B - L'accusation de nationalisme
On l'a vu, Bendjelloul revendique une plus grande
présence de la France dans le quotidien des colonisés, afin que
ceux-ci aient à terme un niveau de vie et des droits égaux
à ceux des Français. Les partisans de l'ordre colonial ont raison
de voir ces revendications de Bendjelloul comme une menace pour l'empire
français, mais formulent à tort cette menace comme étant
« nationaliste », se montrant incapables de reconnaître la
francophilie motivant les revendications des assimilationnistes. Ainsi, un
document de six pages interne au service de surveillance politique des
Indigènes de la Préfecture de Constantine, non daté et non
signé, décrit Bendjelloul en « héros National »,
autour duquel se serait formé « une sorte de Front Commun »
enthousiaste et « prêt à obéir à tous ses mots
d'ordre » 2.
Un dossier de surveillance de la préfecture de
Constantine sur la Fédération des Elus contient une traduction
d'un article paru dans le troisième numéro du journal arabophone
El Midane le 11 juillet 1937.3 Cet article contient une
photographie de l'Emir Khaled, mis en scène en train de parler depuis le
paradis à la nation algérienne pour l'appeler à
l'unité. L'article contient également une photographie de
Bendjelloul, qui appelle lui aussi à l'unité.
Bendjelloul
1 Ibid.
2 Préfecture de Constantine, « Dossier
Bendjelloul (1934-1940) - Surveillance politique des indigènes »,
doc. cit.
3 « Traduction du troisième numéro
d'EL MIDANE du 11 juillet 1937 », Constantine, 13 juillet 1937. In
Préfecture de Constantine, « Dossier sur l'action de la FEM -
Journaux, rapports de surveillance et divers », doc.
cit.
Hélène Koning - « Le Dr
Bendjelloul : l'opposition loyale à la colonisation ? (1930-1962) »
- Mémoire IEP de Paris - 2024 37
est ainsi visuellement et discursivement
associé à l'émir Khaled, descendant d'Abdelkader, et est
placé comme leur héritier. Il est appelé
le valeureux leader de la cause algérienne,
le Docteur BENDJELLOUL qui combat les instigateurs de désordre,
l'élu indépendant qui défend le peuple musulman
algérien lésé dans ses droits, humilié dans sa
dignité1.
Un journal, publié dans les milieux proches de
la FEM, est saisi en ce même été 1937 par les services de
surveillance de l'activité politique des indigènes. Le journal
publie dans son premier numéro un appel au peuple algérien
à sortir de sa torpeur et à voir les Français comme des
ennemis desquels se libérer. Les éléments
rhétoriques empruntent à un vocabulaire nationaliste, invoquant
le sang des ancêtres, maudissant les « traîtres ». Le
Gouverneur Général de l'Algérie prend connaissance de ce
texte « d'une particulière violence » et demande au
préfet de Constantine d' « inviter » Hacène
El-Ouarezgui, le rédacteur du journal, « à observer plus de
modération et l'informer que [le Gouverneur Général
n'hésitera] pas à provoquer contre le journal toutes mesures
utiles »2 en cas de récidive. Le 28 juillet, le
préfet de Constantine répond au Gouverneur Général
que suite à ces mises en garde, « l'intéressé »
a professé son loyalisme et affirmé que « les faits
signalés ne se renouvelleraient pas »3.
L'article en question contenait également une
photographie de Bendjelloul, avec en légende le texte suivant
:
1 Ibid.
2 Le Gouverneur Général de
l'Algérie à Monsieur le Préfet de Constantine (Affaires
Indigènes). Courrier n° 6643 E.S. du 17 juillet 1937 «
Politique Indigène - Journal "El Midane" ». In Préfecture de
Constantine, « Dossier Article du journal El Maidane du 27 juin 1937 et
traduction en français par la préfecture », 93 B3 280, ANOM,
Aix-En-Provence.
3 Le Préfet du Département de
Constantine à Monsieur le Gouverneur Général de
l'Algérie (Cabinet). Courrier n° 3828 : « Politique
indigène - Journal "El Midane" » du 28 juillet 1937. In
Ibid.
![](Le-Docteur-Bendjelloul-lopposition-loyale--la-colonisation--1930-19622.png)
Hélène Koning - « Le Dr
Bendjelloul : l'opposition loyale à la colonisation ? (1930-1962) »
- Mémoire IEP de Paris - 2024 38
Figure 2 Portrait du Docteur Bendjelloul dans le
journal El Midane du 27 juin 19371
Ce portrait est l'empreinte du courage qui ne peut
être égalé, du caractère ferme et audacieux. - Le
Docteur BENDJELLOUL, Président de la Fédération des Elus
Musulmans du Département de CONSTANTINE, dirigeant du mouvement
politique algérien. 2 (traduction de
l'administration du Gouverneur Général)
Ainsi, sans que les discours de Bendjelloul ne soient
antifrançais ou nationalistes, sa personne suscite l'admiration et
l'espoir de la fin de la domination française3. Il faut
cependant
1 Ibid.
2 Ibid. p.
5.
