6. Le
tabou de la rencontre directe :
Pour la première fois dans l'histoire de
l'humanité, sous le coup de nouvelles croyances dans l'information, la
transparence et la réunification de la conscience, nous avons construit
un réseau de communication susceptible, s'il était poussé
à son extrémité, de séparer les hommes et de les
dispenser de toute rencontre directe.
Pour accéder à ce "nouveau monde" dans lequel
l'homme se réalisera et se dépassera, il faut accepter d'y
transférer la plupart des activités que jusque-là nous
réalisions autrement : le travail, les loisirs, la
télévision, le cinéma, le commerce, les relations avec
autrui, la prière, la pensée et, pour les plus
extrémistes, la sexualité. Toute communication, toute relation,
toute rencontre doivent désormais passer par le réseau, en
empruntant les voies de la conscience collective.
6.1 La question de la violence :
Le cyberespace comme monde de lumière et de transparence,
incarne l'utopie de la pacification. La violence y est rejetée du
côté du corps, de l'animalité, de la
matérialité. Le prix de la paix et une double séparation,
d'une part entre le corps et l'esprit, d'autre part entre les corps
eux-mêmes.
Denis Duclos, sociologue français : "Le spectacle de la
violence débouche rarement aux Etats-Unis sur un processus de
civilisation, mais plutôt sur une hésitation, une oscillation
entre sauvagerie et civilité, entre paix et agressivité". Dans
cet esprit, un réseau comme Internet pourrait bien être une
tentative désespérée de sortir de cette oscillation
permanente.
David Le Breton rappelle : "Le dénigrement du corps (...),
dans le discours radical de certains scientifiques ou adeptes de la
cyberculture, est aussi un fait vécu à leur niveau par les
millions d'Occidentaux qui ont perdu leur relation d'évidence avec le
corps qu'ils n'utilisent plus que partiellement". Le nouveau culte propose
d'enfermer chaque individu dans sa bulle pour prix d'une communion universelle
enfin pacifiée.
L'alternative au chaos :
Norbert Wiener concevait la violence comme le comble de
l'entropie, de l'"imperfection organique de l'univers". Le diable. La
cybernétique, pessimiste, voit le monde glisser irrésistiblement
vers le chaos entropique.
L'avancée de toutes les cybertechnologies correspond
à l'espoir de faire reculer la violence grâce à
l'information et à la communication.
Le monde idéal, c'est la noosphère transparente qui
nous préviendra des catastrophes, des dangers des injustices, des
déséquilibres écologiques".
Une stratégie prudente :
Ceux qui ont un point de vue raisonnable, "laïque" sur les
nouvelles technologies de l'information sont parfois sensibles aux
sirènes des prophètes.
Il ne faut pas se laisser prendre à la très
ancienne stratégie de persuasion décrite ci- après. Dans
les années soixante-dix, les partisans de la révolution
informatique, ancêtres des militants actuels, l'avait mise au point afin
de contourner les résistances au changement des usagers. Deux temps :
première approche, affirmer que toutes ces machines n'étaient que
des outils, qui ne changeraient en rien les finalités de leur usage.
Ensuite, une fois les outils en place, faire miroiter, surtout aux yeux des
plus ardents convertis, qu'ils étaient au coeur d'une véritable
révolution, qu'ils allaient, grâce aux technologies, "changer le
monde". Toute nouvelle avancée suscitant de nouvelles hésitations
ou des réserves, on revenait au premier mouvement de la stratégie
: "Ce n'est qu'un outil ... ".
Pierre Lévy : affirme d'abord avec force que les hommes
sont en train de se regrouper dans une immense ville virtuelle, là
où l'on trouve le plus de choix, là où se trouvent les
meilleurs marchés, y compris surtout les marchés de
l'information, de la connaissance, de la relation et du divertissement, et que
les sites Web sont comme des boutiques, des bureaux et des maisons ; les
groupes de discussion et les communautés virtuelles ... des places, des
cafés, des salons, des regroupements par affinités" (...) "les
mondes virtuels interactifs, plus ou moins ludiques, seront les nouvelles
oeuvres d'art, les cinémas, les théâtres et les
opéras du XXIème siècle" (...) "Nous
continuerons cependant à nous déplacer physiquement et à
nous rencontrer en chair et en os, et probablement plus qu'aujourd'hui, puisque
les phénomènes de relation et d'interconnexion de toutes sortes
(virtuelles ou non) seront amplifiés et
accélérés".
De très nombreux projets liés aux réseaux ou
à Internet sont en fait axés sur la possibilité de ne plus
se déplacer, de ne plus sortir de chez soi.
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