A - Espoirs déçus : le Manifeste et la
déclaration de Constantine
Face à l'émergence d'un nouvel ordre
politique et à l'imminence de la mobilisation militaire, des
personnalités algériennes de différents courants se
réunissent durant l'hiver 19421943 pour organiser la défense des
intérêts du peuple algérien. Leur porte-parole Ferhat Abbas
rédige un mémoire intitulé « L'Algérie devant
le conflit colonial : Manifeste du peuple algérien » qu'ils signent
et remettent le 31 mars 1943 au Gouverneur Général (GGA) Marcel
Peyrouton, ainsi qu'aux autorités anglo-américaines le lendemain.
Ageron rapporte que le Manifeste était initialement adressé aux
Alliés par Abbas, mais que pour ménager le gouvernement
provisoire français, le Docteur Bendjelloul et le Docteur Saadane aurait
dissuadé Abbas d'adresser le Manifeste aux Nations unies et auraient
proposé une deuxième version modifiée du manifeste,
s'adressant au gouvernement français siégeant à Alger.
Ageron doute cependant de la spontanéité de cette révision
du manifeste, pensant que l'initiative serait en réalité
l'exigence des autorités françaises 1.
Ce texte est considéré comme la
première formulation du nationalisme algérien2, et par
nationalisme, on entend la promotion de l'indépendance d'un peuple
doté d'une unité culturelle et d'une autonomie d'action
vis-à-vis d'une autorité supérieure. Le Manifeste
présente un courant de pensée majeur parmi les élites
algériennes, envisageant la fin de l'empire colonial français qui
se dessine alors. Le discours reste teinté d'assimilationnisme et
légitime ses revendications en les basant sur les valeurs
républicaines françaises bafouées par la colonisation. Il
emploie également la rhétorique de guerre morale employée
par les Alliés. Le Manifeste est cependant sans équivoque dans
ses conclusions : la colonisation est irréformable, et l'admiration que
les signataires éprouvent pour la France ne justifie pas sa domination
du peuple algérien. Le Manifeste du Peuple Algérien exprime bel
et bien une vision nationaliste, et affirme que la création d'un Etat
algérien est l'unique solution aux problèmes de la colonisation.
Ce texte présente ainsi l'évolution d'une grande partie de la
classe politique algérienne d'un l'assimilationnisme déçu
à la revendication de l'autonomie.
1 Charles-Robert Ageron, Histoire de
l'Algérie contemporaine. 2, De l'insurrection de 1871 au
déclenchement de la guerre de libération, 1954, Paris,
Presses Universitaires de France, 1979, 558ss.
2 László J. Nagy « Le Manifeste du
peuple algérien: document fondamental du nationalisme algérien
», Chronica. 1 janvier 2004, vol.4. p. 102.
Hélène Koning - « Le Dr
Bendjelloul : l'opposition loyale à la colonisation ? (1930-1962) »
- Mémoire IEP de Paris - 2024 74
L'argumentaire du texte puise des arguments efficaces
dans le contexte géopolitique bouleversé par la guerre, en
dénonçant l'enthousiasme des colons pour le pétainisme ou
en comparant l'oppression coloniale à l'invasion de la France par
l'Allemagne. L'exemple de l'humiliation de l'Allemagne en 1918 est
rappelé comme un avertissement : maintenir les injustices entre les
peuples c'est semer les germes d'une guerre future. Selon un motif
rhétorique typique de la FEM, Abbas présente l'expression des
revendications du peuple algérien comme sa responsabilité au
service de la paix : les Algériens remplissent leur devoir en exprimant
leurs revendications, aux « grandes nations » de prendre eux aussi
leurs responsabilités en les prenant en compte1. Les
expressions « Occident » ou « grandes nations »
récurrentes dans le texte sont par contre des innovations qui indiquent
que l'irruption des Alliés en Algérie donne lieu à une
reconfiguration du dialogue colonial. Bien que les autorités
gouvernementales françaises restent souveraines sur les populations
algériennes, les puissances anglo-saxonnes sont vues comme les
vainqueurs de la France, et le Manifeste montre que les Algériens se
perçoivent comme occupés par les Alliés2. Le
texte appelle la France à s'inspirer de la politique de l'Empire
Britannique « en pays arabes » et des Etats-Unis aux Philippines :
dans un contexte où la France est au bénéfice de
l'alliance avec les puissances anglo-saxonnes pour la libération de son
territoire métropolitain, l'évocation des Alliés comme
modèles rappelle aussi discrètement que la grandeur de la France
en Algérie est éclipsée par de plus grandes puissances,
que l'ordre du monde change et que les colonisés y voient leur
intérêt.
