B - Être élu en situation coloniale :
l'opposition loyale
Les Algériens musulmans engagés en
politique présentent des opinions variées et développent
différentes stratégies face aux contraintes du cadre colonial
auxquelles ils sont soumis. Suite aux émeutes antisémites du 5
août évoquées plus haut, ainsi qu'à la publication
à Paris de propos algériens nationalistes par l'Etoile
Nord-Africaine, le Conseil général du département de
Constantine se réunit et, sous la pression de leurs collègues
européens, les élus indigènes de cette institution
professent leur loyalisme envers la France2. Lors de cette
réunion est discutée une motion aux accents pour le moins
paternalistes proposée signée par les membres européens du
conseil et adressées aux élus musulmans. Les conseillers
musulmans
1 Ibid., p. 10.
« Nous continuerons à nous sentir les Frères des autres
musulmans, qu'ils soient noirs ou jaunes, de même que tous les
catholiques se sentent fils de la même église, mais c'est
là un sentiment élevé, qui nous honore plutôt que
nous rabaisser, et qui ne nous fera jamais oublier que nous sommes
français tout court. »
2 Conseil Général de Constantine,
Extrait du procès-verbal de la séance du 28 octobre
1934, Constantine, Conseil Général de Constantine, 1934. In
Archives de la Préfecture de Constantine, « Politique
Indigène - Evènements du 5 août 1934 », 93 B3 277,
ANOM, Aix-en-Provence.
Hélène Koning - « Le Dr
Bendjelloul : l'opposition loyale à la colonisation ? (1930-1962) »
- Mémoire IEP de Paris - 2024 30
Chérif Saadane et Ferhat Abbas mènent la
critique de ce texte jugé insultant, et Bendjelloul déclare
:
Messieurs, je ne voterai pas le (sic) motion de M.
Vallet. Si je reconnais qu'ici la souveraineté est la
souveraineté française, il existe dans cette motion des
considérants que je ne puis tolérer.1
C'est ici un exemple de l'opposition légale
déployée par les élus algériens : dans le cadre des
institutions mises en place par la République Française, face
à leurs collègues européens, Bendjelloul et ses
alliés s'opposent à leur vision du monde par des débats et
de votes de motions. Bendjelloul affirme son attachement à la
souveraineté française sur l'Algérie, condition de sa
prise de parole dans le cadre de ces institutions.
Ce document témoigne d'une atmosphère
politique tendue entre élus départementaux colons et
colonisés, parce que les Européens remettent en question la
loyauté des élus indigènes. On voit apparaître trois
camps dans le discours des acteurs : les Européens colonialistes, qu'ils
soient ou non arabophiles ; les élus assimilationnistes, qui sont
appelés et s'appellent eux-mêmes « les jeunes
»2 ; et les chefs indigènes. La sincérité
de ces derniers est remise en question par les jeunes intellectuels
assimilationnistes, qui essayent de faire entendre leurs revendications et de
se faire une place dans la politique où jusqu'ici siégeaient les
« Vieux Turbans », représentants de grandes familles
algériennes. Face aux insinuations de leurs homologues européens,
chaque camp rivalise de loyalisme envers la France. Bendjelloul s'écrie
par exemple :
Ici, nous sommes reconnaissants à la France
d'avoir fait de l'Algérie ce qu'elle est. Je suis son serviteur, je
pense en français et je parle, j'ignore presque ma langue maternelle. Je
tiens à le répéter, il n'y a ici qu'une
souveraineté : celle de la France.3
Il est important de souligner que ses paroles
répondent à une remise en cause du patriotisme des membres
algériens musulmans du Conseil général du
département de Constantine. Cette profession de foi profrançaise
est prononcée, sinon sous la contrainte, au
1 Ibid.
2 Conseil Général de Constantine, «
Procès-Verbal du 28 octobre 1934 ». Abbas en
s'autodésignant, et Panisse à la page 8 en répondant
à Bendjelloul.
3 Ibid., p. 8 In
Archives de la Préfecture de Constantine, « Politique
Indigène - Evènements du 5 août 1934 », 93 B3 277,
ANOM, Aix-en-Provence.
moins sous la pression. Néanmoins, ces paroles
sont celles de Bendjelloul et on peut retrouver des affirmations
peut-être moins radicales mais semblables dans d'autres contextes, il
semble établi que c'est bien dans le cadre de la souveraineté
française que la figure de proue assimilationniste voit l'avenir de
l'Algérie.
