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Le Docteur Bendjelloul: l'opposition loyale à  la colonisation ? (1930-1962)


par Hélène Koning
Sciences Po Paris - Master 2024
  

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B - Être élu en situation coloniale : l'opposition loyale

Les Algériens musulmans engagés en politique présentent des opinions variées et développent différentes stratégies face aux contraintes du cadre colonial auxquelles ils sont soumis. Suite aux émeutes antisémites du 5 août évoquées plus haut, ainsi qu'à la publication à Paris de propos algériens nationalistes par l'Etoile Nord-Africaine, le Conseil général du département de Constantine se réunit et, sous la pression de leurs collègues européens, les élus indigènes de cette institution professent leur loyalisme envers la France2. Lors de cette réunion est discutée une motion aux accents pour le moins paternalistes proposée signée par les membres européens du conseil et adressées aux élus musulmans. Les conseillers musulmans

1 Ibid., p. 10. « Nous continuerons à nous sentir les Frères des autres musulmans, qu'ils soient noirs ou jaunes, de même que tous les catholiques se sentent fils de la même église, mais c'est là un sentiment élevé, qui nous honore plutôt que nous rabaisser, et qui ne nous fera jamais oublier que nous sommes français tout court. »

2 Conseil Général de Constantine, Extrait du procès-verbal de la séance du 28 octobre 1934, Constantine, Conseil Général de Constantine, 1934. In Archives de la Préfecture de Constantine, « Politique Indigène - Evènements du 5 août 1934 », 93 B3 277, ANOM, Aix-en-Provence.

Hélène Koning - « Le Dr Bendjelloul : l'opposition loyale à la colonisation ? (1930-1962) » - Mémoire IEP de Paris - 2024 30

Chérif Saadane et Ferhat Abbas mènent la critique de ce texte jugé insultant, et Bendjelloul déclare :

Messieurs, je ne voterai pas le (sic) motion de M. Vallet. Si je reconnais qu'ici la souveraineté est la souveraineté française, il existe dans cette motion des considérants que je ne puis tolérer.1

C'est ici un exemple de l'opposition légale déployée par les élus algériens : dans le cadre des institutions mises en place par la République Française, face à leurs collègues européens, Bendjelloul et ses alliés s'opposent à leur vision du monde par des débats et de votes de motions. Bendjelloul affirme son attachement à la souveraineté française sur l'Algérie, condition de sa prise de parole dans le cadre de ces institutions.

Ce document témoigne d'une atmosphère politique tendue entre élus départementaux colons et colonisés, parce que les Européens remettent en question la loyauté des élus indigènes. On voit apparaître trois camps dans le discours des acteurs : les Européens colonialistes, qu'ils soient ou non arabophiles ; les élus assimilationnistes, qui sont appelés et s'appellent eux-mêmes « les jeunes »2 ; et les chefs indigènes. La sincérité de ces derniers est remise en question par les jeunes intellectuels assimilationnistes, qui essayent de faire entendre leurs revendications et de se faire une place dans la politique où jusqu'ici siégeaient les « Vieux Turbans », représentants de grandes familles algériennes. Face aux insinuations de leurs homologues européens, chaque camp rivalise de loyalisme envers la France. Bendjelloul s'écrie par exemple :

Ici, nous sommes reconnaissants à la France d'avoir fait de l'Algérie ce qu'elle est. Je suis son serviteur, je pense en français et je parle, j'ignore presque ma langue maternelle. Je tiens à le répéter, il n'y a ici qu'une souveraineté : celle de la France.3

Il est important de souligner que ses paroles répondent à une remise en cause du patriotisme des membres algériens musulmans du Conseil général du département de Constantine. Cette profession de foi profrançaise est prononcée, sinon sous la contrainte, au

1 Ibid.

2 Conseil Général de Constantine, « Procès-Verbal du 28 octobre 1934 ». Abbas en s'autodésignant, et Panisse à la page 8 en répondant à Bendjelloul.

3 Ibid., p. 8 In Archives de la Préfecture de Constantine, « Politique Indigène - Evènements du 5 août 1934 », 93 B3 277, ANOM, Aix-en-Provence.

moins sous la pression. Néanmoins, ces paroles sont celles de Bendjelloul et on peut retrouver des affirmations peut-être moins radicales mais semblables dans d'autres contextes, il semble établi que c'est bien dans le cadre de la souveraineté française que la figure de proue assimilationniste voit l'avenir de l'Algérie.

