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Le Docteur Bendjelloul: l'opposition loyale à  la colonisation ? (1930-1962)


par Hélène Koning
Sciences Po Paris - Master 2024
  

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A - Espoirs déçus : le Manifeste et la déclaration de Constantine

Face à l'émergence d'un nouvel ordre politique et à l'imminence de la mobilisation militaire, des personnalités algériennes de différents courants se réunissent durant l'hiver 19421943 pour organiser la défense des intérêts du peuple algérien. Leur porte-parole Ferhat Abbas rédige un mémoire intitulé « L'Algérie devant le conflit colonial : Manifeste du peuple algérien » qu'ils signent et remettent le 31 mars 1943 au Gouverneur Général (GGA) Marcel Peyrouton, ainsi qu'aux autorités anglo-américaines le lendemain. Ageron rapporte que le Manifeste était initialement adressé aux Alliés par Abbas, mais que pour ménager le gouvernement provisoire français, le Docteur Bendjelloul et le Docteur Saadane aurait dissuadé Abbas d'adresser le Manifeste aux Nations unies et auraient proposé une deuxième version modifiée du manifeste, s'adressant au gouvernement français siégeant à Alger. Ageron doute cependant de la spontanéité de cette révision du manifeste, pensant que l'initiative serait en réalité l'exigence des autorités françaises 1.

Ce texte est considéré comme la première formulation du nationalisme algérien2, et par nationalisme, on entend la promotion de l'indépendance d'un peuple doté d'une unité culturelle et d'une autonomie d'action vis-à-vis d'une autorité supérieure. Le Manifeste présente un courant de pensée majeur parmi les élites algériennes, envisageant la fin de l'empire colonial français qui se dessine alors. Le discours reste teinté d'assimilationnisme et légitime ses revendications en les basant sur les valeurs républicaines françaises bafouées par la colonisation. Il emploie également la rhétorique de guerre morale employée par les Alliés. Le Manifeste est cependant sans équivoque dans ses conclusions : la colonisation est irréformable, et l'admiration que les signataires éprouvent pour la France ne justifie pas sa domination du peuple algérien. Le Manifeste du Peuple Algérien exprime bel et bien une vision nationaliste, et affirme que la création d'un Etat algérien est l'unique solution aux problèmes de la colonisation. Ce texte présente ainsi l'évolution d'une grande partie de la classe politique algérienne d'un l'assimilationnisme déçu à la revendication de l'autonomie.

1 Charles-Robert Ageron, Histoire de l'Algérie contemporaine. 2, De l'insurrection de 1871 au déclenchement de la guerre de libération, 1954, Paris, Presses Universitaires de France, 1979, 558ss.

2 László J. Nagy « Le Manifeste du peuple algérien: document fondamental du nationalisme algérien », Chronica. 1 janvier 2004, vol.4. p. 102.

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L'argumentaire du texte puise des arguments efficaces dans le contexte géopolitique bouleversé par la guerre, en dénonçant l'enthousiasme des colons pour le pétainisme ou en comparant l'oppression coloniale à l'invasion de la France par l'Allemagne. L'exemple de l'humiliation de l'Allemagne en 1918 est rappelé comme un avertissement : maintenir les injustices entre les peuples c'est semer les germes d'une guerre future. Selon un motif rhétorique typique de la FEM, Abbas présente l'expression des revendications du peuple algérien comme sa responsabilité au service de la paix : les Algériens remplissent leur devoir en exprimant leurs revendications, aux « grandes nations » de prendre eux aussi leurs responsabilités en les prenant en compte1. Les expressions « Occident » ou « grandes nations » récurrentes dans le texte sont par contre des innovations qui indiquent que l'irruption des Alliés en Algérie donne lieu à une reconfiguration du dialogue colonial. Bien que les autorités gouvernementales françaises restent souveraines sur les populations algériennes, les puissances anglo-saxonnes sont vues comme les vainqueurs de la France, et le Manifeste montre que les Algériens se perçoivent comme occupés par les Alliés2. Le texte appelle la France à s'inspirer de la politique de l'Empire Britannique « en pays arabes » et des Etats-Unis aux Philippines : dans un contexte où la France est au bénéfice de l'alliance avec les puissances anglo-saxonnes pour la libération de son territoire métropolitain, l'évocation des Alliés comme modèles rappelle aussi discrètement que la grandeur de la France en Algérie est éclipsée par de plus grandes puissances, que l'ordre du monde change et que les colonisés y voient leur intérêt.

