A. Poursuite de l'action de la FEM sous un nouveau
régime
Avec la démobilisation suite à la
défaite française, Bendjelloul et Abbas tentent de poursuivre le
combat politique de la FEM. Depuis l'échec du CMA, Bendjelloul est en
perte de vitesse politiquement. La population, suite aux échecs des
revendications réformistes, au changement de régime et à
la suppression des instances représentatives élues, se
désintéresse de la politique. Selon un rapport de renseignement
du CIE, c'est pour remédier à cette indifférence à
son égard que Bendjelloul recourt à sa stratégie
habituelle : l'action politique auprès des autorités au nom de
ses mandants, ou, selon les mots de la note de renseignements, « prouver
qu'il n'hésit[e] pas à intervenir en haut lieu en faveur de ses
amis »1. Dix jours après la capitulation, le 28 juin
1940, Bendjelloul écrit au préfet pour se plaindre de
dérives autoritaires de l'administration, protestant contre « les
vérifications d'identité entreprises par la police et les mises
en résidence forcées prononcées par l'administration
»2. Il jugerait que son groupement serait visé
particulièrement par ces mesures d'exceptions injustifiées,
contrairement à « ses anciens adversaires », et déplore
que « certains agents de police mobile » aient « reçu de
l'argent » des personnes interpellées « pour les remettre en
liberté »3. Ainsi, dans les mois qui suivent la
défaite française et l'instauration du régime de Vichy,
Bendjelloul continue de jouer son rôle de notable revendicatif, relais
politique des revendications de ses mandants. Toujours selon l'auteur de ce
rapport, Bendjelloul parle des problèmes de la population aux
autorités mais il parle aussi aux populations de ses démarches
auprès des autorités, se positionnant ainsi en « champion
»4, en élu digne de confiance dans son rôle
d'intermédiaire entre les populations qu'il défend et l'Etat
colonial. L'auteur affirme cependant que « l'enquête
1 « A/S. du Docteur Bendjelloul », Rapport
de Renseignement n° 798 daté du 5 juillet 1940, Constantine, Centre
d'Information et d'Etudes de Constantine, 5 juillet 1940. In Préfecture
de Constantine, « Dossier Bendjelloul (1934-1940) - Surveillance politique
des indigènes », op. cit.
2 « A/S. du Docteur Bendjelloul», doc.
cit.
3 Ibid., p. 1.
4 Ibid., p. 2.
Hélène Koning - « Le Dr
Bendjelloul : l'opposition loyale à la colonisation ? (1930-1962) »
- Mémoire IEP de Paris - 2024 64
menée jusqu'à présent par le
Centre d'Information et d'Etude (CIE, service de surveillance) ne permet pas de
supposer [que Bendjelloul cherche à] amorcer un mouvement plus ample
» et pressent qu'il va s'en tenir à « la ligne adoptée
depuis le début de la guerre » et que « ses sentiments envers
la France ne sont pas altérés »1. Une telle
formulation prudente et se refusant à être alarmiste est
particulièrement rare dans les documents de surveillance coloniale, ce
qui mérite d'être souligné.
Le mois suivant pourtant, peut-être suite aux
encouragements de Ferhat Abbas, Bendjelloul aurait tenté de rassembler
les Elus et de refaire paraître l'Entente2. Une note
de surveillance mentionne un article censuré dans son ensemble dans
lequel ils auraient réaffirmé le programme d'action de la FEM, et
cite leurs mesures principales. L'abolition des grandes
propriétés faisait déjà partie de leurs
revendications passées, ainsi que la suppression des affaires
indigènes, caïds, communes mixtes et services de police,
c'est-à-dire la fin du système de l'administration coloniale.
Mais, signe de l'époque, ils auraient proposé de remplacer la
police par des milices. La réduction d'un dixième du personnel
administratif, et l'amélioration de l'habitat indigène sont
là encore des revendications connues par le passé mais elles sont
complétées par de nouvelles mesures empruntées au
programme de la révolution nationale, telles que la suppression des
femmes fonctionnaires et la suppression de la prostitution dans les
villes3. S'il est fiable, ce document fournit un
élément important d'analyse du programme de la FEM : la direction
assimilationniste et anticoloniale de leur programme ne change pas, mais la
formulation des revendications précises reprend les centres
d'intérêts du gouvernement auquel il s'adresse. Le
démantèlement des grandes propriétés coloniales
leur semblait ne pas nécessiter de traduction pour correspondre à
l'idéologie de la révolution nationale. Leurs autres mesures
économiques et sociales visant un assouplissement du cadre colonial sont
maintenues, mais accompagnées de mesures empruntées au programme
vichyste. La revendication centrale de la pleine citoyenneté sans
abandon du statut personnel est quant à elle mise de côté
car pensée pour un régime démocratique et donc trop
opposée à la politique du nouveau régime.
1 Ibid., p. 3.
2 Etat Major 19e Région, « Note sur les
Partis et Groupements Musulmans Algériens (politiques et religieux)-
III. Les Fédérations d'Elus Musulmans », doc. cit,
p. 4.
