6.2 Une description de la "société mondiale de
l'information" :
La littérature d'aNTICipation joue un grand rôle
dans le développement des nouvelles croyances, par l'imaginaire qu'elle
implémente. La pertinence d'un récit ou d'une description tient
pour le lecteur à son réalisme, capacité à
aNTICiper la réalité vraie, guide pour l'action. Elle serait le
genre le plus lu dans le monde de l'informatique. Les ouvrages d'Isaac Asimov,
Philip K. Dick ou William Gibson, et bien d'autres, posent la question du lien
social et évoquent de façon centrale la séparation
sociale, pivot de ces nouveaux modes.
C'est bien la question de la violence qui est au centre de la
problématique de cette nouvelle société, qu'il s'agisse de
craindre les épidémies ou de redouter la présence de
l'autre, comme source de violence. Il faut mettre fin à la tension
insupportable provoquée par les autres.
La peur des épidémies :
Elle aboutit, pour l'auteur Jean-Michel Truong, à un monde
divisé en trois classes :
- les "no- plugs" clandestins qui vivent en meutes, livrés
à eux-mêmes dans une nature hostile,
- ceux qui vivent séparés les uns des autres,
- une petite classe de nantis qui eux ont le droit de se
rencontrer et vivent dans un univers protégé de toute agression
extérieure.
La violence de l'autre :
Les communications virtuelles ont l'immense avantage de gommer la
dimension de violence irrépressible des rapports humains et donc de les
pacifier.
Bill Gates raconte à ses lecteurs : "J'ai eu une
liaison avec une femme qui habitait une autre ville. Eh bien, nous avons
échangé force messages sur le courrier électronique. Nous
avons même imaginé un moyen d'aller au cinéma ensemble.
Nous choisissions le film qui passait à la même heure dans nos
deux villes. Pendant le trajet en voiture, nous bavardions avec nos
téléphones cellulaires pour commenter le film. A l'avenir, ce
genre de "rendez-vous virtuel" se passera encore mieux".
La violence de la rencontre directe devient alors trop forte pour
ceux qui se sont habitués à la communication virtuelle
permanente.
Le nouveau lien social se caractérise doublement et
indissolublement par une séparation (des individus) et une communion
(des esprits), comme condition de la paix sociale.
6.3 La société solaire d'Asimov :
Scientifique et vulgarisateur américain, Isaac Asimov, a
proposé dès 1955 la première visualisation d'une
société dans laquelle un réseau de communication complet
(image et son) occupe une place déterminante dans la vie sociale et
remplace toutes les régulations collectives traditionnelles. Dans ses
livres le lecteur peut suivre comment les robots d'abord esclaves soumis des
hommes deviennent leurs maîtres (retournement feuerbachien).
Auteur notamment des "trois lois de la robotique" censées
fixer des barrières éthiques au comportement des machines, il
s'est attaché à accoutumer le lecteur aux "machines à
communiquer", s'interrogeant en même temps sur les conséquences de
la robotique, au sens industriel bien sûr, mais aussi au sens plus
général de mise en oeuvre systématique des ordinateurs et
des "intelligences artificielles".
Le système de communication, pour lequel ce sont les
robots qui servent d'intermédiaires, est au centre de la vie sociale
qu'il nous décrit , aNTICipation assez précise d'Internet.
De chaque point d'accès au réseau, il est possible
d'accéder aux autres. Le réseau transporte de l'image et du son,
et des dispositifs audiovisuels, véritables ancêtres du
multimédia, permettent d'accéder au savoir. Un lien social
particulier accompagne les techniques, avec un tabou central, celui de la
rencontre directe.
Les hommes et les femmes qui peuplent ce monde vivent seuls, de
l'enfance à la mort, entourés d'immenses propriétés
et de très nombreux robots, tout en communiquant en permanence, via le
réseau, avec les autres habitants.
Un monde sans rencontre :
Les habitants de la planète Solaria ont la
possibilité de communiquer en permanence et partout, en usant des
machines anthropomorphes, seule différence avec les réseaux
actuels. Solaria est entièrement maillée par ce réseau de
communication qui reproduit le décor et fait apparaître en trois
dimensions la personne avec qui on est en contact. Il s'agit de "visionner" ses
interlocuteurs, et entre présence directe et présence indirecte
persiste l'impossibilité de sentir son parfum ou de le toucher. Toute
l'organisation du lien social va alors tourner autour de cette question. Pas de
ville, pas d'Etat. Un habitant n'est jamais véritablement
âgé, son corps et son mental ne se dégradant pas.
La nécessité de la séparation physique
:
Tabou central, la rencontre physique est identifiée
à l'animalité, à la brutalité et à la
violence, ce qui va permettre aux membres de cette société de
définir le caractère "civilisé" de leurs rapports.
"Nous avons parlé pendant quelques minutes ; de se voir
face à face est une telle torture". "Je pensais tolérer sans
difficulté une présence effective, mais ce n'est qu'illusion de
ma part. J'étais à bout de résistance nerveuse en
très peu de temps".
Sur Solaria, les enfants naissent grâce à la
procréation artificielle.
Il n'y a aucun dommage, ni aucune infraction au tabou à se
montrer nu en image virtuelle devant les autres : "Après tout, cela n'a
pas d'importance, puisqu'il ne s'agit que de vision stéréo, dit
Gladïa (après s'être montrée nue devant son
interlocuteur)".
Sur Solaria, les médecins pratiquent la
télé- médecine avant l'heure.
Une nouvelle inaptitude à la communication directe ?
:
La pratique systématique de la communication par
l'intermédiaire des ordinateurs et des réseaux est la
réalité concrète du nouveau culte de l'Internet.
Internautes, communiquez, tout le temps, toujours, à propos du plus de
chose possible et quel qu'en soit le contenu ! Activer l'information est le
véritable rite auquel il faut sacrifier à toute heure du jour et
de la nuit.
Dans l'univers du "tout- Internet", l'individu est conduit
à disposer de son propre territoire géographique
d'évolution, au sein duquel il n'a plus à négocier quoi
que ce soit avec autrui. Chacun devient en quelque sorte souverain sur son
propre territoire et ne trouve plus d'intérêt à se trouver
sur celui d'autrui.
Dans la réalité nous sommes en train de vouloir
réaliser des "systèmes d'environnement virtuel portables", via
les mobiles (et cela ne va d'ailleurs pas sans quelque flop comme le wap).
Dans un certain sens, souligne Philippe Breton, une telle
"société" devient une société mondiale, non pas
parce que les échanges auraient lieu dans un même "village
planétaire" mais parce que chacun deviendrait à lui-même
son propre monde. C'est peut-être le sens le plus approprié qu'il
faut donner aujourd'hui à la notion de "mondialisation".
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