Après un panorama historique de la colonisation en Algérie, le manifeste conclut au sujet des projets de réformes de la colonisation qu'« aucun n'a abouti et, nous pouvons le dire maintenant, aucun ne pourra jamais aboutir »3 et annonce :

« L'heure est passée où un musulman algérien demandera autre chose que d'être un Algérien musulman. »4

Ainsi, le manifeste revendique une identité nationale, et l'abandon explicite de l'assimilationnisme par ceux qui quelques années plus tôt y voyaient la solution d'avenir de

1 Ferhat Abbas, Le Manifeste du Peuple Algérien, Paris, Orients, 2013.

2 C.-R. Ageron, Histoire de l'Algérie contemporaine, op. cit, p. 558.

3 Ferhat Abbas, Le Manifeste du Peuple Algérien : suivi du Rappel au peuple algérien / préface de Jean Lacouture, Paris, Orients, 2013, p. 33. Comparer avec la « Motion des 61 » publiée vingt ans plus tard, voir infra.

4 Ibid., p. 35.

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l'Algérie. Cela constitue une réelle évolution du paysage politique algérien. Le Manifeste n'est pas une déclaration d'indépendance ni la formulation d'un réel programme nationaliste, mais on pourra retenir la formulation intéressante d'Ageron qui le décrit comme « une solennelle revendication de l'autonomie de la nation algérienne »1.

Bendjelloul fait également partie de la délégation qui avec Ferhat Abbas remet le mémoire au gouverneur général le 31 mai 1943. Il n'est donc pas un observateur tiède participant au manifeste sous la pression d'un contexte politique changeant, mais il s'engage personnellement dans la poursuite du projet du manifeste et se risque à le défendre devant les autorités coloniales. Il semble ainsi adhérer à l'idée qu'aucune réforme n'aboutira jamais, et que l'idéal d'émancipation des Elus ne semble plus pouvoir se réaliser que dans une Algérie souveraine.

Pourtant, quelques mois plus tard, un évènement vient réveiller les espoirs des assimilationnistes. Le 12 décembre 1943, le Général De Gaulle promet dans un discours à Constantine d'accorder les droits entiers de citoyens à plusieurs dizaines de milliers de musulmans sans renoncement à leur statut personnel, leur ouvre plusieurs postes administratifs, augmente la part de colonisés dans les assemblées locales et promet une amélioration du niveau de vie. Bendjelloul accueille avec enthousiasme ces annonces bien en-deçà des revendications du Manifeste et allant plutôt dans le sens du projet Blum-Violette abandonné quelques années plus tôt2. Dans ses mémoires de guerre, De Gaulle affirme, et cette anecdote est reprise par d'autres contemporains de l'évènement, que Bendjelloul et d'autres assimilationnistes auraient versé des larmes en entendant ce discours du 12 décembre3. Les observateurs ont bien compris que cette affirmation de l'égalité de droit entre Français et Musulmans était la réalisation de l'idéal pour lequel Bendjelloul combattait avec acharnement depuis une quinzaine d'années. Je pense que c'est cette déclaration de Constantine qui est le moment clé pour la suite de la carrière de Bendjelloul. Sa signature du manifeste en mai indiquait qu'il se laissait séduire par la revendication nationale distincte de la France, qui, alors occupée par les Allemands d'une part et les Alliés d'autre part, ne possédait plus d'autonomie sur la scène internationale ni même sur

1 Charles-Robert Ageron. « Ferhat Abbas et l'évolution politique de l'Algérie musulmane pendant la Seconde guerre mondiale » Genèse de l'Algérie algérienne. Saint-Denis : Éditions Bouchène, 2005, p. 259?284.

