B - Les craintes des autorités coloniales
L'intense lutte autour de la parole légitime et
de la représentation de la volonté du peuple a lieu dans un
contexte d'instabilité politique chronique en métropole et d'un
manque de capacité de décision. Ainsi, ces sources indiquent
aussi une crise de la gouvernance du côté des Français :
les notes sont essentiellement descriptives, les informations sont
envoyées aux supérieurs hiérarchiques sans qu'on ne voie
formulées des indications claires sur la conduite à tenir ou sur
la réponse à apporter aux revendications des élus
algériens. Ce dossier révèle en outre la crainte de la
France que les élus soient en lien avec le FLN1. Plusieurs
notes de surveillances reproduisent les témoignages d'indicateurs de
renseignement affirmant que tel ou tel membre du Groupe des 61 s'apprête
à rejoindre le FLN au Caire pour s'accorder, ou qu'un membre du FLN a
pris contact avec les 61. Bendjelloul apparaît plusieurs fois dans ces
rumeurs, peut-être en raison de ses liens avec Ferhat Abbas, qui se
trouve au Caire, peut-être aussi en raison de sa réputation
d'ancien leader contestataire, voire d'ennemi de la France. Le 25 avril, soit
vingt-deux jours plus tard, un autre renseignement indique que le FLN a pris
contact avec les 61 et que « Fares, Ould Aoudia et Mesbah [trois leaders
du mouvement] ont aussitôt été désignés
» pour rejoindre le FLN au Caire, et aucune mention de Bendjelloul n'est
faite. Ces informations contradictoires montrent le peu de crédit qu'il
faut accorder aux rumeurs transmises dans ces notes de renseignement. En outre,
d'autres notes de renseignements font état de menaces envers les
élus algériens ou de distanciation explicite du FLN, qui affirme
ne pas avoir besoin de la solution légale proposée par les 61. On
sait par ailleurs que le FLN a été fondé justement par des
anciens partisans de Messali Hadj, lassés par les échecs
répétés du réformisme. Ainsi, sans que l'on puisse
en être certain, il semble tout de même peu probable que des liens
significatifs aient été établis. En revanche, il est vrai
que Ferhat Abbas a signé en 1955 la première motion du Groupe des
61, indiquant que celui qui deviendra en septembre 1958 le président du
gouvernement provisoire de la République Algérienne était
en lien avec Bendjelloul et les élus. On peut imaginer que ces liens
éventuels aient perduré pendant la guerre, mais les indices
manquent. N'ayant à disposition que les sources de l'administration sur
cette
1 Ibid.
Hélène Koning - « Le Dr
Bendjelloul : l'opposition loyale à la colonisation ? (1930-1962) »
- Mémoire IEP de Paris - 2024 110
question, nous sommes forcés de partager son
incertitude sur les rapports entre les nationalistes modérés et
le FLN1.
Quoi qu'il en soit, ces sources suggèrent que
la politique algérienne n'est pas aussi polarisée et
cloisonnée qu'une lecture a posteriori le laisse à penser : des
élus modérés rentrent en contact avec des élus
moins modérés, on cherche des alliances, parfois des menaces sont
adressées par le FLN aux modérés, les élus
circulent entre Alger et Paris, se rendent parfois au Caire ou à
Genève, s'y rencontrent, ... Le fait que la PRG prenne au sérieux
ces rumeurs montre que Bendjelloul était encore perçu par
l'administration comme le leader des modérés et comme un danger
potentiel, se situant vers le milieu du spectre allant des loyalistes aux
insurgés2.
L'action de Bendjelloul au sein du Groupe des 61
pourrait apparaître comme un revirement final après une
carrière de loyaliste. En prenant en compte les revendications contenues
dans les diverses motions produites par le groupe, on peut pourtant contredire
cette appellation de loyaliste à l'égard de Bendjelloul.
Après une longue carrière à ne voir l'avenir de
l'Algérie que sous la souveraineté française, il se montre
prêt à reconnaître la volonté de la population, et
à relayer cette réalité aux autorités coloniales.
Le terme d'opposition loyale lui convient mieux : il poursuit un idéal
d'Algérie développée selon des critères
français et défend en cela une forme d'assimilation, plus
économique et sociale que culturelle. Il utilise pour cela les outils
que la législation française et ses institutions mettent à
sa disposition, n'hésitant pas à braver l'autorité tout en
restant dans le cadre de la légalité : il ne semble donc pas que
son assimilationnisme découle d'une volonté de plaire à
l'Administration coloniale. Lorsqu'un gouvernement s'éloigne de son
idéal pour l'Algérie ou que la violence de la guerre
d'indépendance semble enterrer tout espoir de voir cet idéal se
réaliser, il prend la parole, s'efforce de rassembler les figures
politiques algériennes autour de ce qu'il voit comme le bien de
l'Algérie, de la même manière qu'il justifiait sa
collaboration avec les Français par le bien de
l'Algérie.
1 Parmi les nombreuses notes de renseignements
craignant des liens entre le FLN et les 61, voir « Note de renseignements
du 25.4.56 : A/S activité du groupe des "61" » In
Ibid.
2 Note de renseignements du 3.4.56, Alger, PRG N°
3806. Réponse à la note du 25 mai par le chef PRG au directeur de
la sûreté nationale en Algérie, du 29.6.56 : A/S du groupe
des «61», confirmant que Bendjelloul avait été
chargé par le Groupe des 61 de prendre contact avec les leaders des
Mouvements Nationalistes Algériens ». In Gouvernement
Général de l'Algérie, « Dossier «Groupe des
61» », doc. cit.
Hélène Koning - « Le Dr
Bendjelloul : l'opposition loyale à la colonisation ? (1930-1962) »
- Mémoire IEP de Paris - 2024 111
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