La protection des savoirs traditionnels autochtones par la propriété intellectuelle dans l'espace OAPIpar Edson Wencelah TONI KOUMBA Université de Montréal - 2023 |
INTRODUCTIONTous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits1 . Ces mots, considérés comme « les plus beaux et les plus vibrants que contient un accord international »2, peuvent revêtir un sens plus spécifique et profond lorsqu'ils sont associés à d'autres instruments juridiques internationaux pertinents sur les droits des peuples autochtones . Cela permet ainsi de mettre en relief l'épineuse problématique d'une protection multiforme des droits inhérents à ces minorités3 . Mais le sujet fait couler encore plus d'encre quand le curseur est placé sur l'angle d'une protection de leurs savoirs traditionnels au moyen des systèmes de propriété intellectuelle surtout dans un espace géographique aussi singulier que celui des pays d'Afrique centrale membres de l'Organisation africaine de la propriété intellectuelle (ci-après « OAPI »)4 . En effet, de nos jours, le lien entre la propriété intellectuelle et les questions de protection ou de promotion des savoirs traditionnels autochtones fait l'objet de débats très intenses et controversés au sein 1 . Article 1er de la Déclaration universelle des droits de l'Homme, AGNU, 3e sess, Doc NU A/810 (1948) Rés AG 217A (III) . 2 . Zeid Ra'ad Al Hussein, « Introduction » dans L'édition illustrée de Déclaration universelle des droits de l'Homme, New York, Nations Unies, 2015, à la p VII (nos caractères italiques) . 3 . Thomas Greiber et al, Guide explicatif du Protocole de Nagoya sur l'accès et le partage des avantages, Droit et politiques de l'environnement, Gland (Suisse), UICN, 2014, à la p 18 ; voir aussi Norbert Rouland, Stéphane Pierré-Caps et Jacques Poumarède, Droit des minorités et des peuples autochtones, Paris, Presses universitaires de France, 1996 . 4 . L'Organisation africaine de la propriété intellectuelle (ci-après « OAPI ») est un organisme intergouvernemental, né des cendres de l'Office africain et malgache de la propriété industrielle (ci-après « OAMPI »), créé au lendemain des indépendances . Institué par l'Accord de Bangui (RCA) du 2 mars 1977, il regroupe aujourd'hui 17 pays d'Afrique centrale et de l'ouest, pour la majorité francophone, et est chargé de la protection et de la promotion des droits de la propriété intellectuelle . Sa législation (Accord de Bangui et ses annexes) s'applique de manière uniforme . L'organisation a son siège à Yaoundé au Cameroun . Elle assure également les fonctions d'un Office dans l'enregistrement des titres de propriété intellectuelle (brevets, marques, indications géographiques...) qui produisent leurs effets sur le territoire des États membres . 536 Les Cahiers de propriété intellectuelle de nombreuses instances internationales5 . Leur rôle dans la préservation ou la sauvegarde des savoirs traditionnels intéresse au plus haut point la majorité des pays en développement et particulièrement ceux d'Afrique centrale . Un tel intéressement traduit nécessairement une prise de conscience de ces États à bien des égards . D'abord, la prise en compte de l'importance et des valeurs réelles que revêtent les savoirs traditionnels autochtones, considérés non seulement comme un capital intellectuel, mais surtout comme un gage de l'authenticité des valeurs morales et de l'identité culturelle et spirituelle des communautés autochtones africaines . Partie intégrante de leur patrimoine culturel immatériel6, ils constituent pour chacun de ces pays un sujet de fierté nationale et surtout un apport considérable à leur développement économique, technologique et socioculturel . De ce fait, ils intègrent pleinement la sphère de l'économie de la connaissance7 dont l'émergence a été actée dès la seconde moitié du XXe siècle aussi bien par la création de l'Organisation mondiale de la propriété intellectuelle (ci-après « OMPI »)8 que par l'adoption des Accords sur les aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce (ci-après « ADPIC »)9 . Ensuite, cette prise de conscience est aussi l'expression d'une volonté réelle de mettre un terme à plusieurs décennies de spoliation des droits des populations autochtones . En effet, depuis de nombreuses années, malgré le foisonnement des normes de droit international des droits de l'homme, les peuples autochtones d'Afrique centrale ont été victimes de discrimination et de marginalisation outre 5 . Au nombre de ces instances internationales, on peut citer, en premier lieu, le Comité intergouvernemental de l'OMPI relatif aux ressources génétiques, savoirs traditionnels et aux folklores, mais aussi la SCDB et la Commission des forêts d'Afrique centrale . À ce sujet, Daniel F Robinson, Ahmed Abdel-Latif & Pedro Roffe, Protecting Traditional Knowledge: The WIPO Intergovernmental Committee on Intellectual Property and Genetic Resources, Traditional Knowledge and Folklore, New York, Routledge, 2017 ; Silke Von Lewinski, « Le Folklore, les savoirs traditionnels et les ressources génétiques : sujet débattu dans le contexte de la propriété intellectuelle » (2005) 14 Propriétés Intellectuelles (PI) 22 . 6 . Voir l'article 2 alinéas 1 et 2 de la Convention pour la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel, 17 octobre 2003, 2368 RTNU 3 (entrée en vigueur : 20 avril 2006) . 7 . Geneviève Azam, « La connaissance, une marchandise fictive » (2007) 29:1 Revue du MAUSS 110 . 8 . Yves Reboul, « Préface » dans Le contentieux de la propriété intellectuelle dans les États membres de l'OAPI : recueil de décisions de justice, Collection de l'OAPI, Yaoundé, OAPI, 2011, aux pp 3-4 . 