2 C.-R. Ageron, « Livre IV - Forces politiques et évolution politique de l'Algérie 1939-1954 », art. cit.

3 C.-R. Ageron, Histoire de l'Algérie contemporaine, op. cit, p. 564.

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son propre territoire. Mais avec le discours de Charles De Gaulle, l'espoir renaît pour les assimilationnistes. De Gaulle leur montre que la nouvelle France qu'il est en train de construire leur sera favorable. Il affirme avec audace l'égalité que même le Front Populaire n'avait pas réussi à leur accorder. Avec un tel revirement, seulement six mois après l'installation du Comité Français de Libération Nationale (CFLN) à Alger, quelles transformations du système colonial ne devenaient-elles pas possibles ?

Deux jours après le discours, un arrêté institue une commission de réformes pour concrétiser les promesses faites par le Général. Diverses personnalités politiques algériennes, colons et colonisés, sont entendus, et de leurs avis divergents résulte l'ordonnance du 7 mars 1944. Même les musulmans les plus modérés la trouvent insatisfaisante : la citoyenneté française avec maintien du statut personnel est accordée seulement à 16 catégories de musulmans, ce qui représente moins de 100 000 personnes1. Le statu quo est conservé pour les millions d'autres Musulmans, et le CFLN rejette sur la future Assemblée constituante la responsabilité de statuer à leur sujet. L'abolition du code de l'indigénat et la proclamation de l'égalité civile représentent malgré tout des mesures symboliques fortes et attendues, et si cette ordonnance du 7 mars devient le texte le plus audacieux de l'histoire législative de l'Algérie française, les avancées restent dérisoires alors que le débarquement allié avait donné à certains l'espoir d'un état algérien indépendant, à d'autres celui d'une intégration totale de tous les colonisés dans la citoyenneté française. Par la suite, les revendications des partisans de l'assimilation trouveront appui sur les promesses de cette ordonnance du 7 mars, sans succès.

B - Bendjelloul, premier Algérien musulman à être élu dans une institution nationale française : l'Assemblée consultative provisoire

Pour se doter d'une légitimité plus large aux yeux des Anglo-saxons dans sa revendication de la souveraineté française, le Gouvernement Provisoire de la République Française se dote d'une Assemblée Consultative Provisoire (ACP). Comme son nom l'indique, les résolutions votées par cette assemblée ont seulement valeur d'avis pour le gouvernement2.

1 C.-R. Ageron, « Livre IV - Forces politiques et évolution politique de l'Algérie 1939-1954 », art. cit, p. 565.

2 Pierlot (Yvon Morandat), Rapport sur l'Assemblée Consultative Provisoire, Délégation A.1.I, s.d., p. 6. 72AJ/234, Archives Nationales, Pierrefitte-sur-Seine.

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À la fin du mois d'octobre 1943 les conseillers généraux des trois départements algériens désignent leurs représentants au sein de l'Assemblée consultative. Les deux hommes qui se présentent pour le département de Constantine sont élus, Monsieur Paul Cuttoli à l'unanimité et le Docteur Bendjelloul avec 20 voix sur 22 exprimées1. Le fait qu'il soit la seule personnalité musulmane membre de l'ACP et qu'il le soit après avoir été élu par ses pairs prouve que Bendjelloul disposait d'une crédibilité certaine ou en tout cas de rapports positifs avec les autres conseillers généraux européens du département de Constantine. Bendjelloul est ensuite élu au sein de l'ACP comme président du sixième Bureau2. En cette fin de Seconde Guerre Mondiale, Bendjelloul apparaît bien intégré dans les milieux politiques européens et dans cette nouvelle institution, la première de dimension nationale dont il fasse partie.

S'il ne semble pas rencontrer d'obstacles à sa participation aux institutions du nouveau régime français, de nombreuses contestations s'élèvent cependant pour dénoncer son attitude conciliante, voire son adhésion explicite au régime de Vichy. Dans son rapport non daté sur les luttes autour de la composition de l'ACP, le résistant gaulliste de la première heure Yvon Morandat brosse un portrait à charge du délégué et du Docteur Tamzali, bien que celui-ci ne soit pas un membre officiel de l'ACP3 :

Pour en revenir aux choix des délégués coloniaux et sans faire de personnalités (sic), on peut regretter que les Docteurs BENJELLOUL et TAMZALI soient délégués. Le premier, nationaliste algérien, a toujours combattu la France, à moins que son représentant n'emploie les arguments sonnants et trébuchants, sa collusion avec les Commissions d'armistice était notoire. 4

Morandat accuse Bendjelloul d'être malhonnête et motivé par l'argent dans ses convictions politiques, mais ne donne pas plus d'explications sur l'origine de son avis sur Bendjelloul. Il tombe dans l'erreur commune d'avant-guerre consistant à considérer comme

1 Archives de l'Assemblée Consultative Provisoire, « Dossier «Conseil Général Afrique du Nord» », 17 avril - 1er novembre 1943, C//15260/94001/469, Archives Nationales, Pierrefitte-sur-Seine.

