Partie II - Adaptation stratégique de
Bendjelloul
dans un contexte d'instabilité politique
(1939-1945)
Hélène Koning - « Le Dr
Bendjelloul : l'opposition loyale à la colonisation ? (1930-1962) »
- Mémoire IEP de Paris - 2024 54
Hélène Koning - « Le Dr
Bendjelloul : l'opposition loyale à la colonisation ? (1930-1962) »
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I. La poursuite des engagements de la FEM dans un
contexte de crise internationale
Après l'échec des revendications du
Congrès Musulman Algérien, la popularité de Bendjelloul
est sérieusement entamée, avec la décrédibilisation
des idées assimilationnistes. C'est aussi à cette époque
qu'il se sépare de Ferhat Abbas, son lieutenant au sein de la
Fédération des Elus Musulmans (FEM) depuis le début des
années 1930. Ce dernier crée son propre parti, l'Union Populaire
Algérienne, s'orientant vers une critique plus radicale du
système colonial en tant que tel et non simplement de son
fonctionnement. Bendjelloul fonde la même année le Rassemblement
Franco-Musulman Algérien, qui connaît peu de
succès.
Si le réformisme et l'opposition légale
restent consensuels dans le paysage politique algérien contestataire, ce
n'est plus le cas de l'assimilationnisme, et au sortir de la Seconde Guerre
Mondiale il semble qu'une majorité de colonisés n'imaginent plus
que leur pays doive rester sous la souveraineté française, et
imaginent leur émancipation de diverses manières1.
Pourtant, Bendjelloul maintient au travers des incertitudes
géopolitiques et des changements de régime sa stratégie de
collaboration avec l'Etat français dans le but d'obtenir des
réformes du système colonial inégalitaire. Moins soutenu
par la population et par les élus, son action à partir de 1940
semble recevoir un bien plus faible écho auprès de la France
ainsi qu'auprès des Algériens.
A la fin de la période, le nationalisme a connu
un tel essor que Bendjelloul apparaît comme un politicien
modéré sur la scène politique algérienne et
française, loin de l'image de causeur de trouble et d'ennemi du statu
quo colonial qui l'auréolait durant la décennie 1930. Dans cette
deuxième partie, nous verrons comment Bendjelloul développent des
stratégies discursives et d'action adaptées aux bouleversements
qui agitent l'Algérie entre 1939 et 1946. Ces changements permettront de
révéler les parties de son discours qui perdurent dans
différents contextes, par exemple l'amélioration des conditions
de vie, la dénonciation des injustices coloniales ou la francophilie, et
quels éléments rhétoriques sont destinés à
convaincre ses différents interlocuteurs.
1 Sur l'essor du nationalisme algérien dans les
années 1940, voir par exemple Annie Rey-Goldzeiguer, « 8. Le
nationalisme algérien décolle », in Aux origines de la
guerre d'Algérie, 1940-1945, Paris, La Découverte, 2006,
p.175?196 ; Jacques Cantier, L'Algérie sous le régime de
Vichy, Paris, Odile Jacob, 2002.
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A - L'engagement volontaire comme gage fort de
loyalisme
A la fin de l'été 1939, la France entre
en guerre. Bendjelloul et Ferhat Abbas s'engagent volontairement, et la FEM
annonce cesser son action « jusqu'à la fin des hostilités
»1. Entre septembre et novembre 1939, le cabinet du
préfet de Constantine consacre un dossier aux « Notabilités
Indigènes ayant contractées un engagement pour la durée
des hostilités : Abbas et Bendjelloul »2. Y sont
rapportés quelques détails concrets sur l'engagement et
l'affectation de Bendjelloul et Abbas, mais les autorités
françaises ne tirent pas de conséquences politiques de ce geste
fort, que ce soit pour le contexte immédiat ou à plus long terme.
Il faudra attendre décembre 1943 pour que l'enrôlement des
populations coloniales dans la campagne de libération de la
métropole soit associé à des promesses de réformes
du cadre colonial3.
