront se consacrer à la
promotion de l'émission jusqu'au 31 janvier 2002. La production
s'exonère de toute responsabilité liée à "un
quelconque dommage moral, physique ou matériel" que pourraient subir les
participants.
Le casting qui a présidé au choix des candidats a
joué un rôle déterminant dans la création des
situations qui ne doivent pas manquer d'avoir lieu dans l'appartement. Parmi
les critères retenus, la chaîne a demandé à ce
qu'ils soient "télé- géniques". Les épreuves de
sélection ont clairement privilégié des jeunes gens qui ne
craignent pas l'exhibitionnisme, chacun représentant un type
"sociétal" bien particulier, du beur sportif à la petite
bourgeoise en passant par l'intello. Tout de même il n'y a que onze
protagonistes, onze types, onze catégories en somme. (...) Les
inondations dans la Somme... sont catastrophiques ... CATA-strophiques!
Tout dans le loft est calculé pour pousser les candidats
à une promiscuité permanente, comme la salle de bain avec douche
unique caméra au-dessus du pommeau et eau chaude une seule heure par
jour. Les corvées ménagères sont de rigueur, ne manquant
pas de provoquer des crises, bienvenues pour le public.
La production transmet aux cobayes des défis à
relever comme l'organisation d'une chorégraphie sur le modèle
d'une scène du film Grease. S'ils échouent, le budget quotidien
alloué pour commander vivres, nécessaires de toilette etc... est
amputé.
Au demeurant, les candidats donnent souvent l'impression
d'être manipulés comme des marionnettes vulgaires et contraints de
se prêter à des jeux humiliants.
Extrait de l'article de Michel Field, lui-même
animateur et producteur de télévision :
"Dans notre tradition de philosophie politique, les auteurs (de
Hobbes à Spinoza, de Locke à Rousseau) ont tous rencontré
la même difficulté : comment faire pour comprendre le lien social
ou la nécessité de la loi, sans en retracer la genèse ?
D'où, chez chacun, la construction d'un modèle théorique,
d'une fiction fonctionnant comme le négatif, au sens photographique, de
l'état social. C'est, par exemple, le fameux "état de nature"
chez Hobbes, ou "l'homme est un loup pour l'homme", où toute
activité commune, politique ou économique est rendue impossible
par la guerre de chacun contre chacun. Jusqu'à ce que tous admettent de
renoncer à leurs droits au profit d'un tiers - qu'on appellera la Loi,
le Prince ou le Symbolique, peu importe - qui régulera les relations,
puisque chacun n'aura plus affaire à l'autre que par la médiation
de tiers, présent- absent. Naissance du social et, indissociablement, du
politique. On touche là l'essentiel.
C'est exactement cette fiction que "Loft Story" remet à
l'ordre du jour, avec les moyens du moment, et en en pervertissant radicalement
le sens, nous proposant d'assister en temps réel à la naissance
d'une socialité : comment, dans un système de contraintes
formelles (espace clos, où l'on retrouve l'île, indispensable
à toutes les utopies ; temps limité et qualifié), des
individus vont-ils construire leurs relations ? D'où et comment vont
émerger les lois, les règles de vie commune, les relations de
pouvoir, de séduction, de désir... ?
Mais cette socialité est ici l'inverse du "bien- vivre"
ensemble puisque, d'emblée, il va s'agir d'éliminer les autres
pour ne rester que deux. Comment cette mise en scène ne serait-elle pas
proprement hypnotisante, comme une "scène primitive" enfin visible, et
accessible à tous ?
"Loft Story" ne constitue en rien une rupture, tout au plus la
radicalisation de ce qu'est devenue la représentation dominante de
l'humain et du social à la télévision : une collection
d'individus dont on cherche le témoignage dans ce qu'il a de plus
singulier et de plus "identifiant", pour reprendre le jargon du milieu.
C'est à une vaste et systématique psychologisation
des rapports sociaux que se livre l'idéologie dominante de la
télévision - d'autant plus invincible qu'elle sculpte et
reflète à la fois l'air du temps : la désaffection du
politique, la crise des idéologies, les doutes sur le lien social.
(...)"
Par la mainmise de l'audiovisuel, cette idéologie
dominante se transporte sous la forme de ses modèles sur la
communication via les réseaux.
"Dans cette émission, c'est le sexe sans le sexe..." On
dirait plutôt une sorte de gangrène de la communication en
réseau : portée par l'occasion des nouvelles techniques (de
masse) telles que les webcams grâce auxquelles il est désormais
admis sans limite que chacun peut se montrer et provoquer au pire depuis sa
chambre à coucher à destination de tout l'univers.
Transportée sur nos télévisions, où
s'arrêtera l'ambition ?
Et quelles perspectives, quels "résultats" !...
Après les "tournantes" que les adolescents se permettent d'ores et
déjà à peine sortis de l'enfance (?) que se passera-t-il
de vraiment perfectionné ? "Si l'homme n'est qu'un moucheron, qu'est-ce
qui nous retient de l'écraser ?".
Décidément bonne idée les poubelles. C'est
déjà çà ...
5 mai 2001
Quelques mois plus tard... après les attentats du 11
septembre. Il n'y a plus qu'un seul Onze Septembre (11 septembre) dans toute
l'Histoire, et c'est bien normal...
Vue. Loana à la télévision. "Ex- lofteuse".
Jolie, vraiment. Très blonde. Très avenante, plutôt star.
Un rien de vulgarité. Juste assez. Médiatique et en bonne voie de
professionnalisation. Bonne chance ...
La télévision généraliste renvoie
encore à l'objectif de continuer à partager quelque chose en
commun dans une société fortement hiérarchisée et
individualisée, voire permet à quelques uns de franchir depuis la
base les échelons sociaux, alors que les médias
thématiques ne font que reprendre voire accentuer les plis des
inégalités sociales et culturelles qui se fixent ainsi de plus en
plus.
"Le public n'est pas composé de "récepteurs"
passifs, comme on le croit encore trop souvent. Ces récepteurs peuvent
se révéler lucides. Les grands évènements offrent
certains rôles.
(...) les évènements qui manifestent des ambitions
cérémonielles ne deviennent des cérémonies
effectives que s'il se trouve un public pour valider leurs prétentions
symboliques, pour les prendre au sérieux". Ces propos sont ceux de
Daniel Dayan recueillis par Jacques Lecomte pour Sciences Humaines et
relatés dans le hors série n° 16 de mars / avril 1997.
Bientôt peut-être, le public lui-même demandera
aux professionnels de faire tel ou tel type d'émission sur tel ou un
autre sujet de son propre choix.
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