Après un panorama historique de la colonisation
en Algérie, le manifeste conclut au sujet des projets de réformes
de la colonisation qu'« aucun n'a abouti et, nous pouvons le dire
maintenant, aucun ne pourra jamais aboutir »3 et annonce
:
« L'heure est passée où un
musulman algérien demandera autre chose que d'être un
Algérien musulman. »4
Ainsi, le manifeste revendique une identité
nationale, et l'abandon explicite de l'assimilationnisme par ceux qui quelques
années plus tôt y voyaient la solution d'avenir de
1 Ferhat Abbas, Le Manifeste du Peuple
Algérien, Paris, Orients, 2013.
2 C.-R. Ageron, Histoire de l'Algérie
contemporaine, op. cit, p. 558.
3 Ferhat Abbas, Le Manifeste du Peuple
Algérien : suivi du Rappel au peuple algérien / préface de
Jean Lacouture, Paris, Orients, 2013, p. 33. Comparer avec la «
Motion des 61 » publiée vingt ans plus tard, voir
infra.
4 Ibid., p. 35.
Hélène Koning - « Le Dr
Bendjelloul : l'opposition loyale à la colonisation ? (1930-1962) »
- Mémoire IEP de Paris - 2024 75
l'Algérie. Cela constitue une réelle
évolution du paysage politique algérien. Le Manifeste n'est pas
une déclaration d'indépendance ni la formulation d'un réel
programme nationaliste, mais on pourra retenir la formulation
intéressante d'Ageron qui le décrit comme « une solennelle
revendication de l'autonomie de la nation algérienne
»1.
Bendjelloul fait également partie de la
délégation qui avec Ferhat Abbas remet le mémoire au
gouverneur général le 31 mai 1943. Il n'est donc pas un
observateur tiède participant au manifeste sous la pression d'un
contexte politique changeant, mais il s'engage personnellement dans la
poursuite du projet du manifeste et se risque à le défendre
devant les autorités coloniales. Il semble ainsi adhérer à
l'idée qu'aucune réforme n'aboutira jamais, et que l'idéal
d'émancipation des Elus ne semble plus pouvoir se réaliser que
dans une Algérie souveraine.
Pourtant, quelques mois plus tard, un
évènement vient réveiller les espoirs des
assimilationnistes. Le 12 décembre 1943, le Général De
Gaulle promet dans un discours à Constantine d'accorder les droits
entiers de citoyens à plusieurs dizaines de milliers de musulmans sans
renoncement à leur statut personnel, leur ouvre plusieurs postes
administratifs, augmente la part de colonisés dans les assemblées
locales et promet une amélioration du niveau de vie. Bendjelloul
accueille avec enthousiasme ces annonces bien en-deçà des
revendications du Manifeste et allant plutôt dans le sens du projet
Blum-Violette abandonné quelques années plus
tôt2. Dans ses mémoires de guerre, De Gaulle affirme,
et cette anecdote est reprise par d'autres contemporains de
l'évènement, que Bendjelloul et d'autres assimilationnistes
auraient versé des larmes en entendant ce discours du 12
décembre3. Les observateurs ont bien compris que cette
affirmation de l'égalité de droit entre Français et
Musulmans était la réalisation de l'idéal pour lequel
Bendjelloul combattait avec acharnement depuis une quinzaine d'années.
Je pense que c'est cette déclaration de Constantine qui est le moment
clé pour la suite de la carrière de Bendjelloul. Sa signature du
manifeste en mai indiquait qu'il se laissait séduire par la
revendication nationale distincte de la France, qui, alors occupée par
les Allemands d'une part et les Alliés d'autre part, ne possédait
plus d'autonomie sur la scène internationale ni même
sur
1 Charles-Robert Ageron. « Ferhat Abbas et
l'évolution politique de l'Algérie musulmane pendant la Seconde
guerre mondiale » Genèse de l'Algérie
algérienne. Saint-Denis : Éditions Bouchène, 2005, p.
259?284.
2 C.-R. Ageron, « Livre IV - Forces politiques et
évolution politique de l'Algérie 1939-1954 », art.
cit.
3 C.-R. Ageron, Histoire de l'Algérie
contemporaine, op. cit, p. 564.