2 Ibid.

3 Anne-Marie Gouriou, archiviste et Roseline Salmon, conservateur du patrimoine, « Annexe du répertoire: Assemblée consultative provisoire (Alger et Paris) 1944-1945 ». Le docteur Tamzali n'apparaît sur aucune des listes officielles successives des délégués de l'ACP.

4 Pierlot (Yvon Morandat), Rapport sur l'Assemblée Consultative Provisoire, doc. cit, p. 1.

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nationalistes les assimilationnistes réformistes1. Cependant, si ce document n'est pas daté, il est certain qu'il a été écrit après la publication du Manifeste du Peuple Algérien en février 1943, dont Bendjelloul est signataire. Dans son rapport désabusé sur le retour de la compétition politique et sur la dilution de l'idéal résistant, l'auteur souligne également les actes de sympathie envers Vichy de Bendjelloul comme de Tamzali. L'auteur n'a apparemment pas connaissance du télégramme de Bendjelloul à Pétain, qui aurait constitué un argument fort contre le Docteur, et il ne précise pas ce qu'il entend par « collusion avec les Commissions d'Armistice ». Il est marquant que seules les nominations des Algériens musulmans soient dénoncées dans ce rapport, alors que plusieurs autres délégués faisaient l'objet à la même époque de procédure d'invalidation pour indignité nationale : la méfiance systématique et les discriminations envers les colonisés ne vont pas prendre fin avec l'arrivée au pouvoir des résistants.

Une note de renseignements non signée datant du 9 novembre 1943 rapporte que les détracteurs sont nombreux parmi les coreligionnaires du Docteur Bendjelloul, et qu'ils font campagne contre lui auprès du comité de la libération et auprès de l'ACP en rappelant ses faits et gestes à l'époque de la révolution nationale. La déclaration de loyalisme de Bendjelloul à la radio était par nature publique, et Bendjelloul souffre en 1943 d'une réputation de collaborateur. Le 3 novembre 1943 le congrès algérois du mouvement résistant Combat écrit aux délégués de la résistance chargés des validations des délégués à l'ACP, les appelant à l'exclusion du Docteur Bendjelloul pour donner suite à la révélation du télégramme à Pétain du 9 août 1942, et plus largement « de l'attitude générale du conseiller général Bendjelloul », qu'ils décrivent comme un « pro-hitlérien », « pendant la période dite de la Révolution Nationale »2. Une aussi lourde accusation accompagnée de preuves ne pouvait que mener à la condamnation de Bendjelloul. Cependant une note manuscrite au crayon à la fin du courrier indique qu'il a été arrêté en 1942 puis remis en liberté sur l'intervention d'une personne haut placée dans le Gouvernement provisoire de la République française dont le nom est difficilement lisible. Il aurait été arrêté de nouveau la même année, peut-être par Giraud, et mis en liberté sur intervention de Robert Murphy, le représentant des Etats Unis en Afrique du Nord. Les archives dont nous disposons

1 Voir supra, Partie I « II : Toute remise en cause du système colonial est-elle nationaliste en puissance ? ». p11.

2 Archives de l'Assemblée Consultative Provisoire, « Dossier 490 Bendjelloul : voeu de Combat, mouvement de libération français tendant à l'exclusion de Mohamed Bendjelloul », novembre 1943, C15260/94001.490, Archives Nationales, Pierrefitte-sur-Seine.