3 Préfecture de Constantine, « Dossier
Article du journal El Maidane du 27 juin 1937 et traduction en français
par la préfecture », doc. cit.
Hélène Koning - « Le Dr
Bendjelloul : l'opposition loyale à la colonisation ? (1930-1962) »
- Mémoire IEP de Paris - 2024 39
relever que cet article émerge dans un milieu
proche de la FEM, et que le journal est domicilié à la même
adresse que l'Entente. Bendjelloul était-il au courant voire en
accord avec le contenu de ce journal ? L'article nationaliste ne reprend
pourtant pas les thèmes et les revendications assimilationnistes de la
FEM. Pour savoir si Bendjelloul jouait double jeu entre la presse francophone
de la FEM et la presse arabophone, une recherche plus approfondie sur
Hacène El-Ouarezgui et sur les sociabilités politiques à
Constantine serait nécessaire.
Au-delà d'idées nationalistes, il est
certain que Bendjelloul a entretenu tout au long des années 1930 une
rhétorique accusatrice et parfois violente envers ses adversaires
défenseurs de la colonisation traditionnelle, et a fréquemment
lancé des accusations de traîtrise et employé une
rhétorique religieuse à des fins politiques, bien avant que le
FLN ne retourne ces ressorts rhétoriques contre les assimilationnistes
tels que lui. Bendjelloul a souvent employé les mêmes
stratégies de diabolisation manichéenne des élus «
Béni Oui-Oui » passifs face aux Français pour promouvoir son
programme politique, de la même manière que les nationalistes ont
par la suite diabolisé son action.
Quoi qu'il en soi, tout au long de la décennie
1930, l'activité politique des Elus est accusée d'être
source d'agitation sociale. Dans un rassemblement public le 17 mai 1936, les
Elus affirment devant leurs électeurs s'être abstenus de faire des
meetings pendant plus d'un an en réponse à « un désir
exprimé par M. Régnier » pour « dissiper le malaise
algérien »1, euphémisme désignant dans les
années 1930 l'animosité montante entre colonisés
revendiquant des réformes et colons défendant aveuglément
leurs intérêts. Ce « désir exprimé par M.
Régnier » est en fait un décret de répression de
l'expression politique des Algériens colonisés,
dénoncé avec vigueur dans d'autres contextes par Bendjelloul et
les élus comme une violation des valeurs de la France et des
libertés des Algériens musulmans au même titre que le code
de l'indigénat.
Le projet politique porté par Bendjelloul et la
FEM s'oppose au statu quo colonial, et les garants de cet ordre des choses
perçoivent le danger que représentent leurs revendications. Une
des fiches de surveillance des archives de la préfecture de Constantine
est intitulée « Renseignements sur la moralité, les
antécédents et les tendances politiques des nouveaux
Elus
1 A. Debabeche, « Nos élus engagent une vive
Action », L'Entente franco-musulmane, 28 mai 1936,
n°29.
Hélène Koning - « Le Dr
Bendjelloul : l'opposition loyale à la colonisation ? (1930-1962) »
- Mémoire IEP de Paris - 2024 40
aux dernières Elections aux
Délégations Financières » et reprend les
thèmes majeurs des autres documents produits sur le sujet par les
services de surveillance de la préfecture. Cette fiche nous renseigne
sur la perception de Bendjelloul par l'administration dans les années
1930 :
En résumé, le Docteur BENDJELLOUL
est un adversaire dangereux de l'Autorité contre laquelle il s'est
ouvertement dressé. Son caractère autoritaire, son
tempérament violent, sa nature orgueilleuse, son ambition, sa
moralité qui n'a pas été à l'abri de tout
soupçon, font que, bien que sa valeur intellectuelle soit, au demeurant,
assez moyenne, cette personnalité n'abandonnera la lutte que de vive
force.
Je crois devoir, par ailleurs, mettre en garde la
Haute Administration contre le peu de foi que l'on pourrait accorder aux
promesses que le Docteur BENDJELLOUL pourrait faire
ultérieurement.
A l'heure actuelle, il est en tout état de
cause, le véritable responsable de la situation troublée et
inquiétante que j'ai eu l'honneur de vous signaler. J'estime, en
conclusion, qu'il constitue un danger public
1.
L'auteur de cette source présente Bendjelloul
comme un ennemi déclaré de l'administration, luttant «
sournoisement » contre elle. Les actes « d'hostilité ouverte
contre elle » détaillés dans le document sont en fait des
actes de résistance aux pressions ou d'expression d'un désaccord,
comme dans cet exemple l'abstention de voter la confiance au Gouverneur
Général :
A partir de ce moment, il a agi avec
persévérance, tenu en haleine ses partisans et entamé
sournoisement la lutte contre l'Administration.