Hélène Koning - « Le Dr
Bendjelloul : l'opposition loyale à la colonisation ? (1930-1962) »
- Mémoire IEP de Paris - 2024 76
son propre territoire. Mais avec le discours de
Charles De Gaulle, l'espoir renaît pour les assimilationnistes. De Gaulle
leur montre que la nouvelle France qu'il est en train de construire leur sera
favorable. Il affirme avec audace l'égalité que même le
Front Populaire n'avait pas réussi à leur accorder. Avec un tel
revirement, seulement six mois après l'installation du Comité
Français de Libération Nationale (CFLN) à Alger, quelles
transformations du système colonial ne devenaient-elles pas possibles
?
Deux jours après le discours, un
arrêté institue une commission de réformes pour
concrétiser les promesses faites par le Général. Diverses
personnalités politiques algériennes, colons et colonisés,
sont entendus, et de leurs avis divergents résulte l'ordonnance du 7
mars 1944. Même les musulmans les plus modérés la trouvent
insatisfaisante : la citoyenneté française avec maintien du
statut personnel est accordée seulement à 16 catégories de
musulmans, ce qui représente moins de 100 000 personnes1. Le
statu quo est conservé pour les millions d'autres Musulmans, et le CFLN
rejette sur la future Assemblée constituante la responsabilité de
statuer à leur sujet. L'abolition du code de l'indigénat et la
proclamation de l'égalité civile représentent
malgré tout des mesures symboliques fortes et attendues, et si cette
ordonnance du 7 mars devient le texte le plus audacieux de l'histoire
législative de l'Algérie française, les avancées
restent dérisoires alors que le débarquement allié avait
donné à certains l'espoir d'un état algérien
indépendant, à d'autres celui d'une intégration totale de
tous les colonisés dans la citoyenneté française. Par la
suite, les revendications des partisans de l'assimilation trouveront appui sur
les promesses de cette ordonnance du 7 mars, sans succès.
B - Bendjelloul, premier Algérien musulman
à être élu dans une institution nationale française
: l'Assemblée consultative provisoire
Pour se doter d'une légitimité plus
large aux yeux des Anglo-saxons dans sa revendication de la souveraineté
française, le Gouvernement Provisoire de la République
Française se dote d'une Assemblée Consultative Provisoire (ACP).
Comme son nom l'indique, les résolutions votées par cette
assemblée ont seulement valeur d'avis pour le
gouvernement2.
1 C.-R. Ageron, « Livre IV - Forces politiques et
évolution politique de l'Algérie 1939-1954 », art. cit, p.
565.
2 Pierlot (Yvon Morandat), Rapport sur
l'Assemblée Consultative Provisoire, Délégation
A.1.I, s.d., p. 6. 72AJ/234, Archives Nationales,
Pierrefitte-sur-Seine.
Hélène Koning - « Le Dr
Bendjelloul : l'opposition loyale à la colonisation ? (1930-1962) »
- Mémoire IEP de Paris - 2024 77
À la fin du mois d'octobre 1943 les conseillers
généraux des trois départements algériens
désignent leurs représentants au sein de l'Assemblée
consultative. Les deux hommes qui se présentent pour le
département de Constantine sont élus, Monsieur Paul Cuttoli
à l'unanimité et le Docteur Bendjelloul avec 20 voix sur 22
exprimées1. Le fait qu'il soit la seule personnalité
musulmane membre de l'ACP et qu'il le soit après avoir été
élu par ses pairs prouve que Bendjelloul disposait d'une
crédibilité certaine ou en tout cas de rapports positifs avec les
autres conseillers généraux européens du
département de Constantine. Bendjelloul est ensuite élu au sein
de l'ACP comme président du sixième Bureau2. En cette
fin de Seconde Guerre Mondiale, Bendjelloul apparaît bien
intégré dans les milieux politiques européens et dans
cette nouvelle institution, la première de dimension nationale dont il
fasse partie.
S'il ne semble pas rencontrer d'obstacles à sa
participation aux institutions du nouveau régime français, de
nombreuses contestations s'élèvent cependant pour dénoncer
son attitude conciliante, voire son adhésion explicite au régime
de Vichy. Dans son rapport non daté sur les luttes autour de la
composition de l'ACP, le résistant gaulliste de la première heure
Yvon Morandat brosse un portrait à charge du
délégué et du Docteur Tamzali, bien que celui-ci ne soit
pas un membre officiel de l'ACP3 :
Pour en revenir aux choix des
délégués coloniaux et sans faire de personnalités
(sic), on peut regretter que les Docteurs BENJELLOUL et TAMZALI soient
délégués. Le premier, nationaliste algérien, a
toujours combattu la France, à moins que son représentant
n'emploie les arguments sonnants et trébuchants, sa collusion avec les
Commissions d'armistice était notoire. 4
Morandat accuse Bendjelloul d'être
malhonnête et motivé par l'argent dans ses convictions politiques,
mais ne donne pas plus d'explications sur l'origine de son avis sur
Bendjelloul. Il tombe dans l'erreur commune d'avant-guerre consistant à
considérer comme
1 Archives de l'Assemblée Consultative
Provisoire, « Dossier «Conseil Général Afrique du
Nord» », 17 avril - 1er novembre 1943, C//15260/94001/469, Archives
Nationales, Pierrefitte-sur-Seine.
