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Le Docteur Bendjelloul: l'opposition loyale à  la colonisation ? (1930-1962)


par Hélène Koning
Sciences Po Paris - Master 2024
  

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A - L'assimilationnisme réformiste : le choix raisonnable ?

Il est difficile de trouver des sources où la voix de Bendjelloul se fait entendre sans passer par le filtre de la surveillance coloniale, qui accorde plus d'importance à ses soupçons qu'aux convictions politiques réellement exprimées par Bendjelloul. Le Barodet, recueil des professions de foi de tous les députés élus de 1882 à 2007, se révèle donc une source précieuse pour accéder à la voix politique de Bendjelloul telle qu'il la présente de lui-même à ses électeurs3. Bendjelloul se présente avec deux colistiers, Mostefa Benbhamed et Youcef Kessous : même en faisant abstraction des contraintes implicites imposées par le contexte colonial de la campagne électorale, ce texte n'est peut-être pas non plus entièrement le reflet de

1 Assemblée Nationale, « Loi n° 47-1353 du 20 septembre 1947, portant statut organique de l'Algérie ».

2 Jacques Bouveresse, Un parlement colonial ? Les Délégations financières algériennes 1898-1945, Mont-Saint-Aignan, Publications de l'Université de Rouen et du Havre, 2008.

3 Mohammed Salah Bendjelloul, Mostefa Benhamed et Youssef Dr. Kessous, « «Aux électeurs musulmans de la deuxième circonscription de Constantine» - Déclaration de la Liste des Républicains indépendants », in Recueil des textes authentiques des programmes et engagements électoraux des députés proclamés élus à la suite des élections générales des élections générales du 17 juin 1951, Paris, Imprimerie de la Chambre des députés, 1951, p. 927?930.

Hélène Koning - « Le Dr Bendjelloul : l'opposition loyale à la colonisation ? (1930-1962) » - Mémoire IEP de Paris - 2024 98

ses idées personnelles. Malgré tout, l'étude de cette source est utile pour étudier l'expression politique de Bendjelloul à la veille de la guerre d'indépendance.

Cette profession de foi commence par des références au mois du ramadan durant lequel se déroule la campagne. Tout le premier paragraphe emploie une rhétorique religieuse pour s'excuser de rappeler les électeurs « aux sordides préoccupations politiques » au cours du mois de jeûne « qui purifiera vos coeurs et élèvera vos âmes »1. Les trois colistiers rappellent que la date des élections leur est imposée et qu'ils auraient souhaité qu'il en fût autrement. Et de clore cette captatio benevolentiae : « C'est à vous de montrer que vous êtes toujours à la hauteur des circonstances et que si pour vous le spirituel prédomine, le temporel par contre ne vous laisse pas indifférents ». On voit que les candidats de cette liste s'adressent à des électeurs d'ordinaires exclus ou en tout cas peu familiers du jeu politique français. Ils s'excusent, expliquent leurs démarches, et notamment les « raisons majeures qui les poussent à vouloir entrer au Parlement » en plus d'avoir déjà « le grand bonheur » de représenter leurs électeurs aux seins d'autres assemblées.

Dans le paragraphe suivant, Bendjelloul et ses colistiers regrettent de ne pas pouvoir présenter aux musulmans une liste d'union, « persuadés que seul le travail dans l'union est profitable »2. Déplorant les « intransigeances » des autres partis et confiants du vote des Algériens de leur circonscription, ils se présentent malgré tout. Le thème de l'union est un mot clé du discours politique de Bendjelloul. Une douzaine d'années plus tôt, le Congrès musulman qu'il présidait se réunissait également en affirmant qu'un esprit d'union était nécessaire à l'action politique algérienne face à l'hostilité du lobby colonial. Quelques années plus tard, le groupe des 61 est aussi un moment d'union des Algériens encore élus dans les institutions françaises, réunis par le sentiment d'urgence face à l'entêtement des autorités coloniales. Dans cette profession de foi, l'union est définie comme la primauté de l'intérêt collectif des musulmans, par opposition aux intérêts de quelques individus.