L'absence de remise en question de la souveraineté française ne signifie cependant pas l'absence de remise en question du système d'oppression colonial, et les archives de l'action des Elus constituent une description précieuse et détaillée du système colonial dans ses violences et injustices quotidiennes qu'ils dénoncent inlassablement. Dans une lettre de six pages datées du 3 avril 1934, Bendjelloul fait état au préfet de l'exaspération des populations indigènes misérables, victimes de l'arbitraire des « fonctionnaires subalternes » et de l'injuste attribution des ressources1. Il liste vingt-deux raisons de cette exaspération, dénonçant par exemple la « brutalité inouïe » qui accompagne parfois la perception des impôts (point 8), les expropriations qui « vont toujours bon train » (point 14) ou encore l'attitude réactionnaire des opposants aux réformes indigènes (point 1), réformes qu'il appelle de ses voeux en conclusion de la lettre. Il présente sa plainte comme un acte de loyauté envers la France : il voit monter la colère et le risque d'émeutes et appelle à des réformes pour éviter des affrontements qui ne feraient qu'empirer la situation.

« En pareilles circonstances, notre devoir est de vous dire franchement la vérité, en vous signalant la situation désespérée des nôtres » 2.

Si Bendjelloul ne voit pas dans l'oppression coloniale une raison de revendiquer l'indépendance, il ne s'en accommode pas pour autant. Il se mobilise pour faire cesser les injustices, mais selon les modes d'expression autorisés : la presse, les institutions françaises, les campagnes électorales, l'interpellation des autorités métropolitaines, ...

Selon une « fiche bleue » de la préfecture de Constantine, synthétisant tous les renseignements recueillis par la police de surveillance, Bendjelloul aurait envoyé en août 1932 un télégramme au président du conseil, c'est-à-dire au plus haut niveau de l'Etat français, ainsi qu'au ministre de l'Intérieur, pour dénoncer des mauvais traitements - la fiche parle de « soi-

1 Mohammed Salah Bendjelloul, « Lettre au Préfet du Département de Constantine », 3 avril 1934, 93 B3 277, ANOM, Aix-En-Provence.

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2 Ibid., p. 6.

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disant mauvais traitements » - subis par les habitants de la commune d'Aïn-M'Lila lors de la perception des impôts et demander une enquête « par des "gens de France" »1. On reconnaît ici un mode d'action politique typique de Bendjelloul tout au long de sa carrière : relayer les plaintes des populations au plus haut niveau de l'Etat, en métropole, pour dénoncer la corruption des échelons intermédiaires de l'administration française, en Algérie. Dans une lettre au journal La Dépêche de Constantine de juin 1935, Bendjelloul justifie sa pratique de contourner le Gouverneur Général pour s'adresser directement à Paris : les portes sont fermées au dialogue, et l'administration coloniale en Algérie a pris parti contre lui2.

Ainsi, par différents moyens d'action, Bendjelloul s'inscrit dans une opposition loyale au système colonial et à ses travers, sans se départir de ses convictions francophiles : il souhaite que l'Algérie devienne toujours plus française, et c'est pour cette raison qu'il critique les exactions françaises. Cette loyauté assimilationniste est mal reçue par les colons européens, qui voient dans toute critique une menace de sa souveraineté.

1 Fiche de Renseignement individuel sur Mohammed Salah Bendjelloul, In Préfecture de Constantine, « Dossier Bendjelloul (1934-1940) - Surveillance politique des indigènes », 9310115, ANOM, Aix-En-Provence.

2 Article de la Dépêche de Constantine du 1er février 1935 [Publication et commentaire d'une lettre du Dr Bendjelloul au Rédacteur en Chef]. In « Dossier Fédération des Elus Musulmans d'Algérie, 1935- 1936 ». 93 B3 277, ANOM, Aix-En-Provence.

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II - Toute remise en cause du système colonial est-elle nationaliste en puissance ?

