A - Une pluralité de leaders et une unité
relative
Les archives administratives disponibles
révèlent que la question de « l'interlocuteur valable »
est cruciale durant cette période de crise. Les différentes
personnalités ou tendances s'accusent de vouloir « jouer à
l'interlocuteur valable », seul capable de parler au nom du peuple
algérien, selon les mots du Gouverneur Général Jacques
Soustelle3. Le dossier de surveillance « Dossier Comité
de Coordination et d'action des Elus Musulmans dit «Groupe
1 « Note de renseignements du 12.4.56 : A/S
activité du groupe des "61" ». In Ibid., p.
41.
2 Le Commissaire Divisionnaire - Chef de la PRG Jean
Fachot, « A/S activité du Docteur BENDJELLOUL Mohamed [Au sujet
d'un voyage de Bendjelloul en France] », Note de Renseignement,
Constantine, Police des Renseignements Généraux, 16 avril 1958,
91 4I 170, ANOM, Aix-En-Provence.
3 Voir par exemple la note de renseignements du 3
janvier 1956 « A/S du Comité de Coordination et d'Action des Elus
Musulmans dit groupe des "61" », In Gouvernement Général de
l'Algérie, « Dossier "Groupe des 61" », doc. cit, p.
13.
Hélène Koning - « Le Dr
Bendjelloul : l'opposition loyale à la colonisation ? (1930-1962) »
- Mémoire IEP de Paris - 2024 107
des 61» » (1955-1957)1
témoigne des luttes entre courants algériens et en leur sein pour
définir qui représente légitimement la volonté du
peuple algérien, et qui est l'interlocuteur de l'Etat
français.
Un sujet majeur de désaccord au sein du groupe
des 61 est la question de la démission comme stratégie de
revendication politique. D'une part, certains refusent de démissionner
et d'abandonner les derniers lieux dédiés au dialogue avec la
France, tandis que d'autres prônent une démission collective en
signe de protestation. Parmi ces derniers se trouve Bendjelloul, qui avait
déjà lancé un mouvement de démission collective en
1935, mais aussi Abbas et Abd-el-Kader Cadi. Ce dernier avait été
élu aux législatives de 1951 dans la première
circonscription de Constantine sans même avoir publié de programme
électoral, indice fort que ce député aurait
été au bénéfice de truquages des élections
par l'administration coloniale2. Sa présence dans cette liste
des membres du groupe des 61 partisans de la démission collective nous
indique que des hommes élus avec le soutien des autorités
françaises peuvent quatre ans plus tard s'engager activement dans ce
mouvement revendiquant l'autonomie algérienne. De la même
manière, il est important de noter que leurs adversaires, les opposants
aux démissions, ne sont pas pour autant opposants au nationalisme ou
satisfaits de la politique française : dans une motion opposée
aux démissions3, ils utilisent l'expression « poste de
combat » pour parler de leurs mandats électifs, et enjoignent leurs
collègues à y rester coûte que coûte. Ils
réclament une « politique de respect de la personnalité
algérienne et d'autonomie dans l'interdépendance » et
dénoncent la répression que subissent les populations musulmanes.
Ils dénoncent également la politique « dite
d'intégration » qu'ils considèrent comme une « duperie
»4. Ainsi, pour les différents membres du Groupe des 61,
quelle que soit leur tendance, le fait que l'Algérie doive devenir
indépendante semble être acté et inéluctable. Ils se
différencient cependant des militants nationalistes en ce qu'ils
prévoient d'obtenir cette autonomie par des moyens légaux.
Ils
1 Gouvernement Général de l'Algérie,
« Dossier «Groupe des 61» », doc. cit.
2 Chambre des Députés, « Programmes
électoraux des élus du deuxième collège du
département de Constantine », art. cit.
3 « Motion à la suite de la réunion
du groupe des «61» tenue ce 23 décembre 1955 ». In
Gouvernement Général de l'Algérie, « Dossier
«Groupe des 61» », doc. cit.
4 « Motion à la suite de la réunion du
groupe des «61» tenue ce 23 décembre 1955 », doc.
cit.
Hélène Koning - « Le Dr
Bendjelloul : l'opposition loyale à la colonisation ? (1930-1962) »
- Mémoire IEP de Paris - 2024 108
semblent ne pas avoir perdu tout espoir de dialogue
avec à France. L'accent mis par la métropole coloniale sur le
combat contre le FLN empêche le dialogue avec les éléments
nationalistes pacifiques, qui emploient les moyens légaux de
contestation pour revendiquer l'autonomie de l'Algérie.
Une semaine après la publication de la motion
du 23 décembre 1955 exprimant la position des opposants à la
stratégie démissionnaire, une motion est votée par une
large majorité du Groupe des 61, voire à l'unanimité selon
le chef des RG du district d'Alger1. Le texte se présente
comme une réaction à une motion signée par
quatre-vingt-deux maires algériens, qui les accusent d'instrumentaliser
la crise dans leur intérêt politique. En réponse à
cette attaque des colons européens, les signataires réaffirment
vigoureusement la nécessité de reconnaître « le
principe d'une nationalité algérienne » et « la
nécessité de convier au dialogue [...] les représentants
qualifiés des populations musulmanes de toutes tendances, ce qui exclut
tout pourparler avec les édiles municipaux d'Algérie
»2. Ils réclament pour cela la libération de tous
les internés politiques. Au moment où cette motion est
rédigée, la France n'a pas de gouvernement auquel s'adresser du
fait de l'intense instabilité politique de cette fin de IVe
République. Les signataires de la motion donnent un mois au futur
gouvernement pour « promouvoir une politique conforme aux aspirations
légitimes du peuple algérien »3. Dans le cas
contraire, ils démissionneront collectivement. En fait, la
majorité des signataires s'abstiendra de démissionner. Le
rassemblement des tendances opposées du Groupe des 61 pour cette motion
indique la difficulté pour les élus du second collège de
se faire entendre par le gouvernement, et la nécessité de faire
des compromis et de former des délégations et des motions
communes pour tenter de maximiser leurs chances d'être entendus. Leurs
nombreuses tentatives entre 1955 et 1958 resteront lettre morte.
1 Gouvernement Général de l'Algérie,
« Dossier «Groupe des 61» », doc. cit.
2 Ibid.
3 Ibid.
Hélène Koning - « Le Dr
Bendjelloul : l'opposition loyale à la colonisation ? (1930-1962) »
- Mémoire IEP de Paris - 2024 109
|