A - L'assimilationnisme réformiste : le choix
raisonnable ?
Il est difficile de trouver des sources où la
voix de Bendjelloul se fait entendre sans passer par le filtre de la
surveillance coloniale, qui accorde plus d'importance à ses
soupçons qu'aux convictions politiques réellement
exprimées par Bendjelloul. Le Barodet, recueil des professions de foi de
tous les députés élus de 1882 à 2007, se
révèle donc une source précieuse pour accéder
à la voix politique de Bendjelloul telle qu'il la présente de
lui-même à ses électeurs3. Bendjelloul se
présente avec deux colistiers, Mostefa Benbhamed et Youcef Kessous :
même en faisant abstraction des contraintes implicites imposées
par le contexte colonial de la campagne électorale, ce texte n'est
peut-être pas non plus entièrement le reflet de
1 Assemblée Nationale, « Loi n° 47-1353
du 20 septembre 1947, portant statut organique de l'Algérie
».
2 Jacques Bouveresse, Un parlement colonial ? Les
Délégations financières algériennes 1898-1945,
Mont-Saint-Aignan, Publications de l'Université de Rouen et du Havre,
2008.
3 Mohammed Salah Bendjelloul, Mostefa Benhamed et
Youssef Dr. Kessous, « «Aux électeurs musulmans de la
deuxième circonscription de Constantine» - Déclaration de la
Liste des Républicains indépendants », in Recueil des
textes authentiques des programmes et engagements électoraux des
députés proclamés élus à la suite des
élections générales des élections
générales du 17 juin 1951, Paris, Imprimerie de la Chambre
des députés, 1951, p. 927?930.
Hélène Koning - « Le Dr
Bendjelloul : l'opposition loyale à la colonisation ? (1930-1962) »
- Mémoire IEP de Paris - 2024 98
ses idées personnelles. Malgré tout,
l'étude de cette source est utile pour étudier l'expression
politique de Bendjelloul à la veille de la guerre
d'indépendance.
Cette profession de foi commence par des
références au mois du ramadan durant lequel se déroule la
campagne. Tout le premier paragraphe emploie une rhétorique religieuse
pour s'excuser de rappeler les électeurs « aux sordides
préoccupations politiques » au cours du mois de jeûne «
qui purifiera vos coeurs et élèvera vos âmes
»1. Les trois colistiers rappellent que la date des
élections leur est imposée et qu'ils auraient souhaité
qu'il en fût autrement. Et de clore cette captatio benevolentiae
: « C'est à vous de montrer que vous êtes toujours
à la hauteur des circonstances et que si pour vous le spirituel
prédomine, le temporel par contre ne vous laisse pas indifférents
». On voit que les candidats de cette liste s'adressent à des
électeurs d'ordinaires exclus ou en tout cas peu familiers du jeu
politique français. Ils s'excusent, expliquent leurs démarches,
et notamment les « raisons majeures qui les poussent à vouloir
entrer au Parlement » en plus d'avoir déjà « le grand
bonheur » de représenter leurs électeurs aux seins d'autres
assemblées.
Dans le paragraphe suivant, Bendjelloul et ses
colistiers regrettent de ne pas pouvoir présenter aux musulmans une
liste d'union, « persuadés que seul le travail dans l'union est
profitable »2. Déplorant les « intransigeances
» des autres partis et confiants du vote des Algériens de leur
circonscription, ils se présentent malgré tout. Le thème
de l'union est un mot clé du discours politique de Bendjelloul. Une
douzaine d'années plus tôt, le Congrès musulman qu'il
présidait se réunissait également en affirmant qu'un
esprit d'union était nécessaire à l'action politique
algérienne face à l'hostilité du lobby colonial. Quelques
années plus tard, le groupe des 61 est aussi un moment d'union des
Algériens encore élus dans les institutions françaises,
réunis par le sentiment d'urgence face à l'entêtement des
autorités coloniales. Dans cette profession de foi, l'union est
définie comme la primauté de l'intérêt collectif des
musulmans, par opposition aux intérêts de quelques
individus.
Après cette explication du contexte de
l'élection, la suite du texte expose le programme des candidats pour les
domaines économiques, sociaux, culturels et politiques. Le volet
économique se propose de diminuer les charges pour le contribuable en
réduisant le train de vie
1 Ibid.
2 Ibid.
Hélène Koning - « Le Dr
Bendjelloul : l'opposition loyale à la colonisation ? (1930-1962) »
- Mémoire IEP de Paris - 2024 99
de l'Etat, sans donner de précisions sur des
mesures concrètes. Ils promettent aussi de réclamer des
crédits pour relancer les affaires des Algériens, agriculteurs ou
commerçants. Peut-on, à défaut de la notion anachronique
de populisme, parler de clientélisme ici ? Ou bien est-ce simplement la
compréhension de la politique de ces élus qui se voient comme des
relais des besoins et des revendications de leurs mandants ?