L'absence de remise en question de la
souveraineté française ne signifie cependant pas l'absence de
remise en question du système d'oppression colonial, et les archives de
l'action des Elus constituent une description précieuse et
détaillée du système colonial dans ses violences et
injustices quotidiennes qu'ils dénoncent inlassablement. Dans une lettre
de six pages datées du 3 avril 1934, Bendjelloul fait état au
préfet de l'exaspération des populations indigènes
misérables, victimes de l'arbitraire des « fonctionnaires
subalternes » et de l'injuste attribution des ressources1. Il
liste vingt-deux raisons de cette exaspération, dénonçant
par exemple la « brutalité inouïe » qui accompagne
parfois la perception des impôts (point 8), les expropriations qui «
vont toujours bon train » (point 14) ou encore l'attitude
réactionnaire des opposants aux réformes indigènes (point
1), réformes qu'il appelle de ses voeux en conclusion de la lettre. Il
présente sa plainte comme un acte de loyauté envers la France :
il voit monter la colère et le risque d'émeutes et appelle
à des réformes pour éviter des affrontements qui ne
feraient qu'empirer la situation.
« En pareilles circonstances, notre devoir est
de vous dire franchement la vérité, en vous signalant la
situation désespérée des nôtres »
2.
Si Bendjelloul ne voit pas dans l'oppression coloniale
une raison de revendiquer l'indépendance, il ne s'en accommode pas pour
autant. Il se mobilise pour faire cesser les injustices, mais selon les modes
d'expression autorisés : la presse, les institutions françaises,
les campagnes électorales, l'interpellation des autorités
métropolitaines, ...
Selon une « fiche bleue » de la
préfecture de Constantine, synthétisant tous les renseignements
recueillis par la police de surveillance, Bendjelloul aurait envoyé en
août 1932 un télégramme au président du conseil,
c'est-à-dire au plus haut niveau de l'Etat français, ainsi qu'au
ministre de l'Intérieur, pour dénoncer des mauvais traitements -
la fiche parle de « soi-
1 Mohammed Salah Bendjelloul, « Lettre au
Préfet du Département de Constantine », 3 avril 1934, 93 B3
277, ANOM, Aix-En-Provence.
Hélène Koning - « Le Dr
Bendjelloul : l'opposition loyale à la colonisation ? (1930-1962) »
- Mémoire IEP de Paris - 2024 31
2 Ibid., p.
6.
Hélène Koning - « Le Dr
Bendjelloul : l'opposition loyale à la colonisation ? (1930-1962) »
- Mémoire IEP de Paris - 2024 32
disant mauvais traitements » - subis par les
habitants de la commune d'Aïn-M'Lila lors de la perception des
impôts et demander une enquête « par des "gens de France"
»1. On reconnaît ici un mode d'action politique typique
de Bendjelloul tout au long de sa carrière : relayer les plaintes des
populations au plus haut niveau de l'Etat, en métropole, pour
dénoncer la corruption des échelons intermédiaires de
l'administration française, en Algérie. Dans une lettre au
journal La Dépêche de Constantine de juin 1935,
Bendjelloul justifie sa pratique de contourner le Gouverneur
Général pour s'adresser directement à Paris : les portes
sont fermées au dialogue, et l'administration coloniale en
Algérie a pris parti contre lui2.
Ainsi, par différents moyens d'action,
Bendjelloul s'inscrit dans une opposition loyale au système colonial et
à ses travers, sans se départir de ses convictions francophiles :
il souhaite que l'Algérie devienne toujours plus française, et
c'est pour cette raison qu'il critique les exactions françaises. Cette
loyauté assimilationniste est mal reçue par les colons
européens, qui voient dans toute critique une menace de sa
souveraineté.
1 Fiche de Renseignement individuel sur Mohammed Salah
Bendjelloul, In Préfecture de Constantine, « Dossier Bendjelloul
(1934-1940) - Surveillance politique des indigènes », 9310115,
ANOM, Aix-En-Provence.
2 Article de la Dépêche de Constantine du
1er février 1935 [Publication et commentaire d'une lettre du
Dr Bendjelloul au Rédacteur en Chef]. In « Dossier
Fédération des Elus Musulmans d'Algérie, 1935- 1936
». 93 B3 277, ANOM, Aix-En-Provence.
Hélène Koning - « Le Dr
Bendjelloul : l'opposition loyale à la colonisation ? (1930-1962) »
- Mémoire IEP de Paris - 2024 33
II - Toute remise en cause du système colonial
est-elle nationaliste en puissance ?