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ne permettent pas de connaître les détails des liens entre Bendjelloul et les différentes personnes mentionnées dans cette note manuscrite, mais il semble possible d'établir que Bendjelloul a bénéficié de l'appui de personnages influents parmi les Alliés afin d'échapper aux mesures d'épuration. Signe de ce contexte d'épuration, au verso de ce courrier se trouve un texte similaire appelant à l'éviction de l'ACP du résistant Henri d'Astier de La Vigerie en raison de ses convictions monarchistes et de l'irrégularité de son élection comme délégué. Le document suivant dans le dossier est le procès-verbal d'une réunion tenue deux jours après l'envoi de ce courrier. Le bureau y propose la validation de différents délégués, et parmi eux Messieurs d'Astier de La Vigerie et Bendjelloul. Une note du 22 novembre 1943 indique que Bendjelloul aurait été soumis par la commission de validation des délégués de l'ACP à « un questionnaire précis relatif à son passé politique et notamment à son attitude sous le gouvernement de Vichy »1 et que, soutenu par des collègues de l'ACP, il n'aurait pas été invalidé. La tentative de Bendjelloul d'employer son habituelle stratégie d'opposition loyale sous le régime de Vichy se retourne contre lui lors de ce changement de régime : il s'était employé à faire connaître ses actions de protestation ou sa participation au nouveau système politique, soit par la déclaration à la radio en 1941 soit en faisant lui-même suivre son télégramme à Pétain à la préfecture de Constantine et au Gouverneur Général d'Algérie, quelques mois seulement avant le débarquement allié en Afrique du Nord.

En cherchant Bendjelloul dans les archives de l'épuration, on trouve un autre document : lors de l'enquête au sujet des agissements de l'ancien ministre vichyste Max Bonnafous, Bendjelloul a témoigné par écrit de ses relations avec celui-ci lorsqu'il était préfet de Constantine entre 1940 et 19412. Bendjelloul y décrit lui-même son action et sa relation aux autorités françaises pendant la période de Vichy.

Dans son témoignage en faveur de Bonnafous, Bendjelloul loue la politique agricole de l'ancien préfet, qui allait dans le sens des revendications de la FEM en favorisant les petites exploitations. Mais c'est surtout sur le plan politique que Bendjelloul affirme avoir apprécié la gouvernance du préfet vichyste :

1 Préfecture d'Alger - Police des Renseignements Généraux, « Dossier Dr Bendjelloul », doc. cit.

2 Mohamed Bendjelloul, « Déposition du Docteur Bendjelloul, délégué à l'Assemblée Consultative Provisoire. Président de la Fédération des Elus Musulmans d'Algérie », 1945. In Haute Cour de Justice, « Dossier Bonnafous - Première Partie de la Procédure, Liasse IX : Liberté provisoire et documents annexes », 3W75, Archives Nationales, Pierrefitte-sur-Seine.

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Très informé des questions musulmanes, Monsieur Max BONNAFOUS ne fit point la politique des Grandes familles et rechercha l'aide, le concours et l'amitié des jeunes intellectuels dont j'étais, contre lesquels les hommes de VICHY voulaient jeter l'exclusive. 1

Malgré le durcissement des rapports entre les autorités coloniales et les élus musulmans pendant la période de Vichy2, Bendjelloul affirme que Max Bonnafous a donné aux élites intellectuelles musulmanes la place prépondérante qu'ils attendaient depuis le début du XXe siècle. Là où ce sont plutôt les élites traditionnelles qui étaient les interlocuteurs privilégiés du régime de Vichy3, Bonnafous leur a permis de collaborer avec lui. Bendjelloul indique également qu'il attribue à l'action de Max Bonnafous le fait de ne pas avoir été arrêté sous Vichy de même que plusieurs de ses amis et il affirme avoir collaboré avec le préfet pour lutter contre les campagnes de propagande fasciste visant la population musulmane. En conclusion il insiste encore, et jure que durant son mandat Max Bonnafous s'est toujours conduit « comme un homme de gauche et comme un républicain, comprenant et aidant l'évolution démocratique nécessaire des masses musulmanes »4. Bendjelloul s'est apparemment retrouvé en union de pensée et de vision politique avec Max Bonnafous.