L'appréciation, notables ou démagogues, dépend ici de
l'épistémè politique choisie.
Le volet social de leur programme, traité avec
gravité, réclame « l'application des lois sociales et de la
sécurité sociale en Algérie avec les mêmes
conditions qu'en France », notamment concernant le chômage. Le volet
culturel enfin met l'accent sur l'éducation nécessaire en
français et en arabe, afin « d'harmoniser notre double
qualité de citoyen et de musulman pour le plus grand bien du pays et des
musulmans ». On voit bien ici en quoi l'assimilationnisme des élus
algériens au cours de la période coloniale diffère de ce
qui est entendu aujourd'hui par assimilation en France : pas question ici
d'effacer les particularités culturelles et religieuses des
Algériens colonisés, mais au contraire de traiter leur culture
avec le même respect des libertés que celle des nationaux
français de métropole.
Les trois candidats modérés
présentent implicitement leur stratégie politique en situation
coloniale : par leur radicalité, les nationalistes n'ont rien
apporté et attirent sur eux la répression. Avec des
revendications moins frontales, les modérés se présentent
comme plus raisonnables et donc susceptibles d'obtenir des résultats. La
liste de Bendjelloul se décrit comme réaliste à deux
reprises dans l'exposition de son programme. Ils présentent leur
stratégie d'opposition légale : ils feront « de [leur] mieux
pour faire améliorer certains textes » régissant les
Algériens musulmans, mais « en réalistes » ils
s'emploieront surtout à tirer le maximum d'avantages des textes tels
qu'ils existent déjà, conscients de la difficulté pour un
politicien colonisé de modifier la loi de l'Etat colonial, même
lorsqu'il est élu dans les institutions métropolitaines. Le texte
ne laisse pas pour autant sous-entendre que les élus partent battus dans
la bataille parlementaire pour les droits des Algériens, et la suite
montre qu'ils comptent avoir une action revendicative selon leurs convictions
assimilationnistes :
La Constitution nous reconnaît la
qualité de citoyens et c'est en partant de ce principe que nous
chercherons à être traités comme tels. Combattre les
illégalités, faire cesser les abus, revendiquer notre place
partout, arriver à participer au gouvernement du pays par notre
présence partout, voilà les réalisations qui
ne
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Bendjelloul : l'opposition loyale à la colonisation ? (1930-1962) »
- Mémoire IEP de Paris - 2024 100
manqueront pas d'être heureuses dans votre
marche progressive vers l'égalité pure et
simple1.
Ce texte est une sorte de manifeste de
l'assimilationnisme comme idéal politique. L'égalité et la
citoyenneté promises par les textes de loi sont à
conquérir par le colonisé, qui se base sur ces textes de loi et
sur les moyens institutionnels à sa disposition pour les
revendiquer.
Si on compare cette profession de foi avec les trois
autres listes élues pour les autres circonscriptions du
département de Constantine, on remarque que la liste de Bendjelloul
publie un texte plus structuré et deux fois plus long que les autres. Si
tous les candidats assurent les électeurs d'être «
profondément conscient[s] de vos intérêts et de vos devoirs
»2 et d'avoir pour seule ambition de les servir, la liste de
Bendjelloul est la seule à recourir à une rhétorique
religieuse et à s'adresser aux électeurs en faisant
référence à leur contexte de manière à ce
qu'ils se sentent concernés. Les autres élus ne font
référence ni au contexte politique de leur élection, ni
aux autres partis, ni à de précédents mandats... Ils
passent sous silence l'existence de partis plus radicaux, se plaçant en
décalage avec la réalité de la montée du
nationalisme parmi leurs électeurs. Par exemple, la liste de Benaly
Chérif présente une variation plus universaliste de
l'assimilationnisme. Ils promettent d'avoir pour unique but de servir « la
cause de l'Algérie et de tous ses habitants que le destin a
solidairement unis »3. Pas de rhétorique proprement
musulmane ici, contrairement à la liste de Bendjelloul qui assume de
s'adresser aux électeurs du second collège, composé
uniquement d'Algériens musulmans. Chez Benaly Chérif, les
Européens semblent inclus dans la communauté algérienne
que les députés s'engagent à servir. Le fond
assimilationniste transparaît malgré tout dans les mesures
proposées, qui peuvent se résumer à la volonté
d'élever le niveau de vie des Algériens au niveau de celui des
Français.
1 Ibid.
2 Ibid.
3 Chambre des Députés, « Programmes
électoraux des élus du deuxième collège du
département de Constantine », Recueil des textes authentiques
des programmes et engagements électoraux des députés
proclamés élus à la suite des élections
générales des élections générales du 17 juin
1951, 1952.