La Fédération des Elus Musulmans (FEM)
du Constantinois, présidée par Bendjelloul à partir de
1932, est fondée le 29 juin 1930 à Constantine par Chérif
Sisbane, président de la section arabe des Délégations
Financières, assemblée chargée de gérer le budget
de l'Algérie indépendamment du gouvernement
métropolitain1. Cette organisation a pour but « d'unir
et de coordonner les efforts des représentants indigènes et de
collaborer avec les pouvoirs publics, en les éclairant sur les besoins
de la population musulmane »2 dans une dynamique explicitement
assimilationniste3. Son action reste peu combative avant la
présidence du Docteur Bendjelloul, qui lui impulse une dynamique plus
populaire et contestataire.
Ce tournant revendicatif des Elus peut s'expliquer par
l'humiliation du centenaire de la colonisation, fêté en grandes
pompes à Alger et à Paris. Les premières
générations d'intellectuels algériens ayant suivi une
éducation française ne reçoivent aucune place dans ce
qu'ils envisageaient pourtant comme l'occasion de marquer un tournant dans les
pratiques coloniales et de faire des réformes en faveur de
l'égalité des colons et des Algériens
musulmans4. L'absence criante de réforme et d'intention de
changement lors des célébrations du centenaire va pousser les
membres de cette élite à entrer dans une démarche de
contestation plus explicite.
1 Pour une étude approfondie de l'histoire et
du fonctionnement des Délégations financières, voir
Jacques Bouveresse, Un parlement colonial? Les Délégations
financières algériennes 1898-1945, Mont-Saint-Aignan,
Publications de l'Université de Rouen et du Havre, 2008.
2 Le Chef de la Sûreté
Départementale, Rapport Spécial: Création d'une
Fédération des élus musulmans du Département de
Constantine, Constantine, Sûreté Départementale de
Constantine, 1930. In Préfecture de Constantine, « Dossier
Constitution de la Fédération des Elus Musulmans 1930 »,
1930- 1934, 93 B3 277, ANOM, Aix-En-Provence.
3 Chérif Sisbane, Note sur les
réformes désirées par la Fédération des
élus des indigènes du département de Constantine,
Constantine, Imprimerie P. Braham, 1931.
4 Sur les enjeux entourant les fêtes du
centenaire de la colonisation de l'Algérie, voir notamment Jan C.
Jansen, « Fête et ordre colonial. Centenaires et résistance
anticolonialiste en Algérie pendant les années 1930 »,
Vingtième Siècle. Revue d'histoire, 2014, vol.121
no 1, p. 61-76.
Hélène Koning - « Le Dr
Bendjelloul : l'opposition loyale à la colonisation ? (1930-1962) »
- Mémoire IEP de Paris - 2024 34
A - La mobilisation autour du projet Viollette :
l'assimilation contre l'oppression coloniale
En 1936, l'avènement du Front populaire permet
pendant quelques mois d'espérer une politique coloniale libérale
et réformiste. Le sénateur Maurice Viollette, ancien gouverneur
général de l'Algérie très favorable aux
réformes et proche de la FEM, propose au parlement un projet de loi
accordant le droit de vote à un plus grand nombre de Français
musulmans, sans que ceux-ci ne soient forcés à renoncer à
leur statut personnel. Si les assimilationnistes soutiennent ce projet comme un
premier progrès, le lobby colonial du parlement métropolitain,
composé notamment des députés des colons algériens,
mène durant plusieurs années une intense campagne contre la FEM
et contre ce projet ; jusqu'à ce qu'il soit
abandonné.
Lors d'une conférence publique à Guelma
le 2 août 1937, le Docteur Bendjelloul explique à la population
les raisons qui l'ont poussé à lancer un mouvement de
démissions collectives des élus, suivi massivement, en
particulier dans le Constantinois. L'administrateur adjoint de l'arrondissement
de Jemmapes (Azzaba) rapporte ses paroles au préfet de Constantine :
Bendjelloul se déclare « partisan convaincu du projet Violette
», dans lequel il voit l'aboutissement des revendications de la population
musulmane. Mais ses efforts se sont « toujours heurté à
l'indifférence sinon à l'opposition des pouvoirs publics »,
et la FEM, face à cette situation, « a
décidé que ses adhérents renonceraient à leur
mandat en signe de protestation » 1. Avec ces démissions
collectives, le but de la FEM n'est pas de sortir des institutions
françaises pour couper toute relation avec le système colonial,
mais d'obtenir des réformes de ce système. Pour cela, les
élus utilisent les moyens légaux à leur disposition. Le
dossier que les archives de la préfecture de Constantine consacrent
à la FEM en 1937 permet de mieux comprendre la stratégie et les
différents modes d'action de la Fédération : les rapports
de surveillance traitent de ce mouvement de démissions collectives
d'élus organisé à l'été 1937, mais le
dossier contient aussi, par exemple, des correspondances et échanges
entre Bendjelloul et l'administration pour demander des autorisations de se
réunir. Par exemple, le dossier contient une copie d'une lettre
datée du 3 août 1937 dans laquelle Bendjelloul informe
l'administrateur de la commune mixte de Guergour de sa venue pour une
réunion publique les
1 Le sous-préfet de l'arrondissement à
Monsieur le Préfet - Centre d'Information et d'Etudes de Constantine,
« Rapport n° 4605 - Surveillance politique Indigène -
Conférence du Dr Bendjelloul ». Guelma, 1937. In
Préfecture de Constantine, « Dossier sur l'action de la FEM -
Journaux, rapports de surveillance et divers », août 1937, 93 B3
280, ANOM, Aix-En-Provence.