Son premier acte d'hostilité ouverte a
été de ne pas voter la mention de confiance proposée par
le Conseil Général à l'adresse de Monsieur le Gouverneur
Général CARDE.
1 Préfecture de Constantine, « Dossier
Bendjelloul (1934-1940) - Surveillance politique des indigènes »,
doc. cit., p. 17.
Hélène Koning - « Le Dr
Bendjelloul : l'opposition loyale à la colonisation ? (1930-1962) »
- Mémoire IEP de Paris - 2024 41
Il a agité le premier, le projet d'une
Délégation d'Elus Indigènes à PARIS. La
légitime résistance de la Haute Administration lui a donné
l'idée de provoquer les démissions collectives de 1933
1.
Ces extraits montrent comment l'assimilationnisme,
dénoncé par la suite par les nationalistes comme une attitude
passive voire une collaboration avec le système colonial, est en
réalité perçu comme un défi à l'ordre
colonial par les colonisateurs.
Cette source est d'une malhonnêteté
évidente : elle est formulée de manière à passer
rapidement sur les succès de Bendjelloul, voire à les ignorer.
Par exemple, son élection n'est pas attribuée à sa
campagne électorale organisée au contact des populations et dans
la presse, mais est présentée comme le fruit de manigances et de
manipulation de la population. Le succès électoral n'est pas
explicitement mentionné, l'auteur se contentant de décrire
Bendjelloul comme un ambitieux intriguant « dès que les
circonstances le lui ont permis », c'est-à-dire dès son
large succès électoral et populaire, pour briguer et obtenir la
Présidence de la Fédération des Elus Musulmans. Ce rapport
se déroule sans la moindre mention de son programme politique, comme si
son seul mobile était l'influence personnelle. De plus, ses
alliés sont appelés « le parti Bendjelloul »,
évitant ainsi à l'auteur de devoir développer sur leurs
idées politiques et présentant au contraire comme une mafia ou un
çoff, un groupe d'influence visant l'intérêt personnel du
groupe et de sa figure de proue. Le terme « agitation » est
employé en lieu et place de campagne électorale ou mobilisation
politique. Le terme d'agitation montre que l'auteur de cette source
considère Bendjelloul comme un ennemi qui cherche à causer du
trouble, sans direction politique claire. Il insiste sur son caractère
et ses écarts moraux et ne mentionne aucune de ses revendications
politiques, ni de discours ou d'antécédents politiques, aux
Jeunes Algériens par exemple. On sait pourtant par le reste des sources
disponibles que Bendjelloul tenait des réunions et publiait des articles
présentant sa stratégie d'opposition légale et ses
revendications sociales et civiques pour les Algériens
musulmans.
1 « RENSEIGNEMENTS sur la moralité, les
antécédents et les tendances politiques des nouveaux Elus aux
dernières Elections aux DELEGATIONS FINANCIèRES », s. d.
In Dossier Bendjelloul de 1934 à 1940 ; Préfecture de
Constantine, « Dossier Bendjelloul entre 1934 et 1940 - Surveillance
politique des indigènes », 93 10 115, ANOM,
Aix-En-Provence.
Hélène Koning - « Le Dr
Bendjelloul : l'opposition loyale à la colonisation ? (1930-1962) »
- Mémoire IEP de Paris - 2024 42
III - Popularité de Bendjelloul : figure de proue
d'un mouvement d'ampleur dans toute l'Algérie
Bien que les sous-entendus alarmistes des rapports de
surveillance relèvent largement d'un aveuglement idéologique, il
est indéniable que durant une bonne partie de la décennie 1930,
la stratégie et la rhétorique de la FEM a reposé sur une
sorte de culte de la personnalité envers Bendjelloul. On l'observe dans
les tracts électoraux des candidats FEM, avec des expressions comme
« En votant Saadane, vous votez Bendjelloul ! » ou « votre grand
et dévoué serviteur Bendjelloul » 1. Cette
personnalisation de la politique de la Fédération ne signifie pas
pour autant l'absence de programme politique. Bendjelloul est plutôt
présenté comme le champion de cet assimilationnisme revendicatif,
l'incarnation du politicien colonisé audacieux et passionné.
C'est peut-être sa personne qui captive les foules, mais cette
popularité a bien un but politique et ne sert pas uniquement
l'intérêt personnel de Bendjelloul.