2 Ibid.
3 Anne-Marie Gouriou, archiviste et Roseline Salmon,
conservateur du patrimoine, « Annexe du répertoire:
Assemblée consultative provisoire (Alger et Paris) 1944-1945 ». Le
docteur Tamzali n'apparaît sur aucune des listes officielles successives
des délégués de l'ACP.
4 Pierlot (Yvon Morandat), Rapport sur
l'Assemblée Consultative Provisoire, doc. cit, p.
1.
Hélène Koning - « Le Dr
Bendjelloul : l'opposition loyale à la colonisation ? (1930-1962) »
- Mémoire IEP de Paris - 2024 78
nationalistes les assimilationnistes
réformistes1. Cependant, si ce document n'est pas
daté, il est certain qu'il a été écrit après
la publication du Manifeste du Peuple Algérien en février 1943,
dont Bendjelloul est signataire. Dans son rapport désabusé sur le
retour de la compétition politique et sur la dilution de l'idéal
résistant, l'auteur souligne également les actes de sympathie
envers Vichy de Bendjelloul comme de Tamzali. L'auteur n'a apparemment pas
connaissance du télégramme de Bendjelloul à Pétain,
qui aurait constitué un argument fort contre le Docteur, et il ne
précise pas ce qu'il entend par « collusion avec les Commissions
d'Armistice ». Il est marquant que seules les nominations des
Algériens musulmans soient dénoncées dans ce rapport,
alors que plusieurs autres délégués faisaient l'objet
à la même époque de procédure d'invalidation pour
indignité nationale : la méfiance systématique et les
discriminations envers les colonisés ne vont pas prendre fin avec
l'arrivée au pouvoir des résistants.
Une note de renseignements non signée datant du
9 novembre 1943 rapporte que les détracteurs sont nombreux parmi les
coreligionnaires du Docteur Bendjelloul, et qu'ils font campagne contre lui
auprès du comité de la libération et auprès de
l'ACP en rappelant ses faits et gestes à l'époque de la
révolution nationale. La déclaration de loyalisme de Bendjelloul
à la radio était par nature publique, et Bendjelloul souffre en
1943 d'une réputation de collaborateur. Le 3 novembre 1943 le
congrès algérois du mouvement résistant Combat
écrit aux délégués de la résistance
chargés des validations des délégués à
l'ACP, les appelant à l'exclusion du Docteur Bendjelloul pour donner
suite à la révélation du télégramme à
Pétain du 9 août 1942, et plus largement « de l'attitude
générale du conseiller général Bendjelloul »,
qu'ils décrivent comme un « pro-hitlérien », «
pendant la période dite de la Révolution Nationale
»2. Une aussi lourde accusation accompagnée de preuves
ne pouvait que mener à la condamnation de Bendjelloul. Cependant une
note manuscrite au crayon à la fin du courrier indique qu'il a
été arrêté en 1942 puis remis en liberté sur
l'intervention d'une personne haut placée dans le Gouvernement
provisoire de la République française dont le nom est
difficilement lisible. Il aurait été arrêté de
nouveau la même année, peut-être par Giraud, et mis en
liberté sur intervention de Robert Murphy, le représentant des
Etats Unis en Afrique du Nord. Les archives dont nous disposons
1 Voir supra, Partie I « II : Toute remise en cause
du système colonial est-elle nationaliste en puissance ? ».
p11.
2 Archives de l'Assemblée Consultative
Provisoire, « Dossier 490 Bendjelloul : voeu de Combat, mouvement de
libération français tendant à l'exclusion de Mohamed
Bendjelloul », novembre 1943, C15260/94001.490, Archives Nationales,
Pierrefitte-sur-Seine.
