Conclusion
Etudier le parcours politique de Bendjelloul donne
à voir ses moyens d'action variés, à travers plusieurs
régimes politiques et de nombreuses institutions. Sa trajectoire offre
un point de vue riche sur la vie politique algérienne dans le courant du
XXe siècle. Sa popularité décline
progressivement, et il ne connaît aucun succès politique
significatif, ni durant sa carrière ni après celle-ci. La
popularité de l'idée assimilationniste telle que la
conçoit Bendjelloul décline également :
l'émancipation des colonisés se fait par l'accès à
la souveraineté nationale, par la création d'une nation
algérienne indépendante sur le plan institutionnel et culturel,
et non par l'intégration égalitaire des Algériens et de
leur culture dans les institutions de la nation française. A chaque
étape de son parcours, on voit Bendjelloul vivre selon ses convictions
assimilationnistes, revendiquant son algérianité au sein des
institutions françaises et du système colonial. Avec les
évolutions de son contexte, il reformule, adapte, développe ou
réduit à l'essentiel ses revendications en faveur de la concorde
franco-musulmane, de l'intégration des Algériens musulmans dans
la nation française. Après l'indépendance, il reste vivre
en France, et nous ne disposons pas de sources en dévoilant les raisons.
Est-ce le choix d'un francophile revendiqué, admirant la qualité
de vie, les institutions, les valeurs de la métropole coloniale dans
laquelle il s'est formé comme homme politique ? Ou est-ce le destin
forcé d'un modéré menacé par le FLN et
empêché de finir ses jours sur sa terre natale ?
Cette étude n'avait pas vocation à
l'exhaustivité. Plusieurs aspects de la vie de Bendjelloul, comme les
premières années de sa carrière ou ses engagements en
dehors de l'action politique, n'ont pas été abordés. Les
sources sélectionnées ont permis de montrer que si Bendjelloul
n'est certainement pas nationaliste dans sa conception de l'Algérie et
dans son rapport à la France, c'est bien vers la fin du système
colonial que son action politique est dirigée. Pour lui, l'assimilation
signifie l'élévation des Algériens colonisés au
niveau de vie des Européens et l'octroi des mêmes droits civiques,
abolissant les discriminations sur lesquelles se basent le système
colonial. Il utilise pour cela les outils que la législation
française et ses institutions mettent à sa disposition,
n'hésitant pas pour autant à braver l'autorité : son
assimilationnisme ne découle donc pas d'une volonté de plaire
à l'autorité coloniale, et collaborer avec elle est pour cet
homme politique un moyen pragmatique d'atteindre ses objectifs.
Hélène Koning - « Le Dr
Bendjelloul : l'opposition loyale à la colonisation ? (1930-1962) »
- Mémoire IEP de Paris - 2024 120
1 Voir par exemple les accusations rapportées
par le préfet d'Alger dans Préfecture de Constantine - Affaires
Indigènes, « Dossier [Assemblée Générale FEM
du 29 Avril 1934] », Constantine, 1934, 93 30 284, ANOM, Aix-en-Provence ;
et les accusations d'opportunisme dans Préfecture d'Alger - Police des
Renseignements Généraux, « Dossier Dr Bendjelloul »,
Alger, 1944-1945, 911K590/1, ANOM, Aix-en-Provence ; Le Chef de Service de la
Sûreté Nationale chargé de la Surveillance du Territoire en
Algérie et au Sahara, « Renseignements sur le Docteur
La France métropolitaine apparaît comme
l'arbitre capable de réguler les méfaits de la
société coloniale, et un des éléments les plus
récurrents de l'action de Bendjelloul est le recours au plus haut niveau
de l'Etat pour exprimer ses revendications. Ce trait caractéristique
témoigne d'une foi en l'autorité du pouvoir central
français qui serait le garant des valeurs républicaines
d'égalité et de droits humains.
Les changements répétés de
gouvernement et de régimes politiques ont fait perdurer l'espoir que les
réformes promises seraient bientôt mises en oeuvre.
Régulièrement, des évènements semblent indiquer une
évolution des mentalités françaises : l'élection du
Front populaire et le projet Blum Viollette, la nouvelle politique coloniale
annoncée par De Gaulle au sortir de la Seconde Guerre Mondiale, les
opportunités pour Bendjelloul de devenir un élu parisien pour
porter lui-même ses revendications au coeur de l'État colonial.
Ces espoirs, systématiquement déçus, expliquent
peut-être en partie la persévérance de Bendjelloul, sans
expliquer pourquoi plusieurs de ses collègues auparavant
assimilationnistes rejettent la politique d'intégration bien avant 1955.
Une limite inhérente à ce projet est liée à
l'individualité des résultats : les dynamiques constatées
chez Bendjelloul sont-elles généralisables à sa cohorte
politique ? Il est marquant de retrouver parmi les signataires de la motion des
61 des noms déjà présents dans les archives datant des
années 1930, comme Smail Lakhdari ou le Docteur Tamzali. Un travail de
thèse souhaitant approfondir la question du courant réformiste
algérien tirerait profit d'une approche prosopographique de ces
contemporains assimilationnistes de Bendjelloul, en plaçant ce courant
dans le contexte maghrébin, voire plus largement dans le contexte des
colonies françaises.