A - La rhétorique musulmane, marqueur d'une
identité spécifiquement algérienne
Dans l'un des dossiers de surveillance de la
préfecture de Constantine consacrés aux Elus Musulmans se trouve
un tract publié en réaction à une attaque
perpétrée sur la voiture du candidat FEM par les partisans des
candidats administratifs. Ce texte loue la réaction calme des foules et,
dans la droite ligne des idéaux de légalité des
réformistes assimilationnistes, les enjoint à prendre leur
revanche dans une victoire électorale, en votant massivement pour
Chérif Saadane2. Cette réaction calme et digne est
qualifiée de « profondément islamique ». Le parti de
Bendjelloul se présente comme « les défenseurs de votre foi,
de votre honneur et de vos intérêts » 3, et la fin
du tract finit par la triple exclamation : « Vive la France ! Vive
l'Algérie ! Vive l'Islam ! ».
1 Préfecture de Constantine, « Dossier
Fédération des Elus Musulmans - Tracts et divers », octobre
1934, 93 B3 277, ANOM, Aix-En-Provence.
2 « Tract bilingue adressé aux
«Electeurs musulmans de la 4me Circonscription», Arrivé
à la préfecture de Constantine le 12 octobre 1934 ». In
Préfecture de Constantine, « Dossier Fédération des
Elus Musulmans - Tracts et divers », doc. cit.
3 « Tract bilingue adressé aux
«Electeurs musulmans de la 4me Circonscription», Arrivé
à la préfecture de Constantine le 12 octobre 1934 »,
doc. cit.
Hélène Koning - « Le Dr
Bendjelloul : l'opposition loyale à la colonisation ? (1930-1962) »
- Mémoire IEP de Paris - 2024 43
Le recours à la religion est un
élément récurrent de la rhétorique politique de
Bendjelloul. Dans sa préface au livre de Kessous, Bendjelloul
défend l'Islam dans un discours adressé aux
Français1. Ici il emploie une rhétorique islamique
dans ses discours adressés aux Algériens musulmans.
Par-là, il se rapproche des intérêts et de la vision du
monde de ses électeurs. Ces références à la
religion des électeurs, religion qui désignait également
leur statut civique de Français musulmans, apparaissent dans des
discours clairement en faveur de la France et de ses valeurs.
En votant en masse pour le Docteur SAADANE
:
Vous votez pour BENDJELLOUL et tous ceux qui vous
défendent.
Vous votez pour le respect de votre foi, de votre
dignité et pour l'aboutissement de vos justes
revendications.
Vous montrez que vous êtes de vrais
musulmans, ayant conscience de votre dignité d'hommes, de vos devoirs et
de vos droits.
Vous montrez au noble et généreux
peuple de France que vous êtes dignes de sa
confiance2.
De plus, les tracts de la FEM affichent le même
texte en arabe et en français, souvent sur la même page. Cela
montre leur ambition d'inclure dans le champ politique algérien les
différents éléments de la société, les
notables éduqués en français aussi bien que les
arabophones3.
Certaines sources de surveillance emploient aussi un
langage religieux pour parler de la popularité de Bendjelloul, mais
plutôt pour dévaloriser la signification politique de l'engouement
revendicatif des Algériens colonisés à partir de cette
époque. Ce genre de dépolitisation orientalisante des
revendications des colonisés est un fait observé dans d'autres
contextes d'oppression coloniale : dans les années 1950 par exemple, la
répression d'une société secrète fantasmée
par autorités anglaises en actuelle Tanzanie provoquera la
révolte dite
1 Voir supra, I.A-La préface de 1935, une
profession d'assimilationnisme.
2 Tract bilingue adressé aux «
électeurs musulmans de la 4e circonscription » du
département de Constantine, In Préfecture de Constantine, «
Dossier Fédération des Elus Musulmans - Tracts et divers »,
doc. cit.
3 Ibid.
Hélène Koning - « Le Dr
Bendjelloul : l'opposition loyale à la colonisation ? (1930-1962) »
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des Mau Mau et sa brutale
répression1. Dans le dossier Bendjelloul de la
préfecture de Constantine, un document interne au service de
surveillance politique des indigènes emploie librement le champ lexical
de la religion pour parler de la popularité de Bendjelloul dans la
population musulmane algérienne : il prétend qu'on « fait
croire » au peuple que Bendjelloul « a reçu une Inspiration
Divine (sic) », il compare les représentants de la FEM à des
« Aèdes (sic) [...] chantant la Gloire (sic) de [Bendjelloul]
» et conclut en affirmant que « dans toutes les couches de la
Société (sic) BENDJELLOUL apparaît comme une sorte de
prophète »2. Un tel langage religieux était-il
réellement employé à des fins politiques par les Elus,
voire par les Algériens du peuple eux-mêmes ? De telles sources
témoignent en tout cas de l'inquiétude des services de l'ordre
colonial face à la très grande popularité de Bendjelloul
chez ses auditeurs, qui soutiennent en masse et avec enthousiasme son
action.
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