Il est étonnant que Bendjelloul se révèle de cette manière alors qu'il avait lui-même fait l'objet d'accusations de collaboration suite à la révélation de son télégramme à Pétain lors de sa nomination à l'ACP deux ans plus tôt. Cela est d'autant plus étonnant qu'il le fait pour défendre un Français qui avait occupé un poste haut placé dans le gouvernement : il n'est ni un de ses mandants ni un musulman ni même un colonisé ou un indigent. Bendjelloul se sent peut-être redevable envers Bonnafous pour sa protection, dont il dit avoir bénéficié durant la période de Vichy. L'ancien ministre ne pourra plus améliorer la situation des colonisés, il ne peut donc pas s'agir d'une manoeuvre visant à obtenir en contrepartie des réformes en faveur de l'Algérie colonisée. Assiste-t-on ici à l'un des signes de la transformation de Bendjelloul en politicien français et à l'érosion de sa figure de héros combattant la France ? S'il est vrai que Bendjelloul

1 Mohamed Bendjelloul, « Déposition du Docteur Bendjelloul », doc. cit.

2 Éric T. Jennings, « La politique coloniale de Vichy », in L'Empire colonial sous Vichy, Paris, Odile Jacob, 2004, p. 13?27.

3 Ibid.

4 Mohamed Bendjelloul, « Déposition du Docteur Bendjelloul », doc. cit ; in HAUTE COUR DE JUSTICE, « Dossier Bonnafous », doc. cit.

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même dans les années 1930 a toujours tenté de faire alliance avec les politiciens français et d'entretenir avec différents courants politiques des relations cordiales, ici il semble qu'un cap est franchi : Bendjelloul vient spontanément à l'aide de Bonnafous et, en apparence du moins, sans contrepartie. Il utilise pour cela sa légitimité d'élu de l'ACP, dont il utilise le papier à entête pour faire sa déposition.

Dans cette déposition Bendjelloul se présente en quelque sorte comme un vichysto-résistant lui-même, employant les institutions de Vichy pour oeuvrer en faveur des populations musulmanes. Je pense qu'on peut étendre cette analyse à la manière dont Bendjelloul conçoit son action dans le cadre des institutions coloniales au cours de sa carrière. En France, avant que ne s'impose le grand narratif atlantiste de guerre morale, la Seconde Guerre Mondiale et l'occupation de la France par l'Allemagne était surtout comprise comme une humiliation militaire et une violation de la souveraineté nationale. Pour les Algériens colonisés, le changement de régime politique constituait moins un bouleversement majeur de leurs droits civiques ou de leurs conditions de vie que la guerre en soi.

Bendjelloul ne se contente pas d'être validé comme membre de l'ACP, et entreprend de restaurer son activité politique d'avant-guerre. Le dossier de la police des renseignements généraux de la préfecture d'Alger de 1944 contient un grand nombre de petites fiches de signalement d'une ou deux phrases indiquant sans commentaire des échanges d'argents ou des déplacements du Docteur Bendjelloul, ainsi que les personnes l'accompagnant et les endroits qu'il fréquente1. L'importance matérielle de ce dossier et la faiblesse de son contenu témoigne du regain de surveillance dont Bendjelloul est l'objet au printemps 1944. Ces rapports de surveillance mettent aussi en avant la rivalité entre les partisans d'Abbas et ceux de Bendjelloul, et la volonté de ce dernier de lutter pour faire remonter sa popularité. Ces notes laissent transparaître le contexte de dépassement politique de Bendjelloul par les Amis du Manifeste, plus radicaux. Ces derniers affirmeraient notamment que l'ancien leader mène une « politique que les `revendicatifs' ne peuvent plus admettre à l'heure actuelle »2, témoignant de l'évolution du paysage politique algérien au début des années 1940.