9 . L'Accord sur les ADPIC est reproduit à l'Annexe 1C de l'Accord de Marrakech instituant l'Organisation mondiale du Commerce (OMC), signé à Marrakech au Maroc le 15 avril 1994 . La protection des savoirs traditionnels autochtones 537 mesure . À ces inégalités habituelles se sont ajoutées l'exploitation illicite, l'appropriation et l'utilisation abusive des savoirs traditionnels intrinsèquement liés à l'histoire et à l'identité culturelle et spirituelle de ces communautés . On a assisté, dans ces pays, à la montée d'une nouvelle forme de criminalité qualifiée de biopiraterie10 . Face à ce phénomène de spoliation excessive de leurs savoirs traditionnels (surtout ceux liés aux ressources génétiques) avec de graves conséquences socioculturelles et économiques, les gouvernements des États d'Afrique centrale ont ratifié divers instruments juridiques internationaux . Ils ont ainsi et progressivement mis en place plusieurs systèmes de protection de leurs savoirs traditionnels autochtones . Au nombre de ces multiples systèmes de protection, on compte ceux envisagés sous l'angle environnemental11, culturel12, celui du respect des droits de l'homme13 . Mais c'est surtout sous l'angle de la propriété intellectuelle que cette protection trouve véritablement son assise . Seulement, envisager une étude sur la protection des savoirs traditionnels autochtones à travers les systèmes de propriété intellectuelle peut s'avérer être une entreprise difficile à surmonter tant la compréhension et l'établissement d'un lien de connexité entre les concepts de « propriété intellectuelle » et de « savoirs traditionnels autochtones » appellent à des analyses profondes et minutieuses . Déjà, le terme « propriété intellectuelle » n'est pas défini de manière 10 . La biopiraterie peut être définie comme « l'utilisation et l'appropriation des ressources génétiques et des connaissances traditionnelles des peuples autochtones à des fins commerciales et de recherche sans le consentement de ces derniers et sans contrepartie pécuniaire et non pécuniaire » : voir Joseph Djemba Kandjo et Konstantia Koutouki, « La nécessité d'associer la biopiraterie à la criminalité environnementale en droit international » (2016) 49:2 Criminologie 195, à la p 196 ; Vandana Shiva, Biopiracy: The Plunder of Nature and Knowledge, Boston, South End Press, 1997 . 11 . Notamment à travers le mécanisme sur l'accès et le partage des avantages (ci-après « APA ») institué par la Convention sur la diversité biologique (ci-après « CDB »), le Protocole de Nagoya sur l'accès aux ressources génétiques et aux connaissances traditionnelles associées et le Traité international sur les ressources phylogénétiques pour l'alimentation et l'agriculture (ci-après « TIRPAA ») . 12 . Un autre système de protection est envisagé sous l'angle culturel à travers les Conventions de l'UNESCO sur la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel et sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles . 13 . Au nombre de ces nombreux instruments, on pourrait citer : la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones, la Convention no 169 de l'OIT relative aux droits des peuples indigènes et tribaux dans les pays indépendants, la Convention sur l'élimination de toutes les formes de discrimination, etc . 538 Les Cahiers de propriété intellectuelle explicite dans la législation internationale14 . Il s'entend généralement comme « un ensemble de principes et de règles qui régissent l'acqui-sition, l'exercice et la perte de droits et d'intérêts relatifs à des actifs incorporels susceptibles d'être utilisés dans le commerce » . L'article 2 alinéa viii de la Convention instituant l'Organisation mondiale de la propriété intellectuelle15 inclut cette définition à travers une liste non exhaustive des différents types de droits de propriété intellectuelle . Le terme « savoirs traditionnels » quant à lui est très polysémique et difficile à appréhender . Selon les dispositions de l'article 1er alinéa 3 de l'Accord relatif à la protection des savoirs traditionnels, additif à l'Accord de Bangui du 26 juillet 2007 : Est considéré comme savoir traditionnel, tout savoir issu d'une communauté autochtone ou traditionnelle qui résulte d'une activité intellectuelle et d'une sensibilité ayant pour cadre un contexte traditionnel et comprend le savoir-faire, les techniques, les innovations, les pratiques et les apprentissages, ledit savoir s'exprimant dans le mode de vie traditionnel d'une communauté ou d'un peuple ou étant contenu dans les systèmes de savoirs codifiés transmis d'une génération à l'autre . Le terme n'est pas limité à un terme technique spécifique et peut s'appliquer à un savoir agricole, écologique ou médical ainsi qu'à un savoir associé à des ressources génétiques . La difficulté réside donc dans le caractère générique et hétérogène de son champ sémantique . On comprend ainsi que lato sensu, les savoirs traditionnels peuvent être assimilés aux connaissances traditionnelles associées aux ressources génétiques ou phylogéné-tiques16, aux expressions culturelles traditionnelles17 et même aux 14 . Paulin Edou Edou, « Avant-propos » dans Le contentieux de la propriété intellectuelle dans les États membres de l'OAPI : recueil de décisions de justice, Collection de l'OAPI, Yaoundé, OAPI, 2011, à la p 7 . 15 . La Convention instituant l'Organisation mondiale de la Propriété Intellectuelle a été signée à Stockholm en Suède le 14 juillet 1967 et entrée en vigueur le 26 avril 1970 . 16 . Le terme « connaissances traditionnelles » est employé aussi bien à l'article 8 al . 1j) de la CDB, à l'article 7 du Protocole de Nagoya et à l'article 9 al . 2a) de la TIRPAA . 17 . Sur les expressions culturelles traditionnelles (voir l'art . 