B - Un témoignage d'allégeance anticolonial :
le télégramme à Pétain
Durant la période de Vichy, les élus
algériens, privés de représentation démocratique
auprès des autorités coloniales, ont cherché à
renouer le contact avec elles par d'autres moyens, dans un contexte de
durcissement des discriminations envers les colonisés et d'aggravation
de leur situation socio-économique4. Ainsi, Ferhat Abbas
s'adresse à Pétain en 1941 par un long texte présentant la
situation en Algérie, résumant les évolutions des
politiques coloniales depuis 1830 et appelant à des
réformes5. Le 10 Août 1942, le CIE de Constantine
signale l'envoi par
1 Ibid., p. 6.
2 Ibid., p. 8.
3 Ibid.
4 Pour une analyse de la politique coloniale de Vichy,
voir Jacques Cantier et Éric T. Jennings (dir), L'Empire colonial
sous Vichy, Paris, Odile Jacob, 2004.
5 Voir notamment le mémoire au Maréchal
Pétain de Ferhat Abbas, In Le jeune Algérien (1930) : de la
colonie vers la province; (suivi de) Rapport au Maréchal Pétain
(avril 1941) / Ferhat Abbas, Paris, Garnier Frères,
1981.
Bendjelloul d'un télégramme au
Maréchal Pétain1. Il y annonce qu'il se rallie
à l'Axe au nom des populations musulmanes, en signe de protestation
contre l'emprisonnement de Gandhi par les Anglais2.
1 CIE de Constantine, Gouvernement
Général d'Algérie, « A/S du Docteur Bendjelloul du 10
Août 1942 : Copie de télégramme à Pétain,
Laval etc. », Rapport de renseignement, Constantine, 1942. 93 B3 785,
ANOM, Aix-En-Provence.
2 Sur la propagande antiimpérialiste de
l'Allemagne nazie, voir D. MOTADEL, « The Global Authoritarian Moment and
the Revolt against Empire », art. cit.
Hélène Koning - « Le Dr
Bendjelloul : l'opposition loyale à la colonisation ? (1930-1962) »
- Mémoire IEP de Paris - 2024 68
GOUVERNEMENT GENERAL de l'ALGERIE
-
Direction des Affaires Musulmanes
-
Centre d'Information et d'Etudes
Alger, le 10 Août 1942
RENSEIGNEMENT
Source : C.I.E Constantine
A/S DU DOCTEUR BENDJELLOUL
Le docteur Bendjelloul vient d'envoyer à Monsieur le
préfet de Constantine une lettre pour lui transmettre la copie d'un
télégramme qu'il a adressé hier, 9 août, à
Monsieur le Maréchal PETAIN, à Monsieur le Président
LAVAL, en communication à Monsieur le Gouverneur Général,
et «traduisant, écrit-il, l'état d'esprit des musulmans du
monde entier».
Ci-dessous, la copie de ce télégramme :
«Musulmans Algériens ont honneur vous exprimer
respectueusement leur indignation et protestations contre arrestations Mahatma
Gandhi et ses collègues Stop Vous prie les transmettre au Gouvernement
britannique. Cette mesure détruit définitivement autorité
et prestige britanniques auprès musulmans monde entier qui tous
souhaitent avec vous victoire allemande et anéantissement total
puissance anglaise Stop Vous demande autorisation prier vendredi prochain en
tout lieu pour libération Gandhi et Inde et réalisation votre
politique et vos voeux les plus chers Stop. Sentiments respectueux et
dévoués. Dr Bendjelloul.»/.
Destinataires :
M. le Directeur des Affaires Musulmanes C.I.E. Alger
C.I.E. Oran
Figure 4 Reproduction de télégramme du
10 août 1942 de Bendjelloul au Maréchal
Pétain1
1 CIE de Constantine,
Gouvernement Général d'Algérie, « Copie de
télégramme à Pétain », op.
cit.
