C - L'apogée du réformisme : le
Congrès Musulman Algérien
La deuxième moitié des années
1930 voit également une convergence dans la lutte des différents
courants politiques algériens. Sous l'influence grandissante des
Oulémas, les questions relatives à l'enseignement en arabe et
à la liberté de culte musulman se greffent au programme de la
FEM. Les Oulémas sont eux aussi implantés dans la ville de
Constantine où ils bénéficient d'un écho important
dans la population musulmane, peu encline dans sa majorité à
adhérer à la vision laïcisante et francisée de la vie
publique que pratique Bendjelloul. La popularité de Bendjelloul est
grandissante tout au long de cette décennie, et il semble presque
toucher du doigt les premiers résultats de ses revendications avec son
alliance avec le sénateur
Hélène Koning - « Le Dr
Bendjelloul : l'opposition loyale à la colonisation ? (1930-1962) »
- Mémoire IEP de Paris - 2024 49
Maurice Violette, qui défend en
métropole un projet certes bien moins ambitieux que les demandes des
Elus Algériens mais tout de même de tendance
assimilationniste.
Avec le gouvernement du Front Populaire, Bendjelloul
est un acteur majeur de l'expérience du premier Congrès Musulman
Algérien (CMA), qu'il préside entre 1936 et 1938. Cette grande
conférence prend des allures d'Etats généraux
algériens : différents niveaux de délégués
locaux préparent la réunion plusieurs mois en amont en
recueillant dans des cahiers de revendications les doléances et les
plaintes des Algériens colonisés, puis les
délégués de tous les courants politiques algériens
se réunissent à Alger à partir du 7 juin 1936 pour
discuter des orientations à donner à la lutte commune. Une
déclaration est rédigée, et le 22 juillet 1936 une
délégation menée par le Docteur Bendjelloul est
envoyée Paris pour la remettre au gouvernement 1.
La cause de la mobilisation du CMA est la
misère matérielle du peuple algérien et l'absence de
réformes, tandis que les autorités continuent leurs brimades. La
réclamation de réformes socio-économiques est au coeur de
la politique algérienne et est le moteur de la politisation des
Algériens dans les années 19302.
Dans ce contexte, des partisans de la FEM se
rassemblent pour une réunion d'information le matin du dimanche 17 mai
1936, puis une deuxième réunion, privée, a lieu pour les
représentants des différents courants politiques de la ville de
Constantine l'après-midi du même jour 3. Elle est
coprésidée par Lamine Lamoudi, Cheikh Benbadis et Bendjelloul,
dans cette dynamique d'union transpartisane précédent la tenue du
CMA. Le but de la réunion, affirme Lamoudi, est que les
représentants des « diverses couches sociales des populations
musulmanes » réfléchissent ensemble à « comment
sortir de la pénible situation économique et politique où
se débat le peuple musulman »4. Lors de cette rencontre,
Bendjelloul revendique que ce soient les élus qui représentent le
peuple et non des militants, appelant ainsi les autres
1 Charles-Robert Ageron, « Sur l'année
politique algérienne 1936 », in De « l'Algérie
française » à l'Algérie algérienne,
Saint-Denis, Éditions Bouchène, 2005, p. 387-416.
2 A. Debabeche, « Nos élus engagent une
vive Action », art. cit. p2, « Nos élus engagent une
vive action - Compte rendu de la séance du 17 mai 1936
».
3 Ibid. p.
2.
4 Ibid.
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Bendjelloul : l'opposition loyale à la colonisation ? (1930-1962) »
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mouvements à respecter les institutions
républicaines de représentation du peuple 1. On
pourrait voir ici une tentative d'augmenter son prestige et celui de son groupe
politique à l'occasion de cet évènement national, mais
cette exigence s'inscrit aussi dans sa stratégie d'opposition
institutionnelle, qu'il demande aux autres partis participant au CMA de
rejoindre.
L'article 2 des statuts du CMA2 donne à
l'organisation les objectifs suivants :
-Evolution des populations
musulmanes
-Entente et rapprochement des races
-Harmonie et paix sociale par l'égalité
des droits et des charges
-Respect absolu de toutes les convictions
politiques, philosophiques et religieuses.3
Ces objectifs sont des idéaux très
généraux. Le premier tiret sous-entend la nécessité
de réformes socio-économiques, le troisième tiret
réclame l'égalité des droits pour les musulmans et les
colons : cet article deux inscrit donc le CMA dans une dynamique
réformiste et assimilationniste. Les autres partis n'adhèrent pas
pour autant à la vision assimilationniste, mais croient tous à ce
moment-là à la pertinence de la stratégie
réformiste.
Cela ne signifie pas qu'ils se rallient à
Bendjelloul, qui est régulièrement accusé de vouloir
s'imposer ou d'être autoritaire, et est écarté du second
CMA.
Le Chef de la Sûreté
Départementale, dans un rapport du 3 juin 1936, témoigne de
différentes altercations entre le Docteur, qui préside la
séance, et les autres participants à une réunion
préparatoire au CMA 4. Les membres de la FEM reprochent par
exemple à Bendjelloul ses tensions avec les communistes, qu'il appelle
publiquement « les bolchévistes » et accuse de vouloir
accaparer les masses.