Hélène Koning - « Le Dr
Bendjelloul : l'opposition loyale à la colonisation ? (1930-1962) »
- Mémoire IEP de Paris - 2024 35
19 et 20 août, et lui demande un local pour
accueillir l'évènement. Le fonctionnaire colonial exprime ses
craintes à ses supérieurs1, mais le préfet
l'encourage à ne pas interdire la réunion « par caprice
», d'autant plus que, « dans plus de vingt communes [...], des
réunions semblables ont déjà eu lieu qui, grâce aux
dispositions prises par l'Autorité Locale, n'ont provoqué aucun
incident »2.
Comme le signale le préfet, Bendjelloul
déploie avec la FEM une importante mobilisation politique en cet
été 1937, enchaînant les réunions dans toute la
région. Les administrateurs rapportent à chaque fois la
présence de quelques milliers d'« indigènes ». Le
Capitaine Metens, commandant de la section de gendarmerie nationale de Bougie
(Bejaia), est chargé de maintenir l'ordre lors de la réunion
publique « organisée par le Docteur Bendjelloul » à
Kerrata (Kherrata) le 17 août 1937. Dans son rapport, il témoigne
des appels au calme des orateurs, suivis par la foule présente. Ce calme
contraste avec le ton revendicatif des orateurs, Abbas, Mostefaï et
Bendjelloul : ils expliquent leurs démissions par une litanie de
critiques de la situation d'oppression économique et juridique que
subissent « les indigènes ». Ils déclarent qu'ils se
mobiliseront sans se fatiguer « pour lutter jusqu'à
l'amélioration de la situation des indigènes dans une
Algérie Française ».3 Ils dénoncent avec
vigueur l'accaparement des terres par les gros colons et les grandes compagnies
terriennes, enjoignent leurs auditeurs à ne plus accepter les salaires
trop bas pour peu à peu être en mesure d'exiger « un salaire
égal à celui des français (sic) car les indigènes
ont un ventre comme les Français »4. Le droit du sang,
acquis par les sacrifices des Algériens dans les guerres coloniales et
en Europe, est également invoqué. Les communes mixtes, avec leurs
administrateurs et leurs caïds, doivent disparaître. Il est à
noter que les mots colonisés ou système colonial ne font pas
partie du vocabulaire des élus musulmans. Le compte-rendu du Capitaine
Metens rapporte que la réunion se serait finie sur les mots suivants
:
Nous avons vu le Gouverneur Général,
des Ministres, le Président de la République, qui nous ont fait
des promesses sans aucune réalisation. Nous voulons
1 Administrateur Adjoint de la commune mixte de
Guergour au Sous-préfet de Bougie, Lettre n° 8991. Lafayette, 5
août 1937. In Ibid. doc.cit.
2 Ibid. In Ibid.
3 Rapport du Capitaine Metens, Commandant la section
sur une réunion publique à Kerrata le 17 août 1937. In
Ibid.
4 Ibid. In Ibid.
Hélène Koning - « Le Dr
Bendjelloul : l'opposition loyale à la colonisation ? (1930-1962) »
- Mémoire IEP de Paris - 2024 36
continuer nos revendications dans le calme mais si
nous avons besoin de vous pour une action énergique est-ce que vous
répondrez "présent" ? La masse des indigènes a
répondu "Oui".1
L'assimilationnisme des Elus n'est donc pas le
résultat d'un aveuglement sur la mauvaise foi de leurs interlocuteurs
français, ni une acceptation résignée des injustices du
système colonial. Selon ce rapport, ils affirment leur volonté de
continuer à se mobiliser dans le calme et à demander à
leurs partisans de faire de même. Les Elus sont bien favorables à
la présence française en Algérie, mais revendiquent une
réforme en profondeur du système, en fait la fin de l'oppression
coloniale.
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