Le 9 septembre, un courrier adressé au
Gouverneur Général de l'Algérie (GGA) Georges Le Beau,
probablement par le préfet de Constantine, informe ce dernier
que
f...] Seul, parmi les Notables Indigènes
non soumis à des obligations militaires, le Docteur BENDJELLOUL a
contracté, depuis le 30 août, un engagement volontaire pour la
durée de la guerre. 4
L'intéressé aurait confirmé
à l'auteur de ce courrier que « plusieurs de ses amis
étaient sur le point de contracter un engagement volontaire eux aussi
»5. Six jours plus tard, le préfet de Constantine
adresse au GGA une notice au sujet de Bendjelloul. La notice indique qu'il
s'est engagé volontairement pour la durée de la guerre depuis le
8 septembre, et a été affecté à l'Hôpital
Militaire Laveran au grade de médecin-auxiliaire, au Service des
fiévreux à Constantine6. Un peu plus d'un mois plus
tard, c'est de l'engagement volontaire d'Abbas, contracté le 6 octobre
1939, que le préfet informe le GGA. La notice jointe au courrier
indique
1 Gouvernement Général de
l'Algérie, « Dossier FEM «Entente n°134»
[numéro censuré] », Alger, 02 novembre 1939, GGA 40G 71,
ANOM, Aix-En-Provence.
2 Préfet de Constantine, « Dossier:
Notabilités Indigènes ayant contractées un engagement pour
la durée des hostilités. Abbas et Bendjelloul »,
Constantine, Préfecture de Constantine, 15 septembre 1939, 93 B3 791,
ANOM, Aix-En-Provence.
3 Voir infra, le discours de De Gaulle à
Constantine le 12 décembre 1943. Partie II-3, p71.
4 Préfet de Constantine, « Dossier :
Notabilités Indigènes ayant contractées un engagement pour
la durée des hostilités. Abbas et Bendjelloul », op.
cit., 5-8.
5 Ibid. p. 5?8.
6 Ibid. p. 1?4.
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qu'Abbas a été engagé au grade de
pharmacien auxiliaire à la réserve du personnel des armées
mais affecté « provisoirement » à ce même
Hôpital Militaire de Constantine depuis le 18 Octobre 1939 1.
Dans son courrier du 9 septembre, le préfet indique également
qu'une autre figure de la FEM, le Docteur Chérif Saadane, aurait lui
aussi pris contact avec la Direction du Service de Santé de
l'Armée pour connaître les conditions de son éventuel
engagement. Il ne prend pas immédiatement sa décision
définitive, et la suite du dossier ne le mentionne plus.
Pour les assimilationnistes, cette guerre est une
occasion de démonstration de loyalisme, que Bendjelloul et Abbas
saisissent. Le 8 novembre, Abbas passe un autre cap dans ce mode d'action
politique : le préfet rapporte au GGA que Ferhat Abbas, avec qui il a eu
ce jour-là un entretien, lui a déclaré vouloir rejoindre
le front et non plus seulement servir dans un hôpital à
l'arrière et « qu'il demanderait à M. le Docteur BENDJELLOUL
de suivre son exemple »2. Abbas endosse ici un rôle de
héros français idéalisé, se montrant prêt
à sacrifier sa vie pour sa patrie, la France. Cette affirmation faite au
préfet contient une forte dimension démonstrative, une
affirmation d'appartenance à la France. Nul doute que dans l'esprit de
ces hommes, une telle exemplarité appelait en retour l'accord de
réformes du statut civique des colonisés aussi radicales que leur
engagement.
Du côté de la FEM, l'engagement de
Bendjelloul « pour la durée de la guerre » est valorisé
et paraît en Une de l'Entente du jeudi 2 Novembre 19393.
L'article maintient l'ambiguïté sur son affectation, ce qui permet
de donner à ce texte le ton grave de dernières volontés.
Ils reproduisent « l'appel émouvant » à la population
algérienne que le Docteur aurait rédigé plus de deux mois
plus tôt, le 30 août 1939, donc un peu plus d'une semaine avant son
engagement volontaire effectif. Que la datation de cet article soit authentique
ou non, elle présente l'engagement du leader comme une réaction
immédiate et spontanée à l'imminence de la guerre de la
métropole. Dans son texte, Bendjelloul loue l'engagement des «
centaines de mille » de musulmans qui ont accompli leur devoir. Nul besoin
pour le leader politique de les exhorter à rejoindre les drapeaux
semble-t-il. La mobilisation est explicitement décrite comme une
expression unanime de la volonté assimilationniste du peuple
:
1 Ibid. p. 10?15.
2 Ibid. p. 9.
3 Gouvernement Général de l'Algérie,
« Dossier FEM «Entente n°134» [numéro
censuré] », doc. cit, p. 1.