1 Ibid. « Je
voudrais qu'on laissa (sic) à la Fédération l'initiative
des revendications de la masse et je demande aux militants de
l'intérieur de s'entendre avec les élus de leur région
».
2 « Statuts du Congrès Musulman
Algérien », 6 août 1937. In Archives du Gouvernement
Général d'Algérie, Centre d'Information et d'Etudes, GGA
40G 71, ANOM, Aix-En-Provence.
3 Ibid., p.
1.
4 Chef de la Sûreté
Départementale, « Rapport «Congrès Musulman» de la
Sûreté départementale de Constantine », Constantine,
Sûreté départementale de Constantine, 3 juin 1936, 93 B3
278, ANOM, Aix-En-Provence.
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Bendjelloul : l'opposition loyale à la colonisation ? (1930-1962) »
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Le Petit Parisien annonce le 8 octobre 1936 la
destitution du Docteur Bendjelloul comme président du CMA. Le journal
publie la déclaration du comité exécutif du Congrès
musulman1, qui annonce que Bendjelloul aurait donné
différentes interviews controversées aux yeux du comité.
Les interventions et l'attitude du Docteur sont jugées « absolument
incompatibles avec l'esprit et le programme du congrès
»2. Le comité déclare avoir envoyé une
lettre au Docteur lui demandant de démentir ses interviews. Bendjelloul
aurait refusé, entraînant donc sa destitution de la
présidence du Congrès musulman.
La même déclaration affirme que «
les dangers de guerre civile se précisent en Algérie de
façon inquiétante »3. L'article est court, les
modalités d'une telle guerre civile ne sont pas décrites plus
précisément qu'avec des termes comme agitation, embrigader les
musulmans, groupement de désordre, .... La seule situation qui est
clairement décrite est « la création des jeunesses vertes et
des armées vertes du prophète », que le communiqué
dénonce comme des groupements fascistes sous un voile religieux. Le
communiqué se finit par « un pressant appel à l'unité
du congrès algérien du 7 juin qui doit être placé
au-dessus des questions de personnalités, quelles que soient
l'importance et l'influence de ces personnalités »4.
Face aux périls qu'encourt l'Algérie, le comité
exécutif du CMA exhorte ses soutiens à rester unis
derrière lui et à ne pas suivre Bendjelloul dans sa rupture avec
le CMA, qui continue d'avoir besoin de la légitimité que
confère l'adhésion des masses pour faire le poids face au lobby
colonial. Malheureusement, la violente et catégorique opposition des
colons faisant pression sur le gouvernement conduit au retrait du projet de loi
Blum-Viollette qui est suspendu définitivement le 4 mars 1938. C'est un
échec politique pour l'union algérienne et également, aux
yeux de beaucoup, l'échec symbolique de la solution politique dans le
cadre des institutions coloniales.
Les stratégies des divers membres du CMA
divergent à la suite de l'échec de leurs revendications et le
rejet du projet Blum-Violette. La fondation de l'Union Populaire
Algérienne par Ferhat Abbas a pu être interprétée
comme un acte de sécession par les services
1 « Le docteur Benjelloul (sic) destitué
de la présidence du comité exécutif du congrès
musulman algérien », Le Petit Parisien, 08 octobre
1936.
2 Ibid.
3 Ibid.
4 Ibid.
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de renseignement, y voyant un conflit personnel de
Abbas contre Bendjelloul. La création d'un parti représentant la
voie politique des Elus assimilationnistes a bien été un projet
d'Abbas, mais qui a été soumis au vote lors d'une réunion
de la FEM du 5 juillet 1937 et adopté à
l'unanimité1. Ni ce parti ni celui que Bendjelloul tente de
lancer en parallèle ne connaîtront de réel succès,
et Charles-Robert Ageron, dans son Histoire de l'Algérie
contemporaine, affirme que « l'échec personnel de Bendjelloul
à la tête du Congrès musulman algérien fut aussi
celui des élus ». En effet, l'échec du projet Blum-Violette
et les politiques favorables au lobby colon menées sous Vichy dans les
années qui suivent marquent la fin de l'âge d'or pour le courant
réformiste. Plusieurs partisans de l'assimilation, déçus,
se rallieront peu à peu à la solution nationaliste,
désormais convaincus que le système colonial ne peut être
réformé. Si l'échec du CMA marque la fin d'une
décennie de grande popularité de Bendjelloul en Algérie,
ce n'est pas la fin de son combat assimilationniste, qu'il poursuivra par
différents moyens pendant plus de vingt ans encore.
1 Chef de la Sûreté Départementale
de Constantine. Rapport n°2542 du 5.7.37. « Surveillance Politique
des indigènes - Réunion chez le Dr Bendjelloul ». In
Préfecture de Constantine, « Dossier sur l'action de la FEM -
Journaux, rapports de surveillance et divers », op.
cit.
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