1 Préfecture d'Alger - Police des Renseignements Généraux, « Dossier Dr Bendjelloul », doc. cit.

2 Ibid.

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Le 6 juillet 1944, un rapport de la Police des Renseignements Généraux (PRG) de la préfecture d'Alger signale que le Docteur Bendjelloul a écrit la veille au commissaire à l'information afin d'être autorisé à faire reparaître « [son] journal [l'Entente] qui a paru à Alger, puis à Constantine, jusqu'en 1941 »1. Bendjelloul décrit les caractéristiques du journal, qui serait hebdomadaire et tirerait à 10 000 numéros par semaine. Il en serait le directeur politique, et un membre expérimenté de la FEM, Smaïl Lakhdari, en serait le rédacteur en chef. Les raisons avancées par Bendjelloul pour l'arrêt de l'activité de l'Entente en 1941 sont sa résistance à la censure et sa protestation contre « le numerus clausus imposé aux Médecins Israélites »2. Bendjelloul se présente comme ayant eu une place centrale dans les activités de ce journal avant la guerre, sous-entendant que ce qui y était publié était l'expression de son opinion et de sa volonté, éclipsant le rôle important des rédacteurs en chefs successifs, Kessous, et Abbas. Bendjelloul se présente aux autorités comme un homme politique influent et comme ayant résisté à la censure et à l'antisémitisme endémiques du régime de Vichy.

La situation de Bendjelloul est un cas unique à cette époque : il est le seul homme politique algérien relevant du statut musulman à représenter les colonisés algériens à l'ACP. Il ne s'agit pas d'un hasard de parcours, et on voit qu'il dispose d'un réseau fourni et efficace de soutiens dans les milieux politiques français et même peut-être au-delà. Pour autant, Bendjelloul ne considère pas sa position personnelle privilégiée comme un accomplissement, et dépose le 23 mars 1945 une proposition de loi « tendant à inviter le gouvernement à faire représenter les musulmans algériens à l'assemblée consultative provisoire par six délégués élus par les conseils généraux d'Algérie »3. Dans ce texte législatif rédigé dans un ton très personnel, Bendjelloul présente son expérience en tant qu'unique membre musulman de l'ACP. Face aux « intérêts locaux et d'ordre social ou économique des Français et des musulmans [qui] peuvent s'opposer », Bendjelloul tente de défendre les uns sans léser les autres en conciliant ces intérêts opposés, mais il reconnait que « [sa] modeste voix ne peut souvent rien au sein d'une forte majorité »4. Bendjelloul décrit comme « particulièrement angoissante » la situation politique en

1 Ibid.

2 Ibid.

3 Mohamed Bendjelloul, « Proposition de résolution n°390 tendant à inviter le Gouvernement à faire représenter les musulmans algériens à l'Assemblée consultative provisoire par six délégués élus par les conseils généraux d'Algérie », Archives de l'Assemblée Consultative Provisoire, 23 mars 1945, C15248/94001.23, Archives Nationales, Pierrefitte-sur-Seine.

4 Ibid., p. 2.

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Algérie. Il présente les quatre principaux courants (PPA, Amis du Manifeste, FEM et Oulémas) et leurs revendications. Il s'attache à se montrer en lien avec chacun d'eux : il plaide depuis longtemps pour la fin de la mise en résidence surveillée de Messali Hadj, il est l'ex-collègue de Abbas, et il loue l'action des Oulémas pour la scolarisation. Il se positionne ainsi en chef de file de l'Algérie musulmane, en porte-parole consensuel et représentatif. Il montre comment la crise économique et sociale aigüe favorise ce qu'il décrit comme un « danger »1 : le développement de l'idée séparatiste ou autonomiste dans la population musulmane.

Face à l'aggravation continue en Algérie du mécontentement et de l'esprit séparatiste, la solution que propose Bendjelloul est la mise en application effective de l'ordonnance du 7 mars établissant l'égalité entre Français et Musulman. Il déplore que les décrets d'application ne soient pas encore sortis et réclame comme mesure prioritaire l'augmentation de la représentation des musulmans au sein des assemblées locales algériennes, ainsi qu'au sein de l'Assemblée consultative provisoire, mesure qui « sera de nature à apaiser les passions politiques qui s'allient en Algérie et à faire redresser promptement la situation »2. Comme avant la guerre on voit que face à la crise sociale et économique, Bendjelloul interprète les revendications populaires selon ses convictions politiques et valorise des réponses institutionnelles et l'augmentation des droits au sein des institutions coloniales françaises. Après la signature du Manifeste puis la déclaration de De Gaulle, sa foi en la citoyenneté française comme émancipation semble restaurée. On retrouve la rhétorique du devoir accompli par les élus musulmans exprimant leurs revendications, devoir d'informer les autorités françaises du danger que représenterait le maintien du statu quo et le refus de réformer le système colonial. Mais contrairement au ton revendicatif d'avant-guerre, le ton de cette proposition de résolution est grave et suppliant :