Hélène Koning - « Le Dr
Bendjelloul : l'opposition loyale à la colonisation ? (1930-1962) »
- Mémoire IEP de Paris - 2024 79
ne permettent pas de connaître les
détails des liens entre Bendjelloul et les différentes personnes
mentionnées dans cette note manuscrite, mais il semble possible
d'établir que Bendjelloul a bénéficié de l'appui de
personnages influents parmi les Alliés afin d'échapper aux
mesures d'épuration. Signe de ce contexte d'épuration, au verso
de ce courrier se trouve un texte similaire appelant à l'éviction
de l'ACP du résistant Henri d'Astier de La Vigerie en raison de ses
convictions monarchistes et de l'irrégularité de son
élection comme délégué. Le document suivant dans le
dossier est le procès-verbal d'une réunion tenue deux jours
après l'envoi de ce courrier. Le bureau y propose la validation de
différents délégués, et parmi eux Messieurs
d'Astier de La Vigerie et Bendjelloul. Une note du 22 novembre 1943 indique que
Bendjelloul aurait été soumis par la commission de validation des
délégués de l'ACP à « un questionnaire
précis relatif à son passé politique et notamment à
son attitude sous le gouvernement de Vichy »1 et que, soutenu
par des collègues de l'ACP, il n'aurait pas été
invalidé. La tentative de Bendjelloul d'employer son habituelle
stratégie d'opposition loyale sous le régime de Vichy se retourne
contre lui lors de ce changement de régime : il s'était
employé à faire connaître ses actions de protestation ou sa
participation au nouveau système politique, soit par la
déclaration à la radio en 1941 soit en faisant lui-même
suivre son télégramme à Pétain à la
préfecture de Constantine et au Gouverneur Général
d'Algérie, quelques mois seulement avant le débarquement
allié en Afrique du Nord.
En cherchant Bendjelloul dans les archives de
l'épuration, on trouve un autre document : lors de l'enquête au
sujet des agissements de l'ancien ministre vichyste Max Bonnafous, Bendjelloul
a témoigné par écrit de ses relations avec celui-ci
lorsqu'il était préfet de Constantine entre 1940 et
19412. Bendjelloul y décrit lui-même son action et sa
relation aux autorités françaises pendant la période de
Vichy.
Dans son témoignage en faveur de Bonnafous,
Bendjelloul loue la politique agricole de l'ancien préfet, qui allait
dans le sens des revendications de la FEM en favorisant les petites
exploitations. Mais c'est surtout sur le plan politique que Bendjelloul affirme
avoir apprécié la gouvernance du préfet vichyste
:
1 Préfecture d'Alger - Police des Renseignements
Généraux, « Dossier Dr Bendjelloul », doc.
cit.
2 Mohamed Bendjelloul, « Déposition du
Docteur Bendjelloul, délégué à l'Assemblée
Consultative Provisoire. Président de la Fédération des
Elus Musulmans d'Algérie », 1945. In Haute Cour de
Justice, « Dossier Bonnafous - Première Partie de la
Procédure, Liasse IX : Liberté provisoire et documents annexes
», 3W75, Archives Nationales, Pierrefitte-sur-Seine.
Hélène Koning - « Le Dr
Bendjelloul : l'opposition loyale à la colonisation ? (1930-1962) »
- Mémoire IEP de Paris - 2024 80
Très informé des questions
musulmanes, Monsieur Max BONNAFOUS ne fit point la politique des Grandes
familles et rechercha l'aide, le concours et l'amitié des jeunes
intellectuels dont j'étais, contre lesquels les hommes de VICHY
voulaient jeter l'exclusive. 1
Malgré le durcissement des rapports entre les
autorités coloniales et les élus musulmans pendant la
période de Vichy2, Bendjelloul affirme que Max Bonnafous a
donné aux élites intellectuelles musulmanes la place
prépondérante qu'ils attendaient depuis le début du
XXe siècle. Là où ce sont plutôt les
élites traditionnelles qui étaient les interlocuteurs
privilégiés du régime de Vichy3, Bonnafous leur
a permis de collaborer avec lui. Bendjelloul indique également qu'il
attribue à l'action de Max Bonnafous le fait de ne pas avoir
été arrêté sous Vichy de même que plusieurs de
ses amis et il affirme avoir collaboré avec le préfet pour lutter
contre les campagnes de propagande fasciste visant la population musulmane. En
conclusion il insiste encore, et jure que durant son mandat Max Bonnafous s'est
toujours conduit « comme un homme de gauche et comme un
républicain, comprenant et aidant l'évolution démocratique
nécessaire des masses musulmanes »4. Bendjelloul s'est
apparemment retrouvé en union de pensée et de vision politique
avec Max Bonnafous.