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[...] vous démontrez , · en volant
au secours de la France menacée, que vous voulez vous mettre sur les
rangs au même titre que les meilleurs fils de l'Europe , · vous
tracez ainsi, désormais, votre voie dans l'avenir et votre place dans la
Nation.1
Ici, comme depuis le début de sa
carrière, Bendjelloul lit les actions des Algériens à la
lumière de ses propres convictions francophiles et assimilationnistes.
Ses destinataires sont les Algériens musulmans eux-mêmes, chez qui
Bendjelloul tente semble-t-il de susciter un enthousiasme patriotique en
parlant comme si ces sentiments étaient déjà les leurs.
Mais il s'adresse tout autant aux autorités françaises : il leur
force implicitement la main en promettant à ses lecteurs que leur
engagement dans la guerre leur acquiert le droit d'une pleine
citoyenneté française.
Dans le même texte, Bendjelloul combat la
propagande de l'ennemi allemand
qui, par une campagne insidieuse essaye de vous
détourner du droit chemin de la loyauté, de la reconnaissance, du
devoir et de l'honneur, et qui par ailleurs vous conteste le titre d'homme
civilisé et vous classe parmi les `négroïdes à peine
perfectibles par dressage' et `bien après les juifs' dont on connait sa
conduite avec eux. 2
Aux sentiments pour la France qui doivent animer le
colonisé, en plus de la loyauté, du devoir et de l'honneur,
Bendjelloul rajoute la reconnaissance, reprenant le discours de la mission
civilisatrice des mouvements coloniaux, qui considèrent que les
colonisés devraient être reconnaissants envers les colonisateurs
pour les progrès sociaux, techniques et moraux apportés par eux.
En temps de guerre, une telle rhétorique peut être un discours
dirigé en réalité vers les autorités coloniales
sceptiques de la loyauté de colonisés. C'est aussi, on l'a vu, la
conviction d'un assimilationniste bénéficiaire de l'école
française.
Cependant, si Bendjelloul a fait sienne
l'idéologie de la mission civilisatrice, il ne légitime pas pour
autant les abus et ne se contente pas de son statut de colonisé, et les
Elus réclament encore des réformes au début de la guerre.
Le 21 août 1939, sous la présidence de Mohamed Bendjelloul, le
Conseil d'administration de la Fédération des Elus de Constantine
se réunit et vote à l'unanimité une motion
réclamant des réformes urgentes en faveur des
1 Docteur Bendjelloul, « Aux Musulmans »,
L'Entente franco-musulmane n°134, 02 novembre 1939,
p.1.
2 Ibid. On trouve de telles expressions dans
Adolf Hitler, Mein Kampf ( Mon Combat). Tome I, tr. J.
Gaudefroy-Demombynes et A. Calmettes, Nouvelles éditions latines, vers
1925, p. 106 et 475.
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Musulmans. Cette motion, accompagnée d'une
lettre du Docteur Bendjelloul, est adressée au président du
conseil des ministres, Edouard Daladier1. Les Elus l'y alertent sur
« le mécontentement des Indigènes algériens »
face au retard pris sur les promesses de réformes de la situation
algérienne. La situation est d'autant plus grave que les ennemis de la
France, c'est à dire les puissances de l'Axe, « [trouvent] un
aliment substantiel dans l'inaction du gouvernement » pour sa propagande
antifrançaise auprès des colonisés2. Ils
appellent donc avec urgence à des réformes en Algérie
malgré le climat de crise internationale. Ils reprennent les
revendications qu'ils n'ont eu de cesse de porter depuis le début de la
décennie : « le projet Viollette, l'augmentation de la
représentation locale indigène dans toutes les Assemblées,
l'abrogation [du décret Régnier] et [du décret] 8 mars
1938 restreignant [...] l'enseignement de la langue arabe »3.
En outre, L'Entente du 2 novembre 1939 juxtapose les courriers de
Bendjelloul aux autorités, les réponses de celles-ci et le cas
échéant les décisions prises. La troisième page du
journal est intitulée « Démarches du Président de la
Fédération », et contient par exemple un arrêté
préfectoral établissant l'égalité d'allocations
entre mobilisés indigènes et citoyens et des courriers de
Bendjelloul, dans lesquels celui-ci propose une amélioration de cet
arrêté en apportant l'éclairage des conditions
concrètes d'accès des Algériens Musulmans à ces
allocations et en dénonçant les lacunes dans leur mise en
oeuvre4. Les lecteurs peuvent ainsi constater la poursuite de
l'action revendicative du président de la FEM, dans son rôle de
notable relayant avec empressement les revendications des populations,
notamment des plus démunis dans ce cas précis.
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