Cet idéal de libération de
l'Algérie par l'assimilation, idéal d'être aussi libre que
les Français de France, n'est pas seulement un idéal individuel
pour Bendjelloul. La personnalisation de sa politique dans les années
1930 puis son implication dans des affaires de trafic ou de collaboration et
ses fréquentes affirmations de loyalisme ont fait dire à certains
que c'était son intérêt personnel ou l'intérêt
de sa classe sociale qui motivait l'action de Bendjelloul1. En
étudiant ses revendications, on voit que ce sont ses électeurs
que Bendjelloul
Hélène Koning - « Le Dr
Bendjelloul : l'opposition loyale à la colonisation ? (1930-1962) »
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place au coeur de son action. L'élu relaie les
plaintes concrètes des populations aux autorités
françaises : en attribuant à celles-ci la responsabilité
des conditions de vie et les droits des Algériens musulmans, il affirme
les droits de ses mandants auprès de leur gouvernement, à
égalité avec les Français. Pour cela, il reformule les
plaintes selon ses convictions assimilationnistes, mais il adapte
également son expression politique à ses interlocuteurs, pour les
convaincre que promouvoir la cause des Algériens musulmans est dans leur
intérêt. Comme la plupart des réformistes des années
1930, il reprend certaines antiennes de l'idée de mission civilisatrice.
Puis, durant la Seconde Guerre Mondiale, il souligne l'importance
stratégique pour la France de donner tort à la propagande
allemande en créant un sentiment de loyauté envers la
métropole chez les Musulmans : pour que ceux-ci acceptent de se battre
pour une France libérée et souveraine, il faut leur donner des
raisons d'imaginer leur propre liberté dans ce cadre français
à restaurer. Dans le contexte de réflexion sur les nouvelles
institutions de la IVe République et de l'Union
Française enfin, il fait partie des hommes politiques algériens
qui placent l'Algérie au coeur des débats sur le
fédéralisme, la constitution, la citoyenneté, le suffrage
universel. Ces trois exemples montrent que le dénominateur commun de son
action est le progrès du niveau de vie et des droits des
Algériens : ses emprunts aux programmes de la mission civilisatrice, de
la victoire alliée ou du fédéralisme reflètent en
réalité les intérêts de ses interlocuteurs
français, dont il reprend le langage politique pour faire progresser ses
revendications.
Pour Bendjelloul, l'assimilation des Algériens
dans la nation française est d'abord une question de droits politiques
et de niveau de vie. Les questions culturelles sont marginales dans son
discours. Il souhaite que les Algériens bénéficient comme
lui d'une éducation, mais plus pour les opportunités
économiques et politiques que cela leur apporterait ; et lorsqu'il
évoque l'Islam c'est pour insister sur l'enrichissement moral qu'est la
religion pour les Français musulmans. Bendjelloul appelle de ses voeux
l'entente franco-musulmane et le développement de l'Algérie, pas
la dissolution de la culture algérienne musulmane dans la culture
française. Cette idée est résumée dans le mantra
des Elus dans les années 1930 : la citoyenneté avec maintien du
statut personnel.
Bendjelloul Mohamed, ancien député
[activités assez suspectes] », Alger, n.d. (vers 1958), 911K590,
ANOM, Aix-en-Provence.
Hélène Koning - « Le Dr
Bendjelloul : l'opposition loyale à la colonisation ? (1930-1962) »
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Bendjelloul se positionne en médiateur entre
les autorités coloniales et les populations colonisées, dont il
se présente comme l'interprète. Il voit leurs
intérêts du côté de la citoyenneté
française en raison de ses convictions personnelles, mais à
partir du débarquement allié et particulièrement au sein
du Groupe des 61 son action révèle que son idéal d'une
Algérie française est malgré tout subordonné
à l'intérêt des Algériens. Dès les
années 1930, il considère comme son devoir d'avertir les
colonisateurs que des réformes sont nécessaires s'ils veulent
maintenir leur autorité sur les populations. A partir du milieu des
années 1940, ces appels deviennent plus pressants et plus ambitieux, et
Bendjelloul demande plusieurs fois au cours de ses différents mandats de
doter l'Algérie d'une constitution propre, offrant
l'autodétermination à tous les habitants de l'Algérie,
quel que soit leur statut personnel. Dans les premiers mois de la guerre
d'indépendance, il continue de se déclarer personnellement
partisan de l'intégration. Mais lorsqu'il devient indéniable
qu'un entêtement dans cette voie ne ferait qu'aggraver la
répression envers les populations, Bendjelloul renonce publiquement
à son idéal d'assimilation. Il s'efforce alors de rassembler les
figures politiques algériennes autour de l'autodétermination,
qu'il voit comme le bien de l'Algérie de la même manière
qu'il justifiait jusqu'ici sa collaboration avec les Français par le
bien de l'Algérie.
