B - Plus qu'un leader charismatique, un programme
politique
L'entreprise politique de Bendjelloul est
marquée par la recherche d'un rapport direct à ses
électeurs. Sa stratégie connaît un succès massif
dans les années 1930 et Bendjelloul continuera dans une moindre mesure
à endosser ce rôle de porte-parole du peuple jusqu'à la fin
de sa carrière 3.
Le dimanche 17 mai 1936, la FEM organise une
réunion publique au théâtre municipal de Constantine. Dans
l'Entente du 28 mai 1936, A. Debabeche, secrétaire de la réunion,
fait un rapport de cette journée4. Il évalue à
cinq mille le nombre des auditeurs ayant pu assister à la réunion
et estime qu'au moins autant de personnes ont dû rester dehors faute de
place dans la salle. Le Docteur Bendjelloul préside la réunion,
entouré des élus de la ville. L'article mentionne
1 Florence Bernault, Cours Magistral de Formation
Commune Introduction du African History since 1800, « Session 9:
Settlers Colonies and Violent Decolonization: South Africa and Kenya »,
semestre d'automne 2022, Sciences Po Paris. Cours non
publié.
2 Préfecture de Constantine, « Dossier
Bendjelloul (1934-1940) - Surveillance politique des indigènes »,
doc. cit., p. 26.
3 Voir infra : partie II le télégramme
à Pétain de 1942 et partie III la profession de foi de 1951 et la
motion des 61 de 1955.
4 A. Debabeche, « Nos élus engagent une vive
Action », art. cit., p. 2.
Hélène Koning - « Le Dr
Bendjelloul : l'opposition loyale à la colonisation ? (1930-1962) »
- Mémoire IEP de Paris - 2024 45
la présence de deux policiers chargés du
service d'ordre, et au début et à la fin de la réunion, on
appelle au calme, un enjeu important de la crédibilité politique
des Algériens colonisés.
Bendjelloul débute en rappelant son action
« et celle de ses amis (Fédération) », et remercie la
population d'avoir voté « en bloc pour les indépendants
», par opposition aux candidats soutenus par l'administration. Il annonce
ensuite que cette réunion a pour but de renouveler l'expression de la
confiance de la population envers ses mandants, et l'article témoigne du
soutien enthousiaste de l'assistance en rapportant les applaudissements et les
cris de celle-ci :
Vive Bendjelloul ! Vive la Fédération
!
Il [Bendjelloul] demanda à la salle de se
prononcer (La salle manifesta par des applaudissements
répétés sa confiance au Dr Bendjelloul, à ses amis
et à la Fédération).1
La désignation des autres membres de la FEM
comme les « amis » de Bendjelloul est un choix sémantique qui
mérite d'être souligné. Il représente l'unité
des Elus autour du programme incarné par Bendjelloul, figure de proue
admirée. Dans son discours, Bendjelloul reconnaît que «
l'action efficace que le peuple était en droit d'attendre d'eux ne
paraît pas avoir eu d'effets »2. On voit ici qu'il tire
sa légitimité populaire non seulement des urnes mais aussi d'un
rapport plus fréquent et plus personnel à ses électeurs.
Cette démarche précède la tenue du Congrès
algérien, pour lequel les élus ont besoin « d'une
autorité accrue » 3.
Après que divers représentants ont
exprimé l'avis et les revendications principales de l'assistance pour ce
congrès, Bendjelloul répond qu'il « avait déjà
envisagé toutes les réformes demandées depuis 1933 »
et promet qu'il « ne cessera [de revendiquer la réalisation des
revendications de la population] jusqu'à entière satisfaction de
tous ses mandants. (Applaudissements) »4. En se montrant
prévenant et informé sur les besoins de ses mandants, Bendjelloul
reste au-dessus des délégués qui se sont exprimés,
ne se montrant pas dépendant
1 A. Debabeche, « Nos élus engagent une vive
Action », art. cit.
2 Ibid.
3 Ibid.
4 A. Debabeche, « Nos élus engagent une vive
Action », art. cit.
Hélène Koning - « Le Dr
Bendjelloul : l'opposition loyale à la colonisation ? (1930-1962) »
- Mémoire IEP de Paris - 2024 46
de leurs informations, ce qui relativise les allures
de démocratie participative qu'aurait pu avoir cette
réunion.
Ce soutien massif ne signifie pas l'absence de
contestation de l'autorité de Bendjelloul comme chef du mouvement.
Ainsi, le dossier de surveillance « Journal de la Fédération
des Elus Musulmans », constitué autour du mois de décembre
1934 par la Sûreté Départementale de Constantine, relate
entre autres les conflits qui opposent à cette époque Bendjelloul
et Zenati, le rédacteur en chef du journal assimilationniste La Voix
Indigène. Celui-ci a d'abord été le premier soutien
de presse de la Fédération et de Bendjelloul, avant que des
conflits divers ne conduisent La Voix indigène à
reprendre son indépendance politique et la Fédération
à fonder son propre organe de presse. Dans ce dossier de surveillance
donc, l'administrateur de la commune mixte de Fedj-M'zala explique qu'une
interview controversée de Bendjelloul, dans laquelle il aurait
émis des réserves au sujet du projet Violette, aurait
soulevé contre lui une vague de remise en question parmi ses partisans :
des lettres et des délégations « lui auraient
été envoyées de différents points du
département » pour le sommer « de revenir sur ses
déclarations »1.
