C - Bendjelloul, défenseur des Algériens
même pendant la guerre
Selon les différents rapports des RG, la motion
des 61 était un véritable projet politique pour Bendjelloul. Il
aurait voyagé pour mobiliser ses membres et aurait voulu prendre le
leadership des 61 pour en faire un mouvement là où d'autres
signataires s'opposaient à en faire un parti unifié au nom duquel
un représentant pourrait parler1. Un rapport
réalisé par la PRG du Département de Constantine en
août 1958 résume en une page ce que l'administration coloniale
sait de sa carrière politique2. Ce document est partiel,
voire volontairement partial : la rubrique « Attitude politique
passée » ne contient que l'expression « Opportuniste » :
le seul dénominateur commun des actions de Bendjelloul aurait
été son intérêt personnel. Au sujet de l'engagement
de Bendjelloul dans la motion des 61, l'auteur emploie également le mot
« opportuniste ». L'une des thèses de ce mémoire est
qu'au-delà de la quête de l'intérêt personnel, ce
sont les convictions politiques de Bendjelloul qui guident son action : il
croit en la France, déplore les oppressions du système colonial
en Algérie et veut obtenir des réformes démocratiques par
des moyens légaux.
L'auteur de ce rapport de 1958 indique qu'en plus de
la motion, Bendjelloul s'efforce de centraliser les plaintes de «
"victimes de la répression" » (guillemets dans le texte original)
et considère cette action comme un « soutient (sic) discret
à la Rébellion » visant à « discréditer
les Forces de l'Ordre ». Son travail de centralisation des plaintes de la
population est vu comme séditieux et intéressé, et n'est
pas reconnu comme la poursuite de la stratégie d'opposition loyale qui
caractérise Bendjelloul depuis le début de sa
carrière3. Le commissaire Maurin ne voit dans les populations
colonisées que des ennemis et non des citoyens contrairement à
Bendjelloul, leur élu, qui les représente et les défend
face au gouvernement français. Cette
1 Le Chef de Service de la Sûreté
Nationale chargé de la Surveillance du Territoire en Algérie et
au Sahara à Monsieur le Général d'Armée, «
Renseignements sur le Docteur Bendjelloul Mohamed, ancien député
[activités assez suspectes] », Rapport de surveillance, n.d.,
été 1957, 91 1K 590, ANOM, Aix-En-Provence.
2 R. Maurin, Commissaire Principal Adjoint des
Renseignements Généraux du District, « Notice de
Renseignements sur Bendjelloul » (Constantine : Police des Renseignements
Généraux du Département de Constantine, 12 août
1958), 91 4I 170, ANOM, Aix-En-Provence.
3 Le Chef de Service de la Sûreté
Nationale chargé de la Surveillance du Territoire en Algérie et
au Sahara, « Renseignements sur le Docteur Bendjelloul Mohamed, ancien
député - activités assez suspectes », doc.
cit.
Hélène Koning - « Le Dr
Bendjelloul : l'opposition loyale à la colonisation ? (1930-1962) »
- Mémoire IEP de Paris - 2024 112
action de centralisation et de relais des plaintes des
populations par Bendjelloul contient un discours politique : ce geste professe
la volonté de Bendjelloul de voir l'Algérie reconnue comme la
France. Bendjelloul relaie les plaintes des Algériens auprès de
leur gouvernement, le tenant ainsi pour responsable de ses actes devant ses
ressortissants, comme il l'est devant les citoyens français de la rive
nord de la Méditerranée. Son comportement contraste d'autant plus
avec le FLN, qui, lui, réagit aux manquements de l'Etat français
en le remplaçant, et met en place des relations proto-étatiques
avec les Algériens au fur et à mesure de la
guerre1.
1 Malika Rahal et Benjamin Thomas White, « UNHCR
and the Algerian War of Independence: Postcolonial Sovereignty and the
Globalization of the International Refugee Regime, 1954-63 », Journal
of Global History 17, no 2 (juillet 2022): 331?52.
Hélène Koning - « Le Dr
Bendjelloul : l'opposition loyale à la colonisation ? (1930-1962) »
- Mémoire IEP de Paris - 2024 113
IV - La vie en métropole après la fin de la
représentation politique des Algériens
Après 1956, le seul titre employé par
les rapports de police au sujet de Bendjelloul est « ancien
député » ou « ex-député » : il n'a
plus occupé de poste officiel après la fin de son mandat à
l'Assemblée nationale. La fin de ses fonctions représentatives ne
signifie pas pour autant la fin de son engagement politique. Les notes de
renseignement à son sujet durant la guerre rapportent de multiples
déplacements entre Alger et Paris, des rencontres avec des
personnalités politiques françaises ou algériennes, lui
prêtent des ambitions politiques et l'accusent de vouloir tirer avantage
de la situation, en se posant comme représentant des populations dont il
continue de relayer les plaintes au Gouvernement
Français1.