Hélène Koning - « Le Dr
Bendjelloul : l'opposition loyale à la colonisation ? (1930-1962) »
- Mémoire IEP de Paris - 2024 69
Ce télégramme contient des
éléments fréquents dans le discours de Bendjelloul : il se
place en porte-parole de sa communauté, recourt à l'Islam et
professe son loyalisme. L'argumentation de ce télégramme est
surprenante en ce qu'elle diffère fortement de la grille de lecture
contemporaine des enjeux de la Seconde Guerre Mondiale. Ce document semble
authentique : le courrier circulant entre administrations coloniales en
Algérie présente comme fiables les renseignements qu'il relaie :
il cite in extenso et entre guillemets le télégramme, et
mentionne précisément les dates et les moyens par lequel cette
source est en leur possession : c'est Bendjelloul qui aurait lui-même
envoyé une copie de ce télégramme au préfet de
Constantine, peut-être pour partager cette déclaration de
loyalisme aux autorités coloniales d'Algérie et améliorer
ses rapports avec eux.
Premièrement, on peut remarquer la
rapidité avec laquelle Bendjelloul réagit aux
évènements internationaux : le 8 août 1942, Gandhi, soutenu
par le parti du Congrès, appelle les Indiens à un mouvement
massif de désobéissance civile pour réclamer
l'indépendance de l'Inde. Le lendemain, les Anglais emprisonnent les
leaders du Parti du Congrès, engendrant grèves et manifestations
dans tout le sous-continent1. Selon le document ci-dessus, contenu
dans les archives de la préfecture de Constantine, c'est le jour
même que Bendjelloul aurait envoyé ce télégramme
à Laval et Pétain, et l'aurait envoyé le lendemain, le 10
août, au préfet de Constantine, qui en fait part au Gouvernement
Général d'Alger dans le courrier dont il est question
ici2. Malgré le contexte de guerre mondiale et de domination
coloniale, les évènements en Inde ont été connu
presque immédiatement en Algérie, et pour Bendjelloul le lien
entre le combat de Gandhi et ses propres opinions politiques est suffisamment
fort pour que la réaction de soutien à Gandhi et de
réprobation de l'action impériale anglaise soit tout aussi
immédiate. Ce télégramme est un intéressant
témoignage de solidarité transimpériale entre
colonisés3.
Ensuite, ce télégramme nous montre les
conséquences que Bendjelloul tire de cet évènement pour
ses allégeances au gouvernement de Vichy et aux puissances de l'Axe. La
formulation de ce texte répond au soupçon habituel de
duplicité du colonisé : si avant cette arrestation, les «
musulmans [du] monde entier » auraient pu être favorables aux
Alliés, leur
1 Michel Boivin, « Chapitre III. L'Empire
britannique et le développement du nationalisme », in Histoire
de l'Inde, Paris cedex 14, Presses Universitaires de France, 2021, vol.6e
éd., p. 53?83.
2 CIE de Constantine, Gouvernement Général
d'Algérie, « Copie de télégramme à
Pétain », doc. cit.
3 Sur les horizons mondiaux créés par
les médias tels que la radio, voir Arthur Asseraf, Electric News in
Colonial Algeria, Oxford, New York, Oxford University Press,
2019.
Hélène Koning - « Le Dr
Bendjelloul : l'opposition loyale à la colonisation ? (1930-1962) »
- Mémoire IEP de Paris - 2024 70
politique coloniale répressive en Inde leur
fait perdre ce prestige au profit des puissances de l'Axe. Un an après
sa déclaration radiophonique en faveur du nouveau gouverneur
général nommé par Vichy, Bendjelloul professe franchement
son ralliement à Pétain, affirme souhaiter la victoire de
l'Allemagne nazie sur les Alliés, et propose de prier pour la «
réalisation de [la] politique » et des « voeux les plus chers
» du Maréchal. Cette profession de loyalisme est brève mais
solennelle et résolue. Bendjelloul ne se contente pas d'organiser des
prières publiques pour la libération de Gandhi, mais il
écrit au plus haut niveau de l'Etat pour demander l'autorisation, selon
son habitude. Il ajoute au coeur de sa demande une démonstration
d'adhésion collective des Algériens colonisés pour les
autorités françaises, voire d'affection personnelle pour le
Maréchal, dans le contexte du culte de la personnalité
répandu à cette époque1. Bendjelloul fait
preuve d'une grande audace en écrivant au plus haut niveau de l'Etat,
mais aussi en élevant à une échelle internationale son
rôle de porte-parole, ici non plus seulement de ses électeurs ou
des Algériens mais de toute l'Oumma, voire des colonisés du monde
entier. En s'adressant à Pétain, il lui demande de transmettre de
sa part au gouvernement britannique l'indignation des Musulmans
Algériens. Il s'érige ici en ambassadeur des Algériens,
positionnant ses revendications politiques sur la scène
géopolitique internationale.