4 al . xii de l'Annexe VII de l'Accord de Bangui instituant l'Organisation africaine de la propriété intellectuelle, acte du 14 décembre 2015) . La protection des savoirs traditionnels autochtones 539 expressions du folklore18 . Ils sont aussi considérés comme une partie intégrante du patrimoine culturel immatériel19 . Mais la complexité tient surtout dans le fait d'associer les savoirs traditionnels à des communautés ou des peuples qualifiés « d'autochtones » . La question étant de savoir ce qu'il faut entendre par « peuple autochtone » . À ce titre, il faut rappeler avec force qu'aucune définition de cette notion n'est internationalement retenue . Pour la plupart des organisations internationales chargées d'examiner les questions des droits des peuples autochtones : « Une définition stricte de cette notion n'est ni nécessaire, ni souhaitable . Il est plus approprié et constructif d'essayer de décrire les caractéristiques principales qui peuvent aider à identifier ces peuples . »20 Si l'article 1er de la Convention no 169 de l'OIT relative aux peuples indigènes et tribaux de 1989 propose une combinaison de critères objectifs permettant d'identifier ces peuples, son article 2 renvoie la responsabilité aux États (avec la participation des peuples concernés) de prendre les mesures nécessaires visant à protéger leurs droits et à garantir le respect de leur intégrité . Plusieurs pays d'Afrique centrale ont proposé une définition de cette notion dans le cadre de leurs législations nationales21 . Notons en revanche que, jusqu'à ce jour, d'autres pays ne disposent toujours pas de textes spécifiques consacrés à la protection des droits des peuples autochtones22 . On peut donc comprendre aisément que si l'analyse définitionnelle de ces concepts est déjà sujette à controverse, l'établissement du lien de connexité est encore plus complexe . Il s'agit en réalité d'établir une corrélation entre « l'objet »23 de la protection et « le moyen »24 de celle-ci dans le contexte des pays en développement et particulièrement celui de l'Afrique centrale . 18 . Sur l'assimilation des savoirs traditionnels autochtones à des expressions de folklore, voir l'article 68 de l'Annexe VII de l'Accord de Bangui (révisé) signé le 24 février 1999, sur la propriété littéraire et artistique . 19 . Les savoirs traditionnels sont considérés comme un aspect de la définition de la notion de « patrimoine culturel immatériel » prévu à l'article 2 al . 1er de la Convention pour la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel de 2003 . 20 . OIT, Peuples autochtones au Cameroun : guide à l'intention des professionnels des médias, Bureau International du Travail, 1re éd, 2015, à la p 11 . 21 . C'est le cas de la République du Congo à travers l'article 1er de la loi no 5-2011 du 25 février 2011 portant promotion et protection des droits des peuples autochtones . 22 . Chardin Carel Makita Kongo, « Les défis de l'inclusion des populations autochtones au Cameroun : cas des BAKAS » (2019) Cahiers africains des droits de l'homme, à la p 4, en ligne : < https://hal .science/hal-02482182> . 23 . Par objet, il faut entendre simplement les savoirs traditionnels autochtones, lesquels sont ici visés par la protection au moyen des systèmes de propriété intellectuelle . 24 . Par moyen, il faut entendre les systèmes de propriété intellectuelle, qu'il s'agisse des systèmes conventionnels ou classiques des propriétés intellectuelles (propriété 540 Les Cahiers de propriété intellectuelle En parlant des moyens de cette protection, il faut rappeler que le cadre juridique de l'espace OAPI est né d'une volonté des États d'Afrique francophone d'intégrer le grand concert des nations sur les questions de l'économie de l'immatériel dont la propriété intellectuelle est le « bras armé » juridique25 . C'est cet idéal qui les incitera, au lendemain des indépendances, à la conclusion, le 13 septembre 1962 à Libreville au Gabon, d'un Accord portant création de l'Office africain et malgache de la propriété industrielle (ci-après « OAMPI ») . Plus d'une décennie après, à la suite du retrait de Madagascar, cet Accord sera révisé pour donner naissance à l'Organisation africaine de la propriété intellectuelle (ci-après « OAPI ») . À ce jour, cette institution compte 17 États membres26, dont 6 sont issus de l'Afrique centrale (Congo, Gabon, République centrafricaine, Cameroun, Guinée équatoriale et Tchad) . Ainsi donc, le droit de l'OAPI, qualifié de « Code de la propriété intellectuelle des États membres », découle de l'Accord de Bangui du 2 mars 1977 et qui a déjà fait l'objet d'une double révision27 . Il est essentiellement composé, à ce jour (en sus de l'Accord), de dix annexes séparées en deux blocs . D'abord, d'un cadre portant sur la propriété industrielle qui est un régime commun et uniforme d'application directe au sein des États membres28 . Ensuite, celui portant sur la propriété littéraire et artistique (annexe VII) qui constitue un régime minimal29 . À cela, il faudra ajouter l'Accord additif qui porte sur la protection des savoirs traditionnels . En l'état actuel de ce droit communautaire, on peut constater avec force au sujet de la protection des savoirs traditionnels autochtones dans les États d'Afrique centrale membres de l'OAPI, contrairement à ce que l'on pourrait croire, qu'il n'y a pas un vide juridique sur la question30 . En effet, l'article 2 alinéa 1er (j et k) de littéraire et propriété industrielle) ou des systèmes sui generis de protection des savoirs traditionnels . 25 . Michel Vivant, « Préface » dans Le contentieux de la propriété intellectuelle dans l'espace OAPI : guide du magistrat et des auxiliaires, 1re éd, Yaoundé, OAPI, 2009, à la p 3 . 26 . Liste des États membres de l'OAPI : le Congo, le Cameroun, le Gabon, la République centrafricaine, le Tchad, la Guinée équatoriale, le Mali, le Sénégal, le Burkina Faso, le Togo, le Niger, la Mauritanie, la Guinée, la Guinée-Bissau, le Bénin, la Côte d'Ivoire et les Comores . 27 . L'Acte du 24 février 1999 et celui du 14 décembre 2015 . 28 . Voir les articles 5 al . 2 et 6 de l'Accord de Bangui du 14 décembre 2015 . 29 . Voir l'article 5 alinéa 2 de l'Accord de Bangui du 14 décembre 2015 . 