A - Les rapports de Bendjelloul avec l'administration
au début de la ye République
Après les deux années d'interruption de
la vie électorale en Algérie, Bendjelloul se présente aux
élections législatives pour la première législature
de la Ve République en 1958. L'administration coloniale
évalue sa candidature et des rapports de renseignement sont
commandés à son sujet, résumant son parcours depuis les
années 19302. Dans l'un de ces documents, le Commissaire des
RG de Constantine, Charles Chabot, juge qu'il a encore un « certain
potentiel électoral » et que sa candidature pourrait être un
exemple de résistance au FLN pour certains intellectuels musulmans
« attentistes »3. Chabot décrit Bendjelloul comme
une source d'agitation politique, « nuisibl[e] à la pacification en
raison du caractère fantasque
1 Parmi les très nombreux rapports à
voir dans cette activité de recueil des plaintes une oeuvre
antifrançaise, voir Le Commissaire Divisionnaire - Chef de la PRG Jean
Fachot, « A/S activité du Docteur BENDJELLOUL Mohamed [Au sujet
d'un voyage de Bendjelloul en France] », 91 4I 170, ANOM,
Aix-En-Provence.
2 Par exemple R. Maurin, Commissaire Principal Adjoint
des Renseignements Généraux du District, « Notice de
Renseignements sur Bendjelloul », doc. cit.
3 Le Commissaire Principal Charles Chabot, «Note
des Renseignements Généraux sur le candidat Bendjelloul aux
législatives», Constantine, Service Départemental des
Renseignements Généraux de Constantine, 1958, 91 4I 170, ANOM,
Aix-En-Provence.
Hélène Koning - « Le Dr
Bendjelloul : l'opposition loyale à la colonisation ? (1930-1962) »
- Mémoire IEP de Paris - 2024 114
et contradictoire de sa personnalité et de son
penchant pour la démagogie »1. Ce document manifestement
hostile à Bendjelloul indique que le passage à la Ve
République n'a pas signifié la fin de l'influence de
l'administration française sur les élections en
Algérie.
En outre, le rapport de Chabot pose la question du
présent mémoire : quelle est la doctrine politique de Bendjelloul
? quel est son rapport avec la France, avec l'Algérie ? Cette source
n'est cependant pas fiable lorsqu'il s'agit de juger de l'orientation politique
de Bendjelloul. L'auteur adopte un a priori négatif systématique
lorsqu'il commente les actions de Bendjelloul : il insiste sur des faits
défavorables tels que les soupçons de collaboration pendant la
guerre, tandis que toutes ses actions de bienfaisance sociale sont lues comme
une stratégie électorale calculée dans le but de regagner
sa popularité. Comme tous les rapports de ce genre, l'auteur ne cite pas
l'origine des informations qu'il fournit, empêchant de vérifier
sur quelle base il forme de tels avis. Au sujet de la position de Bendjelloul
depuis « les évènements du 1er Novembre 1954
», l'auteur affirme que le Docteur n'a cessé « de prôner
une assimilation totale de l'Algérie à la Métropole tout
en exprimant des sentiments nettement nationalistes, voire antisémites
» 2. Ainsi, l'auteur semble employer le mot nationaliste pour
désigner toute revendication algérienne, et ne semble pas se
questionner réellement sur les opinions politiques des colonisés.
Il ne semble pas que l'on puisse s'attendre à une analyse lucide des
convictions politiques de Bendjelloul au cours de sa longue carrière,
que l'auteur rapporte pourtant ici avec précision. Cette source est-elle
donc inexploitable ? En réalité, la volonté presque
explicite de l'auteur de brosser un portrait à charge nous indique ce
qui ne peut pas être dit de Bendjelloul. Par exemple, l'auteur affirme
qu'il réclame l'intégration totale de l'Algérie à
la France. Ce n'est pas ce qui est réclamé par le groupe des 61,
qui pourrait être considéré comme son groupe politique
depuis le début de la guerre. On connaît cependant les convictions
assimilationnistes de Bendjelloul, et les biais de l'auteur de cette source
n'hésiterait pas à l'accuser de nationalisme militant s'il en
avait eu l'occasion : on peut donc considérer cette analyse des
convictions politiques de Bendjelloul comme digne d'être prise en compte.
Ce rapport confirme également ce que l'on sait des modes d'action
politique du Docteur : les RG ne peuvent offrir aucun exemple d'appel à
la vengeance ou à la sécession. Même lorsqu'on lui attribue
avoir dit que « les Français sont
1 Ibid.
2 Ibid.
Hélène Koning - « Le Dr
Bendjelloul : l'opposition loyale à la colonisation ? (1930-1962) »
- Mémoire IEP de Paris - 2024 115
tous des criminels » à la suite d'un
attentat commis par un militaire, l'action à laquelle il enjoint ses
auditeurs, selon ce rapport, est de formuler des doléances qu'il
relayera politiquement et légalement1. Ici encore, le
contexte aurait facilement permis de le présenter comme nationaliste et
appelant à la violence, mais l'auteur ne parvient pas à masquer
le recours résolu de Bendjelloul à des modes d'actions politiques
légaux et non violents. Les convictions assimilationnistes et le choix
de la revendication par voie légale apparaissent ainsi comme les
caractéristiques irréfutables de la carrière de
Bendjelloul, et constituent les convictions politiques guidant son action
durant sa longue carrière.
|