Au terme de cette étude de la carrière
du Docteur Bendjelloul, on ne peut que constater l'échec des politiciens
réformistes à régler le conflit colonial : sur toute la
période étudiée la France refuse de collaborer avec les
réformistes, et l'Algérie devient indépendante
après huit années de lutte nationaliste armée, violemment
réprimée par un Etat français en faillite.
Discréditées par les nationalistes et écartées des
négociations par la France, les élites réformistes et
parmi eux Bendjelloul ne jouent pas le rôle-clé qu'ils ont
cherché à avoir dans la résolution du conflit colonial en
Algérie. Cette situation contraste avec la résolution d'autres
conflits coloniaux ailleurs dans l'Empire français : en
Côte-d'Ivoire par exemple ou au Sénégal, ce sont les
modérés Félix Houphouët-Boigny et Léopold
Sédar Senghor qui sont favorisés dans les négociations
avec la France et qui forment l'élite politique à
l'indépendance de leurs pays respectifs1. Comment expliquer
les résultats si différents des réformistes de part et
d'autre du Sahara ? Si le statut particulier de l'Algérie et du lobby
colonial a certainement joué un rôle
1 Frederick Cooper, Français et Africains?
être citoyen au temps de la décolonisation, tr. Christian
Jeanmougin, Paris, Payot, 2014.
Hélène Koning - « Le Dr
Bendjelloul : l'opposition loyale à la colonisation ? (1930-1962) »
- Mémoire IEP de Paris - 2024 123
crucial dans cette politique coloniale
différenciée, une étude comparative des idées et
des parcours de réformistes de différents espaces coloniaux
permettrait néanmoins d'enrichir la compréhension de la
complexité des expériences coloniales dans l'Empire
français. Plusieurs moments de cette étude ouvrent à une
mise en perspective impériale ou transimpériale : Bendjelloul est
comparé à Gandhi, il fonde en 1947 une association de soutien aux
Egyptiens frappés par une épidémie de choléra, il
est député au moment où l'Assemblée vote l'ordre du
jour gouvernemental sur l'Indochine et débat sur l'indépendance
de la Tunisie et du Maroc. L'étude des liens entre différents
territoires colonisés et entre différents empires est une
question de plus en plus souvent étudiée1 et qui
permet de proposer une histoire des colonies décentrée de la
métropole. Le milieu des assimilationnistes algériens offre un
angle d'approche original à la question des relations
transimpériale.
1 Voir par exemple M'hamed Oualdi, A Slave Between
Empires: A Transimperial History of North Africa, New York, NY, Columbia
University Press, 2020 ; Michael Goebel, Anti-Imperial Metropolis: Interwar
Paris and the Seeds of Third World Nationalism, Cambridge, Cambridge
University Press, 2015 ; Maureen Murphy, « Paris, capitale anticoloniale ?
», Hommes & migrations. Revue française de
référence sur les dynamiques migratoires, 1338, 2022, p.
19-25.
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Table des figures
Figure 1 Couverture de La Vérité sur
le Malaise Algérien de Kessous. Bone, 1935 266
Figure 2 Portrait du Docteur Bendjelloul dans le
journal El Midane du 27 juin 1937 388
Figure 3 La Une de l'Entente du 2 Novembre 1939 avant
et après censure 622
Figure 4 Reproduction de télégramme du
10 août 1942 de Bendjelloul au Maréchal Pétain
688
Index des noms propres
Abbas (Ferhat), 9-11, 30, 35, 46, 51-52,
55-64, 66, 73-75, 81-83, 90, 92, 105,
107, 109
- Amis du Manifeste, 81, 83
- UDMA, 101, 105
Benbhamed (Mostefa), 97
Cadi (Abd-el-Kader), 99
De Gaulle (Général Charles), 56, 72,
75-
76, 83, 89-90, 121
Fédération des Élus Musulmans
(FEM), 8-
9, 18, 25, 33-39, 42-50, 53, 55-60, 63-
66, 74, 79, 82-83, 90, 101, 121
Front de Libération Nationale (FLN),
13,
39, 103, 106, 108-110, 112-114, 120
Gandhi, 14, 67-70
Hadj (Messali), 10, 83, 109
-Parti du Peuple Algérien (PPA), 83
Jeunes Algériens, 28, 41, 60
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- Emir Khaled, 25, 39
Kessous (Mohammed-El-Aziz), 26-27, 43,
82, 125
Kessous (Docteur Youcef), 97, 101
Lakhdari (Docteur Smaïl), 82, 91, 121
Oulémas, 48, 83
Ourabah (Abdelmajid), 93, 95
Parti Communiste, 50, 101
Paul Cuttoli, 77
Projet Viollette, 34, 46-47, 49, 51-52, 75
Rabah Zenati, 46-47
Saadane (Docteur Chérif), 30, 42, 57,
66,
73
Sid Cara (Chérif), 93, 95
Tamzali (Docteur Abdennour), 77-80, 121
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