30 . Nilce Ekandzi, La protection des savoirs traditionnels médicinaux par le droit de la propriété intellectuelle dans l'espace OAPI, thèse de doctorat en droit, Université Paris 2 Panthéon-Assas, 2017 (non publiée) . La protection des savoirs traditionnels autochtones 541 l'Accord de Bangui du 14 décembre 2015, consacre la promotion de la protection des expressions culturelles traditionnelles et des savoirs traditionnels . Son Annexe VII, issu de l'Acte du 24 février 1999 qui a été révisé, portait, entre autres, sur la protection du patrimoine culturel et sur une litanie des oeuvres du folklore31 . Dans sa nouvelle version, il considère les expressions culturelles traditionnelles comme des oeuvres relevant du domaine littéraire, artistique ou scientifique . De même, en 2007, les États membres de cette organisation ont adopté un Accord additif totalement consacré à cette protection . Il résulte donc de tout ce qui précède que la protection des savoirs traditionnels autochtones en Afrique centrale n'est pas seulement tributaire des instruments sui generis . Mais, bien au contraire, l'univers classique de la propriété intellectuelle, fondé sur deux conventions séculaires32 et scindées en « deux mondes », à savoir : celui de la propriété littéraire et artistique et celui de la propriété industrielle offre, à chaque pays membre une protection de leurs savoirs traditionnels autochtones qui peuvent être soit « positive »33 soit « défensive »34 . Seulement, qu'il s'agisse des droits d'auteurs et connexes ou même du régime des brevets, des marques, des indications géographiques, des dessins et modèles industriels ou même des obtentions végétales ou du secret d'affaires, les systèmes classiques de propriété intellectuelle existants présentent des lacunes dans la 31 . Voir les articles 1er al . 1c), 67 et 68 de l'Annexe VII de l'Accord de Bangui du 24 février 1999 . 32 . Par « conventions séculaires en matière de propriété intellectuelle », on entend : la Convention de Paris pour la protection de la propriété industrielle du 20 mars 1883 d'une part, et la Convention de Berne pour la protection des oeuvres littéraires et artistiques du 9 septembre 1886, d'autre part . 33 . Le terme protection positive désigne un système destiné à permettre aux détenteurs qui le souhaitent d'acquérir et de faire valoir des droits de propriété intellectuelle sur leurs savoirs traditionnels . Cela permet d'empêcher des formes non désirées, non autorisées ou illégitimes d'utilisation par des tiers ou d'exploiter commercialement les savoirs traditionnels . À ce sujet, voir Anik Bhaduri, « Communities as Inventors: Rethinking Positive Protection of traditional Knowledge Through Patents » (2023) The Journal of World Intellectual Property, en ligne: < https://onlinelibrary .wiley .com/doi/abs/10 .1111/jwip . 12279> . 34 . Le terme protection défensive désigne un ensemble de stratégies qui vise à empêcher l'acquisition ou la perpétuation illégitime des droits de propriété intellectuelle par des tiers . Elle a pour but d'empêcher des personnes étrangères à la communauté d'acquérir des droits de propriété intellectuelle sur des savoirs traditionnels . Voir en ce sens, Reto Hilty, Pedro Henrique D Batista et Suelen Carls, « Traditional Knowledge, Databases and Prior Art-Options for an Effective Defensive Use of TK Against Undue Patent Granting » dans Research Handbook on Intellectual Property and Cultural Heritage, Cheltenham, Royaume-Uni, Edward Elgar Publishing, 2022 ; Margo A Bagley, « The Fallacy of Defensive Protection for Traditional Knowledge » (2019) 58:2 Washburn Law Journal 323 . 542 Les Cahiers de propriété intellectuelle protection des savoirs traditionnels autochtones . En effet, l'expérience des pays d'Afrique centrale a permis de relever leur caractère insuffisant, incomplet et parfois inadapté . Pour pallier ces lacunes, nombreux ont appelé à une protection plus efficace, non seulement au moyen des instruments sui generis35, mais aussi à travers des régimes de protection palliative tournés vers l'environnement dans le cadre des conventions internationales sur la biodiversité qui instituent un mécanisme d'accès et de partage des avantages (ci-après « APA »)36 . On relève aussi des systèmes de protection dans le cadre des conventions de l'UNESCO . Il découle donc de cette présentation introductive que « la protection des savoirs traditionnels autochtones par la propriété intellectuelle dans les pays d'Afrique centrale membres de l'OAPI » est un sujet qui suscite plusieurs interrogations, à savoir : le droit de l'OAPI peut-il réellement garantir une protection des savoirs traditionnels autochtones dans les pays d'Afrique centrale ? Quel est l'impact de ce système sur ces savoirs traditionnels autochtones? Une telle protection est-elle envisageable ? Peut-elle être efficace et quelles en sont les limites ? Existe-t-il des mécanismes palliatifs de protection auxquels ces États peuvent recourir? Il ressort de tout ce qui précède que la réponse à ces questions appelle à une analyse minutieuse qui sera basée sur une démarche binaire, car si la protection des savoirs traditionnels autochtones par les systèmes classiques de propriété intellectuelle (droit de l'OAPI) reste confrontée à plusieurs vicissitudes (I), le renforcement de cette protection passe nécessairement par le recours à des systèmes palliatifs (II) . 35 . Ibijoke P Byron, « The Protection of traditional Knowledge Under the Sui Generis Regime in Nigeria » (2022) 36:1 International Review of Law, Computers & Technology 17-27 ; Surinder Kaur Verma, « Protecting Traditional Knowledge: Is a Sui Generis System an Answer » (2004) 7:6 Journal of World Intellectual Property 765 ; J Janewa OseiTutu, « A Sui Generis Regime for Traditional Knowledge: The Cultural Divide in Intellectual Property Law Emerging Scholars Series » (2011) 15:1 Marquette Intellectual Property Law Review 147 ; N S Gopalakrishnan, « Protection of Traditional Knowledge: The Need for a Sui Generis Law in India » (2002) 5:5 Journal of World Intellectual Property 725 ; Tatiana López Romero, « Sui Generis Systems for the Protection of Traditional Knowledge » (2005) 3:6 Revista Colombiana de Derecho Internacional . 