Il est étonnant que Bendjelloul se
révèle de cette manière alors qu'il avait lui-même
fait l'objet d'accusations de collaboration suite à la
révélation de son télégramme à Pétain
lors de sa nomination à l'ACP deux ans plus tôt. Cela est d'autant
plus étonnant qu'il le fait pour défendre un Français qui
avait occupé un poste haut placé dans le gouvernement : il n'est
ni un de ses mandants ni un musulman ni même un colonisé ou un
indigent. Bendjelloul se sent peut-être redevable envers Bonnafous pour
sa protection, dont il dit avoir bénéficié durant la
période de Vichy. L'ancien ministre ne pourra plus améliorer la
situation des colonisés, il ne peut donc pas s'agir d'une manoeuvre
visant à obtenir en contrepartie des réformes en faveur de
l'Algérie colonisée. Assiste-t-on ici à l'un des signes de
la transformation de Bendjelloul en politicien français et à
l'érosion de sa figure de héros combattant la France ? S'il est
vrai que Bendjelloul
1 Mohamed Bendjelloul, « Déposition du
Docteur Bendjelloul », doc. cit.
2 Éric T. Jennings, « La politique
coloniale de Vichy », in L'Empire colonial sous Vichy, Paris,
Odile Jacob, 2004, p. 13?27.
3 Ibid.
4 Mohamed Bendjelloul, « Déposition du
Docteur Bendjelloul », doc. cit ; in HAUTE COUR DE
JUSTICE, « Dossier Bonnafous », doc. cit.
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Bendjelloul : l'opposition loyale à la colonisation ? (1930-1962) »
- Mémoire IEP de Paris - 2024 81
même dans les années 1930 a toujours
tenté de faire alliance avec les politiciens français et
d'entretenir avec différents courants politiques des relations
cordiales, ici il semble qu'un cap est franchi : Bendjelloul vient
spontanément à l'aide de Bonnafous et, en apparence du moins,
sans contrepartie. Il utilise pour cela sa légitimité
d'élu de l'ACP, dont il utilise le papier à entête pour
faire sa déposition.
Dans cette déposition Bendjelloul se
présente en quelque sorte comme un vichysto-résistant
lui-même, employant les institutions de Vichy pour oeuvrer en faveur des
populations musulmanes. Je pense qu'on peut étendre cette analyse
à la manière dont Bendjelloul conçoit son action dans le
cadre des institutions coloniales au cours de sa carrière. En France,
avant que ne s'impose le grand narratif atlantiste de guerre morale, la Seconde
Guerre Mondiale et l'occupation de la France par l'Allemagne était
surtout comprise comme une humiliation militaire et une violation de la
souveraineté nationale. Pour les Algériens colonisés, le
changement de régime politique constituait moins un bouleversement
majeur de leurs droits civiques ou de leurs conditions de vie que la guerre en
soi.
Bendjelloul ne se contente pas d'être
validé comme membre de l'ACP, et entreprend de restaurer son
activité politique d'avant-guerre. Le dossier de la police des
renseignements généraux de la préfecture d'Alger de 1944
contient un grand nombre de petites fiches de signalement d'une ou deux phrases
indiquant sans commentaire des échanges d'argents ou des
déplacements du Docteur Bendjelloul, ainsi que les personnes
l'accompagnant et les endroits qu'il fréquente1. L'importance
matérielle de ce dossier et la faiblesse de son contenu témoigne
du regain de surveillance dont Bendjelloul est l'objet au printemps 1944. Ces
rapports de surveillance mettent aussi en avant la rivalité entre les
partisans d'Abbas et ceux de Bendjelloul, et la volonté de ce dernier de
lutter pour faire remonter sa popularité. Ces notes laissent
transparaître le contexte de dépassement politique de Bendjelloul
par les Amis du Manifeste, plus radicaux. Ces derniers affirmeraient notamment
que l'ancien leader mène une « politique que les `revendicatifs' ne
peuvent plus admettre à l'heure actuelle »2,
témoignant de l'évolution du paysage politique algérien au
début des années 1940.
1 Préfecture d'Alger - Police des Renseignements
Généraux, « Dossier Dr Bendjelloul », doc.
cit.