La Fédération des Elus Musulmans (FEM) du Constantinois, présidée par Bendjelloul à partir de 1932, est fondée le 29 juin 1930 à Constantine par Chérif Sisbane, président de la section arabe des Délégations Financières, assemblée chargée de gérer le budget de l'Algérie indépendamment du gouvernement métropolitain1. Cette organisation a pour but « d'unir et de coordonner les efforts des représentants indigènes et de collaborer avec les pouvoirs publics, en les éclairant sur les besoins de la population musulmane »2 dans une dynamique explicitement assimilationniste3. Son action reste peu combative avant la présidence du Docteur Bendjelloul, qui lui impulse une dynamique plus populaire et contestataire.

Ce tournant revendicatif des Elus peut s'expliquer par l'humiliation du centenaire de la colonisation, fêté en grandes pompes à Alger et à Paris. Les premières générations d'intellectuels algériens ayant suivi une éducation française ne reçoivent aucune place dans ce qu'ils envisageaient pourtant comme l'occasion de marquer un tournant dans les pratiques coloniales et de faire des réformes en faveur de l'égalité des colons et des Algériens musulmans4. L'absence criante de réforme et d'intention de changement lors des célébrations du centenaire va pousser les membres de cette élite à entrer dans une démarche de contestation plus explicite.

1 Pour une étude approfondie de l'histoire et du fonctionnement des Délégations financières, voir Jacques Bouveresse, Un parlement colonial? Les Délégations financières algériennes 1898-1945, Mont-Saint-Aignan, Publications de l'Université de Rouen et du Havre, 2008.

2 Le Chef de la Sûreté Départementale, Rapport Spécial: Création d'une Fédération des élus musulmans du Département de Constantine, Constantine, Sûreté Départementale de Constantine, 1930. In Préfecture de Constantine, « Dossier Constitution de la Fédération des Elus Musulmans 1930 », 1930- 1934, 93 B3 277, ANOM, Aix-En-Provence.

3 Chérif Sisbane, Note sur les réformes désirées par la Fédération des élus des indigènes du département de Constantine, Constantine, Imprimerie P. Braham, 1931.

4 Sur les enjeux entourant les fêtes du centenaire de la colonisation de l'Algérie, voir notamment Jan C. Jansen, « Fête et ordre colonial. Centenaires et résistance anticolonialiste en Algérie pendant les années 1930 », Vingtième Siècle. Revue d'histoire, 2014, vol.121 no 1, p. 61-76.

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A - La mobilisation autour du projet Viollette : l'assimilation contre l'oppression coloniale

En 1936, l'avènement du Front populaire permet pendant quelques mois d'espérer une politique coloniale libérale et réformiste. Le sénateur Maurice Viollette, ancien gouverneur général de l'Algérie très favorable aux réformes et proche de la FEM, propose au parlement un projet de loi accordant le droit de vote à un plus grand nombre de Français musulmans, sans que ceux-ci ne soient forcés à renoncer à leur statut personnel. Si les assimilationnistes soutiennent ce projet comme un premier progrès, le lobby colonial du parlement métropolitain, composé notamment des députés des colons algériens, mène durant plusieurs années une intense campagne contre la FEM et contre ce projet ; jusqu'à ce qu'il soit abandonné.

Lors d'une conférence publique à Guelma le 2 août 1937, le Docteur Bendjelloul explique à la population les raisons qui l'ont poussé à lancer un mouvement de démissions collectives des élus, suivi massivement, en particulier dans le Constantinois. L'administrateur adjoint de l'arrondissement de Jemmapes (Azzaba) rapporte ses paroles au préfet de Constantine : Bendjelloul se déclare « partisan convaincu du projet Violette », dans lequel il voit l'aboutissement des revendications de la population musulmane. Mais ses efforts se sont « toujours heurté à l'indifférence sinon à l'opposition des pouvoirs publics », et la FEM, face à cette situation, « a décidé que ses adhérents renonceraient à leur mandat en signe de protestation » 1. Avec ces démissions collectives, le but de la FEM n'est pas de sortir des institutions françaises pour couper toute relation avec le système colonial, mais d'obtenir des réformes de ce système. Pour cela, les élus utilisent les moyens légaux à leur disposition. Le dossier que les archives de la préfecture de Constantine consacrent à la FEM en 1937 permet de mieux comprendre la stratégie et les différents modes d'action de la Fédération : les rapports de surveillance traitent de ce mouvement de démissions collectives d'élus organisé à l'été 1937, mais le dossier contient aussi, par exemple, des correspondances et échanges entre Bendjelloul et l'administration pour demander des autorisations de se réunir. Par exemple, le dossier contient une copie d'une lettre datée du 3 août 1937 dans laquelle Bendjelloul informe l'administrateur de la commune mixte de Guergour de sa venue pour une réunion publique les