L'Interview donné par le Dr Bendjelloul
à la "Presse Libre" a provoqué l'indignation de Zenati et a
provoqué/entraîné (sic) une rupture que l'on attendait
d'ailleurs depuis longtemps. Zenati ainsi que plusieurs jeunes élus,
trouvaient que Bendjelloul était trop "tiède", manquait d'allant
et ne réalisait pas les espoirs que l'on avait mis en lui.
[...]
On envisagerait même de lui susciter un
concurrent aux prochaines élections, le Dr MOUSSA vraisemblablement,
s'il ne se ralliait pas publiquement et solennellement au projet
Viollette.
ABBAS et SAADANE, impatients de prendre la
tête du mouvement, mènent la danse, affirmant qu'il n'est pas un
chef et qu'on n'est plus sur (sic) de lui.
1 L'Administrateur de la Commune Mixte de Fedj-M'zala,
Rapport au Préfet de Constantine (Affaires indigènes) n°
40.C.- Objet: Renseignements au sujet du Dr Bendjelloul et de Mr Zenati,
Fedj-M'zala, Arrondissement de Constantine, Commune Mixte de Fedj-M'Zala,
1934.
Hélène Koning - « Le Dr
Bendjelloul : l'opposition loyale à la colonisation ? (1930-1962) »
- Mémoire IEP de Paris - 2024 47
Des bruits sont répandus un peu partout
contre lui. A Châteaudun, on prétendait ces jours-çi (sic),
qu'il était "vendu aux Français".1
Selon l'usage des services du surveillance coloniaux,
les sources de ces renseignements ne sont pas mentionnées, et la
fiabilité des rumeurs évoquées dans ce rapport n'est pas
évaluée. Les contestations émaneraient
d'assimilationnistes déçus de le trouver moins radical que leur
programme. De plus, l'administration aurait intérêt à
entretenir de telles rumeurs afin de déstabiliser l'autorité de
Bendjelloul. Un article de La Voix Indigène du 8 janvier 1935
prouve cependant l'existence d'une contestation de Bendjelloul au sein du camp
assimilationniste. L'article retranscrit et répond à un tract
intitulé « Aux Musulmans. Une mise au point » que Bendjelloul
aurait fait distribuer à Constantine 2. Dans ce tract,
Bendjelloul répond aux critiques qui lui sont faites suite à
l'entretien controversé mentionné plus haut. Dans le tract, il
affirme que soutenir le projet Violette était bien son élan
personnel, et qu'il a seulement dit craindre que son adoption éventuelle
ne déclenche des violences « anti-arabes »3. Ce
démenti pourrait être le résultat des pressions
exercées sur lui et mentionnées dans la note de surveillance,
mais cette dernière est une source moins fiable que le tract et
l'article de La Voix Indigène, sources produites par les
acteurs de la controverse eux-mêmes.
Bendjelloul réaffirme son soutien et celui de
la FEM au projet Violette, en insistant sur le maintien du statut personnel
:
Ce projet que nous avons soutenu dans nos campagnes
et qui reste un idéal pour les musulmans sera notre ligne de conduite et
la Fédération des Elus des Musulmans [...] continuera à
faire le sien (sic) et le défendra comme elle l'a défendu dans le
passé, à condition que cependant notre STATUT PERSONNEL SOIT
INTEGRALEMENT RESPECTE. 4 (majuscules dans
l'original)
Le président de la FEM distingue dans son
discours sa personne de son mouvement, tout en les montrant dans une
unité d'action et de pensée. L'expression "Elus des
Musulmans" (italique ajouté) accentue leur rôle de
représentation du peuple et leur lien, leur service de leurs
1 Ibid.
Châteaudun-du-Rhumel, actuelle Chelgoum-el-Aïd.
2 Rabah Zenati, « Le Docteur Bendjelloul »,
La Voix Indigène, n°299, 08/01/1935, Constantine,
Imprimerie Attali.
3 Ibid.
4 Ibid.
Hélène Koning - « Le Dr
Bendjelloul : l'opposition loyale à la colonisation ? (1930-1962) »
- Mémoire IEP de Paris - 2024 48
électeurs, qui sont intégrés
à la politique et dont la mobilisation est sans cesse encouragée
dans les tracts de la FEM.
Le tract se conclut par une attaque de Bendjelloul,
sur la défensive, envers La Voix Indigène et son
directeur, qui dans un précédent numéro avait
accusé Bendjelloul de ne pas être aussi attaché que lui
à l'assimilation et au projet Viollette. On voit dans la formulation de
ces articles que le journal n'est pas un organe de propagande émanant
directement de la FEM. Là où l'Entente se contente souvent
d'acclamer et de rapporter telles quelles les actions et déclarations de
Bendjelloul, La Voix Indigène témoigne d'une posture
plus critique tout en restant dans l'ensemble favorable au chef de la FEM : le
journal soutient le projet de Bendjelloul par conviction assimilationniste,
mais reste libre de le critiquer.
On ne sait pas si les lettres de réaction
à l'interview mentionnées plus haut sont envoyées par
d'autres notables assimilationnistes ou si elles reflètent
réellement la volonté de toutes les couches sociales de la
population algérienne. Les historiens algériens s'accordent
à penser que les assimilationnistes représentaient la voix de
l'élite algérienne de cette époque mais pas celle de la
population musulmane. Même dans ce cas, la popularité de
Bendjelloul n'est pas un chèque en blanc mais est fondée sur sa
fonction de représentant des aspirations de ses mandants. Bien que les
assimilationnistes de cette époque soient appelés les amis ou les
partisans de Bendjelloul, ce n'est pas seulement une personne charismatique
qu'ils suivent mais bien des idées, un but politique.
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