36 . Pilar Ravena de Sousa, Bruno Soeiro Vieira & Thales Ravena Canete, « The Benefit Sharing Agreement as Protection of Traditional Knowledge Associated with Biodiversity: Transparency in the Work of the Natura Company in the Amazon Region » (2018) 17:2 Prisma Juridico 410 . La protection des savoirs traditionnels autochtones 543 I- LES VICISSITUDES D'UNE PROTECTION DES SAVOIRS TRADITIONNELS PAR LE DROIT CLASSIQUE DE L'OAPI EN AFRIQUE CENTRALE Il faut rappeler de prime à bord que dans la plupart des pays d'Afrique centrale et plus particulièrement ceux qui sont membres de l'OAPI, pendant longtemps, les savoirs traditionnels autochtones ont souvent été l'objet d'une libre appropriation ou d'une exploitation gratuite37 . Cela était lié, entre autres, à une méconnaissance de certains droits inhérents aux populations autochtones, qui généralement étaient considérées comme des sous-hommes38 et qualifiées de façon péjorative de pygmées . À cela, il faut ajouter que dans ces pays, malgré leur accession à l'indépendance, les vestiges de la domination coloniale étaient encore pesants . Ce phénomène se manifestait aussi par une exploitation abusive et sans contrepartie de leurs ressources naturelles et par extension de leurs savoirs traditionnels autochtones par les anciens colonisateurs . Au lendemain des indépendances, une prise de conscience sur l'importance d'une économie relevant du domaine de l'immatériel a conduit progressivement ces États à mettre en place un cadre juridique communautaire à travers une législation supra nationale sur la propriété intellectuelle et un office en charge de l'administration des titres de propriété intellectuelle . Au fil des années, le droit substantiel et uniforme de l'OAPI qui découle de l'Accord de Bangui et de ses annexes s'est construit suivant une approche binaire fondée tant sur la Convention de Paris pour la protection de la propriété industrielle du 20 mars 1883 que sur celle de Berne sur la protection des oeuvres littéraires et artistiques du 9 septembre 1886 . À cela, il faudra ajouter tous les autres textes internationaux pertinents en la matière . Seulement, prétendre à une protection efficace des savoirs traditionnels autochtones dans les pays d'Afrique centrale membres de l'OAPI par un système classique de propriété intellectuelle s'avère être un défi difficile à surmonter . En effet, si l'Annexe VII de l'Accord de Bangui sur la propriété littéraire et artistique longtemps considéré comme un « régime commun »39 à tous les États membres visait entre autres la protection du 37 . Greiber et al, supra note 3 à la p 6 . 38 . Les peuples autochtones de la République du Congo: discriminations et esclavage, par Roger Bouka Owoko & R E N'zobo, Brazzaville, Observatoire congolais des droits de l'homme (OCDH), 2011 à la p 11 . 39 . Voir l'article 1er de l'Annexe VII de l'Accord de Bangui du 24 février 1999 . 544 Les Cahiers de propriété intellectuelle patrimoine culturel, plus précisément les expressions du folklore et les oeuvres inspirées du folklore, cette approche a fait l'objet d'un profond revirement dans l'Accord révisé du 14 décembre 2015 . L'article 5 alinéa 2 fait désormais de cette annexe « un cadre normatif minimal » qui s'applique aux « expressions culturelles traditionnelles »40 . Ces tâtonnements dénotent qu'une protection des savoirs traditionnels par le système de propriété littéraire et artistique est en proie à des lacunes (A) . D'autre part, le droit OAPI relatif à la propriété trielle, quoiqu'étant d'application directe et uniforme au sein des États membres, est néanmoins considéré comme inadéquat et insuffisant lorsqu'il s'agit de garantir une protection des savoirs traditionnels autochtones (B) . A- Les lacunes d'une protection des savoirs traditionnels autochtones par le système de la propriété littéraire et artistique L'univers de la propriété littéraire et artistique issu du droit de l'OAPI est caractérisé à la fois par une dichotomie et une controverse . Parlant de la dichotomie, ce droit est essentiellement constitué de deux branches principales, à savoir, le droit d'auteur et les droits connexes ou voisins . S'agissant de la controverse, il faut souligner que ce droit a fait l'objet d'un grand revirement en partant d'un régime commun et uniforme applicable de façon directe au sein des États à celui d'un régime d'application minimale41 qui offre aux États membres la possibilité d'édicter des lois nationales sur le droit d'auteur et les droits connexes . Pourtant, bien avant la réforme de 2015, certains États ont toujours disposé de textes internes42 dans ce sens . En l'état actuel du droit positif de l'OAPI, la protection envisagée par l'Accord de Bangui au titre de la propriété littéraire et artistique s'applique aux expressions culturelles traditionnelles . Mais, en réalité, cette protection se décline suivant un triptyque qui se superpose . En effet, d'une part, cette protection est assurée par l'ordre juridique international en matière de droit d'auteur et droits 40 . Voir en ce sens l'article 4 al . xii de l'Annexe VII de l'Accord de Bangui du 14 décembre 2015 . 41 . Voir l'article 5 al . 2 de l'Accord de Bangui du 14 décembre 2015 . 42 . Dans ce sens, pour la République du Congo, voir : la loi no 24/82 du 7 juillet 1982 sur les Droits d'auteur et les droits voisins . Pour le Cameroun, voir: loi no 2000/011 du 19 décembre 2000 relative aux Droit d'auteur et droits voisins . La protection des savoirs traditionnels autochtones 545 connexes . Cet ordre apparaît en filigrane dans l'Accord de Bangui43 et dans son Annexe VII . Il est essentiellement constitué des textes de portée internationale auxquels tous les pays d'Afrique centrale, membres de l'OAPI, ont adhéré en intégrant l'OMPI . Ces textes internationaux fixent des principes, règles et obligations minimales que chaque État membre transpose dans son « code local » de droit d'auteur et droits connexes . C'est la protection horizontale ou en filigrane des savoirs traditionnels par le droit d'auteur et droits connexes (1) . Cette protection des savoirs traditionnels autochtones par les principes, règles et obligations qui découlent du droit international de la propriété littéraire et artistique et qui transitent, en filigrane, dans l'annexe VII de l'accord de Bangui reste insuffisante et incomplète . Leur application dans les législations nationales relatives aux droit d'auteur et droits connexes traduit une protection des savoirs traditionnels à géométrie variable (2) . Une protection qui renvoie généralement aux folklores et aux oeuvres inspirées du folklore . 