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Bendjelloul : l'opposition loyale à la colonisation ? (1930-1962) »
- Mémoire IEP de Paris - 2024 101
Particularité de la profession de foi de ce
candidat, la clôture du discours par les exclamations « Vive
l'Algérie ! Vive la France ! »1.
Pour conclure, l'argumentaire de la liste de
Bendjelloul ne capitalise pas sur la personne de l'ancien leader, rompant avec
la forte personnification de la communication de la FEM dans les années
1930 : son nom n'est jamais mentionné et c'est toujours au pluriel que
le document s'adresse au lecteur. C'est seulement dans les deux
dernières phrases qu'il est fait mention du « passé »
des trois candidats, et nul doute qu'ici c'est surtout du passé de
Bendjelloul dont il est question, mais sans que le texte ne l'évoque
explicitement. En guise de signature, les noms des trois hommes sont
écrits sobrement, sans autre mention, contrairement aux professions de
foi des autres élus du département, qui signent en indiquant
leurs mandats précédents et leurs titres : est-ce un signe que sa
popularité a baissé dans sa circonscription ? Ou bien est-ce le
résultat de négociations avec les deux colistiers, ou même
le reflet de cette volonté politique d'union de la classe politique
musulmane qui les empêche d'ériger Bendjelloul en leader comme
c'était le cas lors des campagnes électorales dans les
années 1930 ?
Dans leur profession de foi de 1951, Bendjelloul et
ses colistiers expliquent leur absence de la précédente
législature par leur volonté de « laiss[er] la place
à d'autres pour leur donner la possibilité de réaliser
leur programme », et leur retour pour les élections de 1951 par la
déception des espoirs que ces partis avaient suscité2.
Bendjelloul se positionne ainsi au-dessus du jeu politique, maîtrisant
ses rouages et les expliquant aux électeurs. Quelle part de vrai y
a-t-il dans cette affirmation ? Y avait-il réellement eu des
négociations avec l'Union Démocratique du Manifeste
Algérien (UDMA) par exemple pour que Bendjelloul ne se présente
pas et leur laisse leur chance ? Cela semble peu probable : l'engouement
populaire massif pour les partis nationalistes depuis la fin de la Seconde
Guerre Mondiale, la lame de fond électorale en leur faveur aux
premières élections de la IVe République,
auraient assuré l'élection des nationalistes sans l'aide des
modérés, avant que l'Etat colonial n'intervienne pour truquer les
votes en faveur de ces derniers. Dès les premières années
de la IVe République, le fait que les élections en
Algérie soient truquées est un fait établi, et
publiquement dénoncé au moins par les députés
communistes. Au cours des débats autour de la modification
des
1 Ibid., p. 930.
2 M. S. Bendjelloul, M. Benhamed et Y. Dr. Kessous,
« Barodet », doc. cit.
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Bendjelloul : l'opposition loyale à la colonisation ? (1930-1962) »
- Mémoire IEP de Paris - 2024 102
circonscriptions algériennes le 20
février 1948, le conseiller de la République Marcel Lemoine
s'élève contre des fraudes électorales et un
découpage artificiel des circonscriptions en Algérie :
déséquilibrer la représentation démocratique
empêche l'élection d'une « gamme comportant des
représentants de toutes les tendances, pouvant donner des garanties de
calme et d'harmonie dans un pays où deux populations vivent et veulent
vivre côte à côte », et pousse à la formation de
« deux blocs qui se heurtent et se dressent violemment l'un contre
l'autre, presque sans trait d'union, avec tous les graves dangers qui en
résultent »1.
Pour conclure, la liste de Bendjelloul se montre
convaincue de la plus grande efficacité de la stratégie
légale et réformiste, notant les faibles résultats des
mandats des députés sortants. Cette stratégie discursive
peut paraître malhonnête au regard du contexte d'intensification
des diverses formes de répression de la politique algérienne, et
particulièrement envers les partis nationalistes. De plus, il ne semble
pas que les précédents mandats des candidats de cette liste aient
été plus fructueux. Ici se pose encore la question des raisons de
la persévérance du combat assimilationniste légal de
Bendjelloul : après vingt ans passés à combattre
l'oppression coloniale en tentant d'intégrer de nombreuses institutions
françaises, le Docteur Bendjelloul n'a pas connu beaucoup de
succès. Pourtant, il affirme continuer à croire en l'obtention de
réformes en vue de l'égalité des Algériens avec les
Français. Les sources dont nous disposons ne nous donnent pas d'indices
permettant de mettre en doute cette foi en la stratégie d'opposition
légale qu'il professe ici devant ses électeurs.
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