2 Ibid.
Hélène Koning - « Le Dr
Bendjelloul : l'opposition loyale à la colonisation ? (1930-1962) »
- Mémoire IEP de Paris - 2024 82
Le 6 juillet 1944, un rapport de la Police des
Renseignements Généraux (PRG) de la préfecture d'Alger
signale que le Docteur Bendjelloul a écrit la veille au commissaire
à l'information afin d'être autorisé à faire
reparaître « [son] journal [l'Entente] qui a paru à
Alger, puis à Constantine, jusqu'en 1941 »1. Bendjelloul
décrit les caractéristiques du journal, qui serait hebdomadaire
et tirerait à 10 000 numéros par semaine. Il en serait le
directeur politique, et un membre expérimenté de la FEM,
Smaïl Lakhdari, en serait le rédacteur en chef. Les raisons
avancées par Bendjelloul pour l'arrêt de l'activité de
l'Entente en 1941 sont sa résistance à la censure et sa
protestation contre « le numerus clausus imposé aux Médecins
Israélites »2. Bendjelloul se présente comme
ayant eu une place centrale dans les activités de ce journal avant la
guerre, sous-entendant que ce qui y était publié était
l'expression de son opinion et de sa volonté, éclipsant le
rôle important des rédacteurs en chefs successifs, Kessous, et
Abbas. Bendjelloul se présente aux autorités comme un homme
politique influent et comme ayant résisté à la censure et
à l'antisémitisme endémiques du régime de
Vichy.
La situation de Bendjelloul est un cas unique à
cette époque : il est le seul homme politique algérien relevant
du statut musulman à représenter les colonisés
algériens à l'ACP. Il ne s'agit pas d'un hasard de parcours, et
on voit qu'il dispose d'un réseau fourni et efficace de soutiens dans
les milieux politiques français et même peut-être
au-delà. Pour autant, Bendjelloul ne considère pas sa position
personnelle privilégiée comme un accomplissement, et
dépose le 23 mars 1945 une proposition de loi « tendant à
inviter le gouvernement à faire représenter les musulmans
algériens à l'assemblée consultative provisoire par six
délégués élus par les conseils
généraux d'Algérie »3. Dans ce texte
législatif rédigé dans un ton très personnel,
Bendjelloul présente son expérience en tant qu'unique membre
musulman de l'ACP. Face aux « intérêts locaux et d'ordre
social ou économique des Français et des musulmans [qui] peuvent
s'opposer », Bendjelloul tente de défendre les uns sans
léser les autres en conciliant ces intérêts opposés,
mais il reconnait que « [sa] modeste voix ne peut souvent rien au sein
d'une forte majorité »4. Bendjelloul décrit comme
« particulièrement angoissante » la situation politique
en
1 Ibid.
2 Ibid.
3 Mohamed Bendjelloul, « Proposition de
résolution n°390 tendant à inviter le Gouvernement à
faire représenter les musulmans algériens à
l'Assemblée consultative provisoire par six
délégués élus par les conseils
généraux d'Algérie », Archives de l'Assemblée
Consultative Provisoire, 23 mars 1945, C15248/94001.23, Archives Nationales,
Pierrefitte-sur-Seine.
4 Ibid., p. 2.
Hélène Koning - « Le Dr
Bendjelloul : l'opposition loyale à la colonisation ? (1930-1962) »
- Mémoire IEP de Paris - 2024 83
Algérie. Il présente les quatre
principaux courants (PPA, Amis du Manifeste, FEM et Oulémas) et leurs
revendications. Il s'attache à se montrer en lien avec chacun d'eux : il
plaide depuis longtemps pour la fin de la mise en résidence
surveillée de Messali Hadj, il est l'ex-collègue de Abbas, et il
loue l'action des Oulémas pour la scolarisation. Il se positionne ainsi
en chef de file de l'Algérie musulmane, en porte-parole consensuel et
représentatif. Il montre comment la crise économique et sociale
aigüe favorise ce qu'il décrit comme un « danger
»1 : le développement de l'idée
séparatiste ou autonomiste dans la population musulmane.
Face à l'aggravation continue en Algérie
du mécontentement et de l'esprit séparatiste, la solution que
propose Bendjelloul est la mise en application effective de l'ordonnance du 7
mars établissant l'égalité entre Français et
Musulman. Il déplore que les décrets d'application ne soient pas
encore sortis et réclame comme mesure prioritaire l'augmentation de la
représentation des musulmans au sein des assemblées locales
algériennes, ainsi qu'au sein de l'Assemblée consultative
provisoire, mesure qui « sera de nature à apaiser les passions
politiques qui s'allient en Algérie et à faire redresser
promptement la situation »2. Comme avant la guerre on voit que
face à la crise sociale et économique, Bendjelloul
interprète les revendications populaires selon ses convictions
politiques et valorise des réponses institutionnelles et l'augmentation
des droits au sein des institutions coloniales françaises. Après
la signature du Manifeste puis la déclaration de De Gaulle, sa foi en la
citoyenneté française comme émancipation semble
restaurée. On retrouve la rhétorique du devoir accompli par les
élus musulmans exprimant leurs revendications, devoir d'informer les
autorités françaises du danger que représenterait le
maintien du statu quo et le refus de réformer le système
colonial. Mais contrairement au ton revendicatif d'avant-guerre, le ton de
cette proposition de résolution est grave et suppliant :