Ce télégramme est envoyé à
Vichy quelques mois seulement avant le débarquement allié en
Afrique du Nord. Dans la suite de sa carrière au sein des institutions
françaises, on retrouve quelques accusations de collaboration contre
Bendjelloul, sans qu'il ne semble avoir fait l'objet de sanctions. Sur la copie
du télégramme contenue dans les archives de la préfecture
du Constantine, on trouve la mention manuscrite
« Que ne publions nous ce
télégramme pour ridiculiser définitivement ce pantin
dangereux de Bendjelloul, qui ne sait de quoi il parle !
»2
Il semble donc qu'un lecteur ultérieur de ces
archives y ait trouvé un outil pour nuire à Bendjelloul, à
une époque où celui-ci occupait encore une fonction publique. Ce
télégramme sera effectivement souvent mentionné par les
opposants à l'élection de Bendjelloul à l'Assemblée
Consultative Provisoire. Mais sa collaboration réelle ou supposée
n'a pas eu
1 Voir J. Cantier, L'Algérie sous le
régime de Vichy, op. cit.
2 CIE de Constantine, Gouvernement Général
d'Algérie, « Copie de télégramme à
Pétain », doc. cit.
Hélène Koning - « Le Dr
Bendjelloul : l'opposition loyale à la colonisation ? (1930-1962) »
- Mémoire IEP de Paris - 2024 71
d'impact notable sur la carrière de Bendjelloul
et sur ses relations avec les autorités françaises après
la libération.
Hélène Koning - « Le Dr
Bendjelloul : l'opposition loyale à la colonisation ? (1930-1962) »
- Mémoire IEP de Paris - 2024 72
III. La sortie de guerre et la reprise de la vie
républicaine : hésitations face à une souveraineté
française incertaine
Après le débarquement en Afrique du Nord
le 8 novembre 1942, les armées anglo-américaines occupent
l'Algérie. Leur alliance avec les autorités vichystes d'Afrique
du Nord est très contestée par les Forces Françaises
Libres, ce qui entraîne un climat d'instabilité politique. Les
partisans du Général De Gaulle prennent progressivement le
contrôle de la vie politique algérienne dans le courant de l'hiver
1943. Pourtant, aucune mesure ne s'attaque à la colonisation, qui ne
semble remise en question par aucune des forces en présence. En
parallèle, les combats de la campagne de Tunisie emploient une vaste
majorité de soldats maghrébins, et la préparation de la
campagne d'Italie et du débarquement en Provence ne laisse pas de doute
sur l'emploi massif de colonisés dans ces opérations. Alors que
depuis 1939 la guerre semblait une affaire européenne, l'Afrique du Nord
se retrouve au centre des attentions, et Alger devient la capitale de la France
libre. Face à cette crise de souveraineté, les colonisés
s'activent pour être pris en compte, non plus comme un simple
réservoir de soldats, mais comme une force politique avec laquelle leurs
divers interlocuteurs se doivent de composer. La fin du régime de Vichy
en Afrique du Nord leur permet de retrouver une plus grande diversité de
modes d'actions : certains retrouvent les institutions dans lesquelles ils
étaient élus avant 1940, multiplient les rencontres avec les
autorités des différentes forces d'occupation, publient des
textes, organisent des réunions, des manifestations, fondent des
journaux. Tous réclament avec gravité des réformes,
avertissant les colonisateurs que la crise internationale ne peut
éclipser la crise algérienne qui couve depuis bien trop
longtemps. Dans cette partie, nous allons observer le moment crucial où
la majorité des Algériens colonisés adhèrent au
nationalisme. Pourtant, Bendjelloul reste le champion de l'assimilationnisme,
et commence même à être reçu avec plus d'attention
par les autorités coloniales, inquiètes face à la
montée inexorable du nationalisme algérien.
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Bendjelloul : l'opposition loyale à la colonisation ? (1930-1962) »
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