3 Ibid.
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Le 8 août 1941, le CIE de la préfecture
d'Alger informe le cabinet du préfet de l'annonce publique de
collaboration faite par Bendjelloul une semaine plus tôt. Le texte a
été lu à Radio Alger par l'ancien secrétaire
général de la FEM, un certain Bendjemaa, et aurait causé
la rupture de Bendjelloul avec plusieurs membres de la FEM, choqués par
cette attitude de collaboration proactive avec les autorités
vichystes1. Le texte de cette déclaration n'a pas
été publié, et les circonstances précises ayant
mené à cette déclaration ne sont pas connues. Un an plus
tard, en septembre 1941, le service de renseignement de l'Etat Major de la 19e
Région, c'est-à-dire le corps d'armée regroupant les
unités militaires d'Algérie, publie une « Note sur les
Partis et Groupements Musulmans Algériens »2 et analyse
cette annonce publique de collaboration comme le retour d'un politicien ne
pouvant plus supporter de vivre dans l'ombre. Selon le fascicule, Bendjelloul
aurait souhaité continuer son action politique sous le nouveau
régime, mais en aurait été empêché par la fin
de la représentation démocratique. Le thème de la
déception, de l'amertume face à sa popularité
empêchée, est l'explication officielle reprise par toutes les
sources ultérieures abordant l'attitude de Bendjelloul pendant
l'administration de Vichy en Algérie. Il se serait notamment
retiré dans « une attitude boudeuse » et aurait «
[affecté] de se désintéresser des questions politiques
» parce qu'il n'aurait pas reçu de rôle dans les nouvelles
institutions, privilégièrent des politiciens plus traditionnels
et moins revendicatifs3.
Dans cette source comme dans plusieurs autres,
l'engagement de Bendjelloul « dans de nombreuses oeuvres sociales »
en parallèle de ses actions politiques est vu uniquement comme une
manoeuvre électorale visant à « conserver une certaine
popularité parmi le menu peuple de Constantine, tout en lui
évitant de se compromettre trop vivement aux yeux de l'Administration
»4. Parmi les initiatives de bienfaisance qu'il dirige ou
auxquelles il participe,
1 Préfecture d'Alger - Police des
Renseignements Généraux, « Dossier Dr Bendjelloul »,
Alger, 1944-1945, 91 1K 590/1, ANOM, Aix-En-Provence.
2 Etat Major 19e Région, « Note sur les
Partis et Groupements Musulmans Algériens (politiques et religieux)-
III. Les Fédérations d'Elus Musulmans », doc.
cit.
3 Le régime de Vichy remplace les institutions
représentatives métropolitaines et algériennes par des
collèges restreints de conseillers nommés par le gouvernement :
la Commission financière algérienne, la Commission administrative
départementale et le Conseil national remplacent respectivement les
Délégations financières, le Conseil Général
et l'Assemblée Nationale. Voir Charles-Robert Ageron, « Livre IV -
Forces politiques et évolution politique de l'Algérie 1939-1954
», In Histoire de l'Algérie contemporaine, Paris, Presses
Universitaires de France, 1979, p. 545?622.
4 Etat Major 19e Région, « Note sur les
Partis et Groupements Musulmans Algériens (politiques et religieux)-
III. Les Fédérations d'Elus Musulmans », doc. cit,
p. 5.
Hélène Koning - « Le Dr
Bendjelloul : l'opposition loyale à la colonisation ? (1930-1962) »
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trois sont citées dans ce document : le
Dispensaire indigène de Constantine, la Société
indigène de prévoyance et le Comité des meskines. L'auteur
est clair sur le fait que cette liste est non exhaustive et y voit un
élément de plus pour le portrait d'agitateur public qu'il brosse
de Bendjelloul1. Pourtant, cet engagement social a toujours
été l'une des caractéristiques soulignées par les
notes de surveillance à son sujet, depuis les années 1920, soit
avant même son engagement politique dans les institutions
françaises.
L'auteur de ce fascicule de 1941 présente aussi
l'action individuelle des quatre leaders principaux, soulignant le
déclin de la popularité de la FEM auprès des masses «
se [désintéressant] de plus en plus des problèmes
politiques » ainsi que la désunion régnant entre les chefs.
La source affirme que cette déclaration radiophonique de Bendjelloul a
provoqué la démission de Saadane et Abbas de la FEM, et qu'au
cours du mois suivant cet évènement, les « milieux
évolués des villes », l'électorat traditionnel des
assimilationnistes, se sont ralliés à Abbas. Bendjelloul
conserverait sa popularité auprès des « ruraux » et du
« petit peuple urbain »2, mais pour l'élite
colonisée c'est Abbas qui apparaît désormais « comme
le champion du mouvement revendicatif représenté autrefois par la
Fédération des Elus »3, supplantant peu à
peu Bendjelloul comme figure revendicative algérienne.
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