1- La protection en filigrane des savoirs traditionnels par les règles conventionnelles de droit d'auteur et droits connexes: une protection insuffisante et incomplète D'une manière générale, la protection internationale par le droit d'auteur et droits connexes est fondée sur un corpus de normes internationales . Au premier rang de ces textes de portée mondiale, on compte : la Convention de Berne pour la protection des oeuvres littéraires et artistiques du 9 septembre 1886 qui a fait l'objet de plusieurs révisions . L'examen de son article 2 alinéa 1 qui dispose que « [l]es termes oeuvres littéraires et artistiques comprennent toutes les productions des domaines littéraire, scientifique et artistique, quel qu'en soit le mode ou la forme d'expression [...] » donne lieu à une ouverture non exhaustive dans laquelle on peut insérer la protection de certaines formes de savoirs traditionnels autochtones à savoir les oeuvres du folklore, inspirées du folklore ou les expressions culturelles traditionnelles . Mais on pourrait citer aussi la Convention de Rome sur la protection des artistes interprètes ou exécutants, des producteurs de programmes et des organismes de radiodiffusion du 26 octobre 1961 . 43 . Le Préambule de l'Accord de Bangui du 14 décembre 2015 vise l'ensemble du corpus juridique international de la propriété intellectuelle . Parmi ce bloc de textes internationaux pertinents, on compte ceux qui portent sur la propriété littéraire et artistique . 546 Les Cahiers de propriété intellectuelle Selon le principe des droits minimums, les États parties doivent prévoir un niveau minimum de protection comme envisagé dans les textes internationaux en matière de droit d'auteur et des droits connexes dont ils sont signataires . Seulement, en raison de leur nature particulière, certaines formes de savoirs traditionnels autochtones ne répondent parfois pas aux conditions pour bénéficier d'une protection au titre du droit d'auteur ou des droits connexes . Ainsi donc, certains critères, principes et règles énoncés dans ces textes internationaux transitent par l'Annexe VII de l'Accord de Bangui avant d'être transposés dans les « Codes locaux » des États membres . La prise en compte de ces principes, critères ou obligations restreignent considérablement les éventualités d'une protection des savoirs traditionnels au titre de droit d'auteur et droits connexes . Prima facie, au nombre de ces principes internationaux généraux, on parlerait du principe de titularité du droit d'auteur ou des droits connexes . Par définition, le titulaire est l'auteur (le créateur) d'une oeuvre44 littéraire, artistique ou scientifique, celui qui a la paternité de celle-ci et qui peut se prévaloir des droits moraux et patrimoniaux sur son oeuvre . Il peut s'agir d'une personne physique ou morale (publique ou privée), de cotitulaires ou même d'héritiers . Cependant, si le droit d'auteur vise à récompenser les créateurs (titulaires) des oeuvres en leur octroyant des droits, alors cette protection s'applique difficilement à une certaine forme de savoirs traditionnels autochtones . En effet, il est établi que « les savoirs traditionnels sont un ensemble vivant de connaissances qui sont élaborées, préservées et transmises d'une génération à l'autre au sein d'une communauté [...] » . Cette transmission intergénérationnelle est donc basée sur un cycle continuel de sorte qu'il est difficile de remonter sur plusieurs générations pour identifier clairement le titulaire d'une connaissance, d'une pratique ou d'un savoir-faire ancestral . Le critère de titularité est aussi difficile à établir dans la mesure où certaines formes de savoirs traditionnels sont intercommunautaires et transfrontalières45 . 44 . Voir à ce titre l'article 32 de l'Annexe VII de l'Accord de Bangui du 14 février 2015 sur la propriété littéraire et artistique qui dispose que « [l]'auteur d'une oeuvre est le titulaire originaire des droits moraux et patrimoniaux sur son oeuvre » . 45 . Geoffroy Filoche, « Les connaissances, innovations et pratiques traditionnelles en matière de biodiversité : un kaléidoscope juridique » (2009) 72-2 Droit et société 433 . La protection des savoirs traditionnels autochtones 547 Ensuite, on peut évoquer le principe de territorialité pour dire que la protection par le droit d'auteur est de nature territoriale . Rappelons que dans le cadre de la propriété intellectuelle, la territorialité est le principe selon lequel le champ d'application d'une règle et le bénéfice d'une protection par un titre de propriété intellectuelle sont limités dans un espace territorial bien déterminé . On peut aussi parler du critère de l'originalité, car, pour être protégées au titre du droit d'auteur, les oeuvres littéraires ou artistiques doivent être originales . Or, il est souvent difficile que des savoirs traditionnels autochtones issus d'une transmission ancestrale et intergénérationnelle puissent revêtir un caractère original . La difficulté est plus évidente, car il faut rappeler que le concept « d'originalité » est une notion caméléon46 qui n'est pas définie dans les textes internationaux pertinents sur le droit d'auteur et les droits connexes, même dans le cadre des droits nationaux . Cette notion est laissée à la libre interprétation des juridictions internes47 . Enfin, on pourrait terminer par le principe de la durabilité d'une protection au titre du droit d'auteur, dont, la durée minimale internationalement prévue est de généralement 50 années48 . Cependant, la durabilité ne signifie pas une pérennité ou la non-limitation de la protection puisqu'à terme, l'oeuvre protégée doit tomber dans le domaine public . Or, le plus souvent, les savoirs traditionnels sont conçus pour être perpétués d'une génération à une autre . À ce titre, dans certaines législations nationales, on a estimé que leur protection était sans limitation de temps49 . 46 . Pour reprendre la belle expression du professeur Prieur pour désigner le caractère insaisissable de la notion de l'environnement, voir Michel Prieur, Droit de l'environnement, 7e éd, Précis Dalloz (Droit privé/Droit public), Paris, Dalloz, 2016, à la p 1 . 47 . Sur cette question, voir par exemple Nicolas Berthold, « L'harmonisation de la notion d'originalité en droit d'auteur » (2013) 16:1-2 The Journal of World Intellectual Property 58 ; Basile Ader, « L'évolution de la notion d'originalité dans la jurisprudence » (2005) 34:2 LEGICOM 43 . 