1 Le sous-préfet de l'arrondissement à Monsieur le Préfet - Centre d'Information et d'Etudes de Constantine, « Rapport n° 4605 - Surveillance politique Indigène - Conférence du Dr Bendjelloul ». Guelma, 1937. In Préfecture de Constantine, « Dossier sur l'action de la FEM - Journaux, rapports de surveillance et divers », août 1937, 93 B3 280, ANOM, Aix-En-Provence.

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19 et 20 août, et lui demande un local pour accueillir l'évènement. Le fonctionnaire colonial exprime ses craintes à ses supérieurs1, mais le préfet l'encourage à ne pas interdire la réunion « par caprice », d'autant plus que, « dans plus de vingt communes [...], des réunions semblables ont déjà eu lieu qui, grâce aux dispositions prises par l'Autorité Locale, n'ont provoqué aucun incident »2.

Comme le signale le préfet, Bendjelloul déploie avec la FEM une importante mobilisation politique en cet été 1937, enchaînant les réunions dans toute la région. Les administrateurs rapportent à chaque fois la présence de quelques milliers d'« indigènes ». Le Capitaine Metens, commandant de la section de gendarmerie nationale de Bougie (Bejaia), est chargé de maintenir l'ordre lors de la réunion publique « organisée par le Docteur Bendjelloul » à Kerrata (Kherrata) le 17 août 1937. Dans son rapport, il témoigne des appels au calme des orateurs, suivis par la foule présente. Ce calme contraste avec le ton revendicatif des orateurs, Abbas, Mostefaï et Bendjelloul : ils expliquent leurs démissions par une litanie de critiques de la situation d'oppression économique et juridique que subissent « les indigènes ». Ils déclarent qu'ils se mobiliseront sans se fatiguer « pour lutter jusqu'à l'amélioration de la situation des indigènes dans une Algérie Française ».3 Ils dénoncent avec vigueur l'accaparement des terres par les gros colons et les grandes compagnies terriennes, enjoignent leurs auditeurs à ne plus accepter les salaires trop bas pour peu à peu être en mesure d'exiger « un salaire égal à celui des français (sic) car les indigènes ont un ventre comme les Français »4. Le droit du sang, acquis par les sacrifices des Algériens dans les guerres coloniales et en Europe, est également invoqué. Les communes mixtes, avec leurs administrateurs et leurs caïds, doivent disparaître. Il est à noter que les mots colonisés ou système colonial ne font pas partie du vocabulaire des élus musulmans. Le compte-rendu du Capitaine Metens rapporte que la réunion se serait finie sur les mots suivants :

Nous avons vu le Gouverneur Général, des Ministres, le Président de la République, qui nous ont fait des promesses sans aucune réalisation. Nous voulons

1 Administrateur Adjoint de la commune mixte de Guergour au Sous-préfet de Bougie, Lettre n° 8991. Lafayette, 5 août 1937. In Ibid. doc.cit.

2 Ibid. In Ibid.

3 Rapport du Capitaine Metens, Commandant la section sur une réunion publique à Kerrata le 17 août 1937. In Ibid.

4 Ibid. In Ibid.

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continuer nos revendications dans le calme mais si nous avons besoin de vous pour une action énergique est-ce que vous répondrez "présent" ? La masse des indigènes a répondu "Oui".1

L'assimilationnisme des Elus n'est donc pas le résultat d'un aveuglement sur la mauvaise foi de leurs interlocuteurs français, ni une acceptation résignée des injustices du système colonial. Selon ce rapport, ils affirment leur volonté de continuer à se mobiliser dans le calme et à demander à leurs partisans de faire de même. Les Elus sont bien favorables à la présence française en Algérie, mais revendiquent une réforme en profondeur du système, en fait la fin de l'oppression coloniale.

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