La désillusion et le désespoir de ceux-ci [les membres musulmans Algériens de l'ACP, c'est-à-dire Bendjelloul] seraient portés à leur comble et les élus fédérés perdraient tout courage si leurs efforts depuis 1931 et si l'effort de guerre apporté par l'Algérie en 1939 et 1940 et depuis 1942 à ce jour ne devait pas être couronné par la représentation de musulmans à l'Assemblée consultative provisoire.3

1 Ibid., p. 6.

2 Ibid., p. 4.

3 Ibid.

Hélène Koning - « Le Dr Bendjelloul : l'opposition loyale à la colonisation ? (1930-1962) » - Mémoire IEP de Paris - 2024 84

Les émotions et le sentiment d'urgence de Bendjelloul face à la situation de l'Algérie sont explicites dans ce passage, un peu plus d'un mois avant l'insurrection du Constantinois du 8 mai 1945. L'implication émotionnelle dont Bendjelloul témoigne dans ce bref résumé de sa carrière depuis 1931 prouvent que son engagement politique va bien au-delà d'une quête d'intérêts personnels.

Ce texte n'a malheureusement pas été distribué aux délégués avant le 15 mai 1945, en même temps que vingt-deux autres propositions diverses1. Le 28 juin 1945, deux mois après les massacres de Sétif et Guelma, la SFIO propose un long texte appelant à des réformes audacieuses pour sauver l'Algérie française en faisant justice aux revendications des populations musulmanes. Les socialistes appellent notamment à la mise en application intégralement et sans délai de l'ordonnance du 7 mars 1944, trois mois après que Bendjelloul l'a demandée, apparemment sans effet. Cinq mois plus tard, le 28 juillet 1945, José Aboulker, délégué algérien de l'ACP, propose une résolution allant dans le même sens que Bendjelloul en demandant la représentation de l'Algérie à l'Assemblée constituante par un nombre égal de représentants de chaque collège électoral français et musulman2. Comme Bendjelloul dans sa proposition de résolution, il se base sur la déclaration du 7 mars 1944 affirmant que les musulmans et les colons sont également français et ont les mêmes droits. Cette résolution a été adoptée le 2 août 1945 par l'Assemblée consultative provisoire.

Les bouleversements institutionnels qui secouent la métropole pendant et après la Seconde Guerre Mondiale sont un moment propice aux espoirs d'une réforme en profondeur du système colonial et de la place des colonisés dans le monde. De nombreux courants de pensée propose des réformes, de nouvelles institutions voient le jour, le vocabulaire colonial change en partie sans que la réalité de l'oppression ne connaisse une véritable remise en question. Tout au long de ces bouleversements institutionnels et politiques, Bendjelloul poursuit sa stratégie d'opposition loyale, adaptant la formulation de ses revendications au contexte et aux régimes politiques successifs. Il n'hésite pas à prendre des risques dans l'exercice de ses mandats, que ce soit dans un contexte d'épuration pour défendre d'autres hommes accusés de

1 Assemblée Consultative Provisoire, « Feuilleton n°127 : Ordre du jour du Mardi 15 mai 1945 ».

2 Mohamed Bendjelloul, « Proposition de résolution n°390 [Représentation des Musulmans à l'ACP] », doc. cit.

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collaboration, mais aussi pour parler au nom de ses mandants algériens, en alertant les autorités françaises sur l'imminence d'une insurrection au printemps 1945. A l'Assemblée constituante, dans un contexte d'hostilité au nationalisme algérien, il poursuivra sur cette voie en réclamant l'amnistie pour les Algériens emprisonnés suite à la répression de l'insurrection du 8 mai. Les échecs répétés de ses appels ne mettent pas un terme à sa stratégie d'opposition loyale à la colonisation, et il poursuit sa carrière dans les institutions métropolitaines de la IVe République à partir de 1946, espérant peut-être que la nouvelle constitution et le renouvellement partiel de la classe politique française seront plus favorables à son idéal d'union franco-musulmane.

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