Après cette explication du contexte de l'élection, la suite du texte expose le programme des candidats pour les domaines économiques, sociaux, culturels et politiques. Le volet économique se propose de diminuer les charges pour le contribuable en réduisant le train de vie

1 Ibid.

2 Ibid.

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de l'Etat, sans donner de précisions sur des mesures concrètes. Ils promettent aussi de réclamer des crédits pour relancer les affaires des Algériens, agriculteurs ou commerçants. Peut-on, à défaut de la notion anachronique de populisme, parler de clientélisme ici ? Ou bien est-ce simplement la compréhension de la politique de ces élus qui se voient comme des relais des besoins et des revendications de leurs mandants ? L'appréciation, notables ou démagogues, dépend ici de l'épistémè politique choisie.

Le volet social de leur programme, traité avec gravité, réclame « l'application des lois sociales et de la sécurité sociale en Algérie avec les mêmes conditions qu'en France », notamment concernant le chômage. Le volet culturel enfin met l'accent sur l'éducation nécessaire en français et en arabe, afin « d'harmoniser notre double qualité de citoyen et de musulman pour le plus grand bien du pays et des musulmans ». On voit bien ici en quoi l'assimilationnisme des élus algériens au cours de la période coloniale diffère de ce qui est entendu aujourd'hui par assimilation en France : pas question ici d'effacer les particularités culturelles et religieuses des Algériens colonisés, mais au contraire de traiter leur culture avec le même respect des libertés que celle des nationaux français de métropole.

Les trois candidats modérés présentent implicitement leur stratégie politique en situation coloniale : par leur radicalité, les nationalistes n'ont rien apporté et attirent sur eux la répression. Avec des revendications moins frontales, les modérés se présentent comme plus raisonnables et donc susceptibles d'obtenir des résultats. La liste de Bendjelloul se décrit comme réaliste à deux reprises dans l'exposition de son programme. Ils présentent leur stratégie d'opposition légale : ils feront « de [leur] mieux pour faire améliorer certains textes » régissant les Algériens musulmans, mais « en réalistes » ils s'emploieront surtout à tirer le maximum d'avantages des textes tels qu'ils existent déjà, conscients de la difficulté pour un politicien colonisé de modifier la loi de l'Etat colonial, même lorsqu'il est élu dans les institutions métropolitaines. Le texte ne laisse pas pour autant sous-entendre que les élus partent battus dans la bataille parlementaire pour les droits des Algériens, et la suite montre qu'ils comptent avoir une action revendicative selon leurs convictions assimilationnistes :

La Constitution nous reconnaît la qualité de citoyens et c'est en partant de ce principe que nous chercherons à être traités comme tels. Combattre les illégalités, faire cesser les abus, revendiquer notre place partout, arriver à participer au gouvernement du pays par notre présence partout, voilà les réalisations qui ne

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manqueront pas d'être heureuses dans votre marche progressive vers l'égalité pure et simple1.

Ce texte est une sorte de manifeste de l'assimilationnisme comme idéal politique. L'égalité et la citoyenneté promises par les textes de loi sont à conquérir par le colonisé, qui se base sur ces textes de loi et sur les moyens institutionnels à sa disposition pour les revendiquer.

Si on compare cette profession de foi avec les trois autres listes élues pour les autres circonscriptions du département de Constantine, on remarque que la liste de Bendjelloul publie un texte plus structuré et deux fois plus long que les autres. Si tous les candidats assurent les électeurs d'être « profondément conscient[s] de vos intérêts et de vos devoirs »2 et d'avoir pour seule ambition de les servir, la liste de Bendjelloul est la seule à recourir à une rhétorique religieuse et à s'adresser aux électeurs en faisant référence à leur contexte de manière à ce qu'ils se sentent concernés. Les autres élus ne font référence ni au contexte politique de leur élection, ni aux autres partis, ni à de précédents mandats... Ils passent sous silence l'existence de partis plus radicaux, se plaçant en décalage avec la réalité de la montée du nationalisme parmi leurs électeurs. Par exemple, la liste de Benaly Chérif présente une variation plus universaliste de l'assimilationnisme. Ils promettent d'avoir pour unique but de servir « la cause de l'Algérie et de tous ses habitants que le destin a solidairement unis »3. Pas de rhétorique proprement musulmane ici, contrairement à la liste de Bendjelloul qui assume de s'adresser aux électeurs du second collège, composé uniquement d'Algériens musulmans. Chez Benaly Chérif, les Européens semblent inclus dans la communauté algérienne que les députés s'engagent à servir. Le fond assimilationniste transparaît malgré tout dans les mesures proposées, qui peuvent se résumer à la volonté d'élever le niveau de vie des Algériens au niveau de celui des Français.