La désillusion et le désespoir de
ceux-ci [les membres musulmans Algériens de l'ACP,
c'est-à-dire Bendjelloul] seraient portés à leur
comble et les élus fédérés perdraient tout courage
si leurs efforts depuis 1931 et si l'effort de guerre apporté par
l'Algérie en 1939 et 1940 et depuis 1942 à ce jour ne devait pas
être couronné par la représentation de musulmans à
l'Assemblée consultative provisoire.3
1 Ibid., p. 6.
2 Ibid., p. 4.
3 Ibid.
Hélène Koning - « Le Dr
Bendjelloul : l'opposition loyale à la colonisation ? (1930-1962) »
- Mémoire IEP de Paris - 2024 84
Les émotions et le sentiment d'urgence de
Bendjelloul face à la situation de l'Algérie sont explicites dans
ce passage, un peu plus d'un mois avant l'insurrection du Constantinois du 8
mai 1945. L'implication émotionnelle dont Bendjelloul témoigne
dans ce bref résumé de sa carrière depuis 1931 prouvent
que son engagement politique va bien au-delà d'une quête
d'intérêts personnels.
Ce texte n'a malheureusement pas été
distribué aux délégués avant le 15 mai 1945, en
même temps que vingt-deux autres propositions diverses1. Le 28
juin 1945, deux mois après les massacres de Sétif et Guelma, la
SFIO propose un long texte appelant à des réformes audacieuses
pour sauver l'Algérie française en faisant justice aux
revendications des populations musulmanes. Les socialistes appellent notamment
à la mise en application intégralement et sans délai de
l'ordonnance du 7 mars 1944, trois mois après que Bendjelloul l'a
demandée, apparemment sans effet. Cinq mois plus tard, le 28 juillet
1945, José Aboulker, délégué algérien de
l'ACP, propose une résolution allant dans le même sens que
Bendjelloul en demandant la représentation de l'Algérie à
l'Assemblée constituante par un nombre égal de
représentants de chaque collège électoral français
et musulman2. Comme Bendjelloul dans sa proposition de
résolution, il se base sur la déclaration du 7 mars 1944
affirmant que les musulmans et les colons sont également français
et ont les mêmes droits. Cette résolution a été
adoptée le 2 août 1945 par l'Assemblée consultative
provisoire.
Les bouleversements institutionnels qui secouent la
métropole pendant et après la Seconde Guerre Mondiale sont un
moment propice aux espoirs d'une réforme en profondeur du système
colonial et de la place des colonisés dans le monde. De nombreux
courants de pensée propose des réformes, de nouvelles
institutions voient le jour, le vocabulaire colonial change en partie sans que
la réalité de l'oppression ne connaisse une véritable
remise en question. Tout au long de ces bouleversements institutionnels et
politiques, Bendjelloul poursuit sa stratégie d'opposition loyale,
adaptant la formulation de ses revendications au contexte et aux régimes
politiques successifs. Il n'hésite pas à prendre des risques dans
l'exercice de ses mandats, que ce soit dans un contexte d'épuration pour
défendre d'autres hommes accusés de
1 Assemblée Consultative Provisoire, «
Feuilleton n°127 : Ordre du jour du Mardi 15 mai 1945 ».
2 Mohamed Bendjelloul, « Proposition de
résolution n°390 [Représentation des Musulmans à
l'ACP] », doc. cit.
Hélène Koning - « Le Dr
Bendjelloul : l'opposition loyale à la colonisation ? (1930-1962) »
- Mémoire IEP de Paris - 2024 85
collaboration, mais aussi pour parler au nom de ses
mandants algériens, en alertant les autorités françaises
sur l'imminence d'une insurrection au printemps 1945. A l'Assemblée
constituante, dans un contexte d'hostilité au nationalisme
algérien, il poursuivra sur cette voie en réclamant l'amnistie
pour les Algériens emprisonnés suite à la
répression de l'insurrection du 8 mai. Les échecs
répétés de ses appels ne mettent pas un terme à sa
stratégie d'opposition loyale à la colonisation, et il poursuit
sa carrière dans les institutions métropolitaines de la
IVe République à partir de 1946, espérant
peut-être que la nouvelle constitution et le renouvellement partiel de la
classe politique française seront plus favorables à son
idéal d'union franco-musulmane.
Hélène Koning - « Le Dr
Bendjelloul : l'opposition loyale à la colonisation ? (1930-1962) »
- Mémoire IEP de Paris - 2024 86
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