48 . Voir les articles 7 de la Convention de Berne pour la protection des oeuvres littéraires et artistiques et 12 de l'Accord sur les ADPIC . Dans le cadre l'Annexe VII de l'Accord de Bangui, l'article 22 fixe la durée pour la protection au titre de droit d'auteur à 70 ans et l'article 55 fixe la durée au titre des droits connexes à 50 ans . 49 . Sur les incompatibilités dans la détermination de la durée pour la protection de certains savoirs traditionnels, l'article 16 de la loi no 24/82 du 7 juillet 1982 sur le droit d'auteur et les droits voisins dispose que « les oeuvres du folklore national sont protégées sans limitations de temps » . Il en est de même de l'article 7 de la loi gabonaise no 1/87 du 29 juillet 1987 instituant la protection du droit d'auteur et des droits voisins . 548 Les Cahiers de propriété intellectuelle Mais cette protection découle des textes internationaux sur le droit d'auteur et droits voisins auxquels les États membres de l'OAPI ont adhéré, en les intégrant dans l'Accord de Bangui et partant dans son Annexe VII . Seulement, ces principes, critères et règles généraux étant d'application minimale, chaque État membre a procédé à une transposition dans leur législation respective, ce qui traduit une forme de géométrie variable dans la protection des savoirs traditionnels . 2- La protection des savoirs traditionnels autochtones, transposée dans les législations locales de droits d'auteurs et droits connexes: une protection à géométrie variable L'hétérogénéité des textes de droit interne sur la protection au titre du droit d'auteur et des droits voisins est la particularité du système de l'OAPI dans l'organisation des droits relatifs à la propriété littéraire et artistique . En effet, en plus de l'Annexe VII de l'Accord de Bangui sur la propriété littéraire et artistique, certains États membres disposent également des textes internes spécifiques en la matière . Cependant, quelle est la place de ces textes de droit interne dans la protection des savoirs traditionnels autochtones? Généralement, les lois nationales des États membres sur le droit d'auteur et droits connexes portent sur la protection du folklore et des oeuvres inspirées du folklore . La définition du concept de « folklore » varie d'un pays à un autre50, il en est de même du concept « oeuvres inspirées du folklore »51 . Le caractère mosaïque des lois nationales sur le droit d'auteur et les droits connexes se justifie aisément . En effet, l'article 5 alinéa 2 du même Accord de 2015 exclut cependant l'Annexe VII relative à la propriété littéraire et artistique du champ des matières relevant d'une protection directe au sein des États membres52 . En effet, il découle des prévisions de cet article que si les Annexes relevant de la 50 . Voir l'article 2 al . 10 de la loi no 2000/011 du 19 décembre 2000 relative au droit d'auteur et aux droits voisins au Cameroun et l'article 15 de la loi congolaise sur le droit d'auteur et droits voisins . De même que l'article 6 al . 2 de la loi gabonaise du 29 juillet 1987 . 51 . Voir l'article 6 al . 3 de la gabonaise suscitée et l'article 2 al . 9 de la loi camerounaise . 52 . Voir l'article 5 al . 2 de l'Accord de Bangui du 14 décembre 2015 qui dispose: « Dans les États membres, le présent Accord et ses Annexes tiennent lieu de lois relatives aux matières qu'ils visent . Ils y abrogent ou empêchent l'entrée en vigueur de toutes les dispositions contraires . L'Annexe VII relative à la propriété littéraire et artistique est un cadre normatif minimal » . La protection des savoirs traditionnels autochtones 549 propriété industrielle sont d'application directe et font donc office de lois nationales au sein des États membres, l'Annexe VII est un « cadre normatif minimal » . Il s'agit là d'un revirement lexical juridique avec des conséquences bien profondes sur l'avenir d'une protection des oeuvres littéraires et artistiques dans les pays membres, car l'Accord de 1999 à son article 4 alinéa 2 étendait le caractère de « régime commun et d'application directe » à toutes les Annexes y compris l'Annexe VII53 . Ainsi donc, ce « régime commun » que prévoyait l'article 1er de l'Annexe VII de l'Accord de 1999 a longtemps suscité une grande controverse54, car si ce texte était à l'image des autres Annexes d'application uniforme et directe dans chacun des États membres, alors pourquoi ces mêmes États disposaient-ils de textes de droit interne sur le droit d'auteur et les droits connexes? Si l'article 5 alinéa 2 vient donc lever cette ambiguïté sur la portée normative de l'Annexe VII de l'Accord de 2015, des problèmes de contrariété demeurent toujours, car de nombreux États d'Afrique centrale membres de l'OAPI n'ont toujours pas réaménagé leurs législations nationales pour mieux les arrimer à la nouvelle donne de l'Annexe VII et aux objectifs d'intégrer la protection des savoirs traditionnels par le droit d'auteur . Ce retard n'est pas sans conséquence sur le régime de protection des savoirs traditionnels autochtones . En effet, l'un des aspects que les nouvelles lois nationales sur le droit d'auteur et les droits connexes doivent intégrer est « la protection des savoirs traditionnels » . Mais la protection des savoirs traditionnels autochtones ne relève pas seulement de la propriété littéraire et artistique . On peut également envisager une protection au moyen du système classique de propriété industrielle . 53 . L'article 4 al . 2 de l'Accord de Bangui du 24 février 1999 dispose que « [l]'Accord et ses Annexes (y compris l'Annexe VII) sont applicables dans leur totalité à chaque État qui le ratifie ou qui y adhère» . Cette prévision est aux antipodes de l'article 5 al . 2 de l'Acte du 14 décembre 2015 qui exclut l'Annexe VII de ce champ pour en faire un cadre normatif minimal . Sur l'affirmation d'un « régime commun », voir aussi l'article 1er de l'Annexe VII de l'Accord de 1999 . 54 . Laurier Yvon Ngombé, « Du «régime commun» au «cadre normatif minimal»: retour sur la supranationalité du texte de l'OAPI sur la propriété littéraire et artistique » (2018) 154 Revue Lamy Droit de l'Immatériel 1 . 550 Les Cahiers de propriété intellectuelle 55 . Voir les articles 1er al . 1a) et 5 al . 