1 Ibid.

2 Ibid.

3 Chambre des Députés, « Programmes électoraux des élus du deuxième collège du département de Constantine », Recueil des textes authentiques des programmes et engagements électoraux des députés proclamés élus à la suite des élections générales des élections générales du 17 juin 1951, 1952.

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Particularité de la profession de foi de ce candidat, la clôture du discours par les exclamations « Vive l'Algérie ! Vive la France ! »1.

Pour conclure, l'argumentaire de la liste de Bendjelloul ne capitalise pas sur la personne de l'ancien leader, rompant avec la forte personnification de la communication de la FEM dans les années 1930 : son nom n'est jamais mentionné et c'est toujours au pluriel que le document s'adresse au lecteur. C'est seulement dans les deux dernières phrases qu'il est fait mention du « passé » des trois candidats, et nul doute qu'ici c'est surtout du passé de Bendjelloul dont il est question, mais sans que le texte ne l'évoque explicitement. En guise de signature, les noms des trois hommes sont écrits sobrement, sans autre mention, contrairement aux professions de foi des autres élus du département, qui signent en indiquant leurs mandats précédents et leurs titres : est-ce un signe que sa popularité a baissé dans sa circonscription ? Ou bien est-ce le résultat de négociations avec les deux colistiers, ou même le reflet de cette volonté politique d'union de la classe politique musulmane qui les empêche d'ériger Bendjelloul en leader comme c'était le cas lors des campagnes électorales dans les années 1930 ?

Dans leur profession de foi de 1951, Bendjelloul et ses colistiers expliquent leur absence de la précédente législature par leur volonté de « laiss[er] la place à d'autres pour leur donner la possibilité de réaliser leur programme », et leur retour pour les élections de 1951 par la déception des espoirs que ces partis avaient suscité2. Bendjelloul se positionne ainsi au-dessus du jeu politique, maîtrisant ses rouages et les expliquant aux électeurs. Quelle part de vrai y a-t-il dans cette affirmation ? Y avait-il réellement eu des négociations avec l'Union Démocratique du Manifeste Algérien (UDMA) par exemple pour que Bendjelloul ne se présente pas et leur laisse leur chance ? Cela semble peu probable : l'engouement populaire massif pour les partis nationalistes depuis la fin de la Seconde Guerre Mondiale, la lame de fond électorale en leur faveur aux premières élections de la IVe République, auraient assuré l'élection des nationalistes sans l'aide des modérés, avant que l'Etat colonial n'intervienne pour truquer les votes en faveur de ces derniers. Dès les premières années de la IVe République, le fait que les élections en Algérie soient truquées est un fait établi, et publiquement dénoncé au moins par les députés communistes. Au cours des débats autour de la modification des

1 Ibid., p. 930.

2 M. S. Bendjelloul, M. Benhamed et Y. Dr. Kessous, « Barodet », doc. cit.

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circonscriptions algériennes le 20 février 1948, le conseiller de la République Marcel Lemoine s'élève contre des fraudes électorales et un découpage artificiel des circonscriptions en Algérie : déséquilibrer la représentation démocratique empêche l'élection d'une « gamme comportant des représentants de toutes les tendances, pouvant donner des garanties de calme et d'harmonie dans un pays où deux populations vivent et veulent vivre côte à côte », et pousse à la formation de « deux blocs qui se heurtent et se dressent violemment l'un contre l'autre, presque sans trait d'union, avec tous les graves dangers qui en résultent »1.

Pour conclure, la liste de Bendjelloul se montre convaincue de la plus grande efficacité de la stratégie légale et réformiste, notant les faibles résultats des mandats des députés sortants. Cette stratégie discursive peut paraître malhonnête au regard du contexte d'intensification des diverses formes de répression de la politique algérienne, et particulièrement envers les partis nationalistes. De plus, il ne semble pas que les précédents mandats des candidats de cette liste aient été plus fructueux. Ici se pose encore la question des raisons de la persévérance du combat assimilationniste légal de Bendjelloul : après vingt ans passés à combattre l'oppression coloniale en tentant d'intégrer de nombreuses institutions françaises, le Docteur Bendjelloul n'a pas connu beaucoup de succès. Pourtant, il affirme continuer à croire en l'obtention de réformes en vue de l'égalité des Algériens avec les Français. Les sources dont nous disposons ne nous donnent pas d'indices permettant de mettre en doute cette foi en la stratégie d'opposition légale qu'il professe ici devant ses électeurs.

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