1.2. 2 L'idéal d'ouverture ou le refus de la
distinction entre vie privée et vie publique :
Comme nous l'avons déjà inscrit un peu plus haut,
un certain nombre d'internautes particulièrement militants et croyants
paient de leur personne pour montrer les avantages de cet idéal, par
exemple en montrant au monde entier via le Réseau leur modeste vie
privée.
Le journal Le Monde a consacré sous la plume de Yves
Eudes, deux pleines pages à une expérience de ce type conduite
dans l'Ohio.
Le reporter décrit ainsi le dispositif : "La grande maison
bleue n'est pas un lieu ordinaire (...). Tout ce qui s'y passe peut être
vu et entendu par la Terre entière. Erik, l'initiateur du projet Here
& Now et ses cinq amis vivent en direct sur Internet vingt-quatre heures
sur vingt-quatre. Neuf caméras fonctionnent en permanence dans le salon
et dans la cuisine, la salle de jeux et chacune des chambres à coucher
du premier étage. (...) Elles peuvent être déplacées
à volonté, pour filmer dans le moindre recoin. Des lampadaires et
projecteurs disposés un peu partout fournissent une lumière
diffuse, garantissant une image nette, de jour comme de nuit. La prise de son
est traitée avec le même soin".
Nous sommes là dans la maison de verre à laquelle
chacun peut avoir accès et même y dialoguer en direct, via un
canal direct, avec ses occupants. Ces derniers se prêtent au jeu avec
célérité. Ainsi Sharon s'arrange-t-elle toujours pour
montrer son visage en gros plan lorsqu'elle dormira et elle fait toujours
ça quand elle se couche, c'est important, ses visiteurs ont besoin de
savoir qui sont ces "acteurs" et il faut que Here & Now soit une
émission intime. (...) Elle considère tous les gens qui se
connectent comme ses invités, leur parle et prend soin d'eux comme s'ils
étaient physiquement parmi eux dans l'émission.
Découvrant encore plus avant qu'il n'est guère
possible d'avoir de conversations privées dans un tel contexte, le
journaliste demande à Sharon ce qu'elle pense de tout cela : le droit
à la vie privée ne serait-il en réalité que le
droit à l'opacité ? Here & Now peut nous placer sous la
surveillance oppressante de notre entourage, ou au contraire nous aider
à nous libérer de nos cachotteries.
La réponse des habitants de la maison de verre est
étonnante et nous plonge d'emblée dans un univers de
justifications profondes, nous éclairant sur la nature de la croyance en
la transparence que permet le réseau. Sharon répond : Je fais
partie de ces gens qui peuvent avoir une conversation intime devant n'importe
qui. Je n'ai rien à cacher à mes amis, ni à mes parents.
Jamais je ne commettrai un acte qui leur ferait honte, avec ou sans
caméra." Joe, un autre occupant de la maison, qui a, comme le dit Yves
Eudes, "opté pour la transparence", renchérit : "Ma vie est
simple, je n'aime pas mentir. (...) Ce qui est sûr, c'est que nous sommes
les pionniers d'un mouvement qui va s'étendre. (...) Bientôt,
beaucoup de gens vivront comme nous, surtout des jeunes."
La transparence c'est aussi l'ubiquité. En attendant
l'interconnexion généralisée, le responsable du projet
Erik, imagine dans un premier temps que si une demi-douzaine de maisons
équipées comme celles-ci étaient interconnectées
(dans le monde entier), nous pourrions créer un espace à la fois
réel et virtuel, complètement inédit. (...) Nous nous
verrions et nous entendrions en permanence, comme si nous étions dans
une seule et même habitation. La vraie promesse de l'Internet, c'est de
pouvoir être en plusieurs endroits simultanément, de vivre
plusieurs vies en parallèle".
Cette expérience n'est pas unique. Avant qu'elle existe,
les internautes se communiquaient déjà des adresses de sites
où, avec des moyens techniques ridiculement faibles (les petites
caméras qui se branchent sur le Web, ou webcams, et qui permettent
d'être vus du monde entier et coûtent à peine quelques
centaines de francs), certaines personnes avaient décidé
désormais de "vivre en public". On voit bien que l'expression même
de "public" est obsolète dans un tel contexte : elle renvoie à
une distinction privé / public qui n'a plus cours dans le monde de la
transparence.
Ce type d'expérience est en voie de se développer
un peu partout dans le monde et peut-être atteindra-t-il même un
jour certaines de nos chaînes de télévision publiques,
malgré les critiques de tous horizons et le plus souvent
négatives concernant la place qui est ainsi représentée de
la personne humaine, dans une entreprise dont le propos principal et premier
semble bien à tous être l'argent. Ce qui, d'ailleurs, implique que
le public soit massivement au rendez-vous... Voici un exemple issu de
l'actualité, et qui a ému jusqu'au consortium des
évêques de France, puisque après une semaine de diffusion,
fait rare, leur porte-parole représentant est intervenu dans les
médias pour mettre en garde et poser la question de la
considération qui devrait être celle accordée à
l'homme et à ses droits en tant que personne, dénonçant
notamment le fait que ce genre d'émission n'aide surtout pas les jeunes,
qui sont très nombreux dans son auditoire, à "grandir humainement
et spirituellement" .
Notons au passage que le positionnement médiatique prend
une importance croissante, est désormais une valeur existentielle; c'est
une façon d'exister, qui devient même de plus en plus une
condition pour exister et se rattache à un droit correspondant.
Presque toujours critiqué et condamné, Loft Story a
déjà fait coulé beaucoup d'encre et tous les journaux y
sont allés de leurs commentaires. Peut-être son concept est-il
très en rapport avec cette notion de Lebenswelt défendue par
Habermas. Phénomène médiatique un peu factice suivant
certains sociologues, et où, par principe, pour ne pas être en
reste face à un évènement télévisuel qui,
monté en épingle, finit par passer pour un
"phénomène de société", chacun en rajoute un
peu...
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