B - L'émigration des élus algériens
vers la métropole
« Il y a des dizaines de mille de musulmans qui
ont dû quitter leurs foyers, et leurs femmes ne les ont pas suivis. Ici
en France il y en a des milliers qui vivent seuls comme moi ou le Bachagha
Ameziane et dont les épouses sont demeurées en Algérie.
»
Lettre de Bendjelloul à sa
fille2
Dans le dossier de surveillance de Bendjelloul des
archives du Gouvernement Général d'Algérie, on peut
trouver, dactylographiées par l'administration, des lettres assez
intimes portant sur la libération d'un neveu de Bendjelloul, Hamou. Bien
que le contenu de ces lettres ne soit pas politique, le courrier employé
par Bendjelloul arbore un en-tête officiel : « Assemblée
Nationale - République Française :
Liberté-Egalité-Fraternité ». Elles permettent un
regard sur la vie familiale des Algériens pendant la guerre, entre
Paris, Alger et Constantine, avec des emprisonnements, des libérations,
des négociations, des familles pour la plupart séparées.
Cette fuite vers la France des élus algériens est attestée
par l'administration dès mars 1957 au moins, par exemple dans une note
datant de mars et qui montre le déplacement des
1 Sous-Direction des Services Actifs de Police -
Service Central des Renseignements Généraux, « A/S de M.
BENDJELLOUL Mohamed Salah, ex-député de Constantine»,
Gouvernement Général d'Algérie, 1958, GGA 7G 1403, ANOM,
Aix-En-Provence.
2 Mohammed Salah Bendjelloul, « A/S Lettres de
Monsieur Bendjelloul à sa fille et à son neveu », Paris, 14
mars 1959, In Gouvernement Général D'Algérie,
« Dossier Bendjelloul », GGA 7G 1403, ANOM,
Aix-En-Provence.
Hélène Koning - « Le Dr
Bendjelloul : l'opposition loyale à la colonisation ? (1930-1962) »
- Mémoire IEP de Paris - 2024 116
démarches politiques de Bendjelloul vers les
élus européens d'Algérie ou vers Paris1. Cette
même note indique qu'il est de passage à Alger pour tenter
d'obtenir, à l'aide un avocat algérien, la libération d'un
de ses proches, Abdelmajid Bentchicou, et qu'il « semble avoir perdu toute
audience auprès des élus du [deuxième] Collège
» à Alger2.
En France, après la fin de ses mandats
parlementaires, Bendjelloul continue d'être actif sur le plan politique,
notamment au sein de la communauté Nord-Africaine de Paris. La
préfecture de police de Paris lui consacre un dossier de surveillance
individuel3. Ce dossier contient plutôt des
éléments sur sa vie privée, et ne mentionne pas son
implication dans le groupe des 61 ou sa candidature aux élections
législatives de 1958, contrairement à son dossier de surveillance
des RG en Algérie datant de la même période. Dans ce
dossier parisien, on trouve entre autres une lettre au Préfet de Police,
Maurice Papon, datant du 2 juillet 1958. Dans cette lettre, il suggère
au préfet de mettre à disposition les casernes militaires
désaffectées de son département, pour le logement des
travailleurs nord-africains4. Il y demande aussi un emploi comme
secrétaire pour la fille d'un de ses amis, Fatima D. (pseudonyme). Le
dossier contient également une brève note des RG de
l'année suivante, indiquant que cette même femme est
accusée dans un procès pour tentative d'homicide volontaire
contre son amant. La note indique que lors de son interrogatoire, F.D. aurait
« accusé violemment M. Bendjelloul d'être un chef des
fellaghas » et prétendu que des parents de Bendjelloul auraient
transmis de l'argent en Belgique en soutien à des combattants
nationalistes. Cette tentative de l'accusée de détourner
l'attention de la police et de politiser son geste révèle quelque
chose du climat de tension qui règne entre Algériens
émigrés en métropole pendant la guerre. Elle indique aussi
que l'accusée avait compris ce qui intéressait les
autorités dans les affaires touchant à des Algériens,
surtout des Algériens politisés comme Bendjelloul. Et elle ne s'y
est pas trompée :
1 « Note de renseignements n° 2954 du 8.3.57
: A/S Passage à Alger du Docteur Bendjelloul ». In
Gouvernement Général de l'Algérie, « Dossier
«Groupe des 61» », doc. cit, p. 46.
2 Ibid.
3 « Dossier Bendjelloul 1958-1961 - n°106704
», 1958-1961, 354W1209, Archives de la Préfecture de Police de
Paris, Pré-Saint-Gervais.
4 Mohamed Salah Bendjelloul, « Lettre à
Monsieur l'Inspecteur Général de l'Administration, Préfet
de Police [Maurice Papon] », Moligt-les-Bains, 2 juillet 1958, 354W1209,
Archives de la Préfecture de Police de Paris,
Pré-Saint-Gervais.
Hélène Koning - « Le Dr
Bendjelloul : l'opposition loyale à la colonisation ? (1930-1962) »
- Mémoire IEP de Paris - 2024 117
les RG ne peuvent s'empêcher de signaler cette
déclaration. Se peut-il que l'accusée ait été
elle-même apparentée au FLN et que cette tentative d'assassinat
ait eu des mobiles politiques ? D'autres sources indiquent que Bendjelloul
avait déjà été parmi les cibles potentielles des
nationalistes1. Aussi l'intitulé du dossier de police
judiciaire « Tentative d'homicide volontaire sur Bendjelloul » aurait
pu laisser croire à une tentative d'assassinat politique. Cependant, le
dossier de police judiciaire, consulté sur dérogation,
révèle une affaire purement privée, sans implications
politiques : l'accusée est en fait la maîtresse parisienne de
Bendjelloul, vivant avec lui à Paris avant que sa femme ne le rejoigne
en France.
Dans le dossier de surveillance de Bendjelloul de la
préfecture de police de Paris, les derniers documents datent de 1983,
deux ans avant la mort du Docteur qui a alors 90 ans. Bendjelloul s'est
installé à Paris avec sa femme, et suite aux différentes
réformes de la propriété, le couple a perdu ses revenus.
Bendjelloul écrit donc au Ministre des rapatriés pour demander
que lui soit attribuée une licence de taxi pour subvenir à ses
besoins. Cette dernière trace nous renseigne sur la fin de la vie de
Bendjelloul : il n'a pas trouvé sa place dans l'Algérie
indépendante, et continue jusqu'au bout de s'adresser au plus haut
niveau de l'Etat pour demander une amélioration de sa situation
matérielle, ici seulement la sienne. Il ne parle plus au nom d'autres,
n'a pas cherché à coaliser d'autres personnes dans son cas pour
parler en leur nom. Le dossier indique que sa demande n'a pas
abouti.
1 Voir par exemple Gouvernement Général
de l'Algérie, « [Dossier Bendjelloul - 1946] ». En 1945
déjà, le cabinet du gouverneur général indique au
ministère de l'Intérieur avoir été mis au courant
d'un projet d'assassinat de Bendjelloul par deux personnes
arrêtées, soupçonnées d'être membre du
PPA.
Hélène Koning - « Le Dr
Bendjelloul : l'opposition loyale à la colonisation ? (1930-1962) »
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