2 de l'Accord de Bangui du 14 décembre 2015 qui instituent un régime uniforme de protection de la propriété industrielle . B- La protection des savoirs traditionnels autochtones par les titres de propriété industrielle : une protection parfois inadaptée et inefficace Le droit de l'OAPI sur la propriété industrielle est essentiellement constitué de neuf annexes (à l'exception, rappelons-le, de l'Annexe VII) qui organisent la protection au titre de chaque domaine . Qu'il s'agisse de l'annexe sur les brevets, les marques, les indications géographiques, les dessins et modèles industriels, les obtentions végétales etc ., ces Annexes sont d'application directe sur le territoire de chaque État membre . Elles tiennent donc lieu de lois dans les États membres55 et, à ce titre, elles abrogent ou empêchent l'entrée en vigueur de toutes dispositions contraires . S'agissant du lien entre les matières de la propriété industrielle et les savoirs traditionnels autochtones, il faut retenir que ces éléments peuvent conférer une protection abordée sous deux angles, à savoir : celui de la protection défensive et celui d'une protection dite positive . C'est donc avec intérêt qu'il nous faudra examiner l'ambivalence de cette protection qui au regard de chaque aspect de la propriété industrielle peut s'avérer tantôt inadaptée, tantôt inefficace (1) . Mais la mise en évidence des lacunes et de l'inefficacité d'une protection des savoirs traditionnels par les systèmes classiques ou conventionnels de la propriété industrielle tient aussi du fait d'un antagonisme entre les principes et les règles qui régissent cette matière avec la nature, le contenu et les caractéristiques des savoirs traditionnels autochtones (2) . 1- L'ambivalence d'une protection des savoirs traditionnels par la propriété industrielle: une protection défensive et positive Cette ambivalence tient du fait que la protection des savoirs traditionnels par le système de propriété industrielle peut être envisagée selon deux facettes, à savoir une protection dite défensive (a) et une protection dite positive (b) . Dans une approche globale, l'une de ces facettes ne peut aller sans l'autre, on parle alors d'une protection complémentaire ou exhaustive . La protection des savoirs traditionnels autochtones 551 a- La protection défensive Par principe, la protection défensive désigne toutes les mesures qui consistent à interdire ou à empêcher toutes les personnes étrangères à une communauté autochtone d'acquérir de manière illicite les droits de propriété intellectuelle sur les savoirs traditionnels autochtones ou des objets relevant de ceux-ci56 . Elle constitue donc un véritable obstacle aux différentes formes d'appropriation illégale des droits de propriété intellectuelle qui découlent des savoirs traditionnels autochtones . Dans le cadre de la propriété industrielle, cette protection peut être envisagée pour faire obstacle à l'enregistrement des marques, des brevets, des modèles d'utilité, des indications géographiques ainsi que des dessins et modèles industriels . S'agissant des marques, l'article 2 alinéa 1er de l'Annexe III de l'Accord de Bangui du 14 décembre 2015 dispose que : « Est considérée comme marque de produit ou de service, tout signe visible ou sonore utilisé ou que l'on se propose d'utiliser et qui est propre à distinguer les produits ou les services d'une personne physique ou morale . »57 Ainsi, on peut constater aisément que les noms, symboles, emblèmes et autres signes distinctifs autochtones peuvent être utilisés comme des marques de produit, de service et même des marques collectives ou de certification . Pour faire l'objet d'un enregistrement, les marques doivent répondre à un certain nombre de conditions, notamment : elles ne doivent pas être « contraires à l'ordre public, aux bonnes moeurs ou aux lois » ni « susceptibles d'induire en erreur le public ou les milieux commerciaux, notamment sur l'origine géographique, la nature ou les caractéristiques des produits ou services considérés »58 . De ce fait, une communauté autochtone peut s'oppo-ser à l'enregistrement d'une marque, lorsque l'utilisation du signe distinctif est offensante et porte atteinte à l'intégrité ou à la dignité de la communauté autochtone59 . Tel peut être aussi le cas lorsque 56 . Hilty, Batista et Carls, supra note 34 . 57 . Cette définition est quasi similaire à celle de l'article 15 de l'Accord sur les ADPIC . 58 . Voir l'article 3 al . 1c) de l'Annexe III de l'Accord de Bangui du 14 décembre 2015 . 59 . On peut établir un lien entre les lois sur la propriété industrielle et les lois portant la protection des populations autochtones . En effet, une action tendant à s'opposer contre l'enregistrement d'une marque peut s'appuyer sur le motif que la marque serait contraire à une loi portant protection des populations autochtones ou qu'elle serait susceptible de porter atteinte à l'intégrité ou à la dignité d'une population autochtone . 552 Les Cahiers de propriété intellectuelle l'enregistrement vise une utilisation trompeuse des noms, symboles ou emblèmes appartenant au peuple autochtone . Le système de protection défensive peut s'appliquer aussi sur les indications géographiques . En effet, dans ce cas d'espèce, celles-ci peuvent être entendues comme toutes indications utilisées sur des produits (étant intrinsèquement ou substantiellement liés à un savoir traditionnel) qui ont une origine géographique précise et qui possèdent des qualités, une notoriété ou des caractéristiques essentiellement tributaires de ce lieu d'origine60 . En Afrique, généralement, les savoirs traditionnels et expressions culturelles traditionnelles ont un lien direct avec une région ou une localité dans laquelle est établie une communauté autochtone et, le plus souvent, les produits agricoles, artisanaux ou naturels sont le résultat des procédés traditionnels, d'un savoir-faire et des connaissances issus d'une transmission de génération en génération . Ainsi, quand bien même les indications géographiques ne protégeraient pas directement les savoirs traditionnels, les communautés autochtones issues des lieux d'origine géographique et détentrices des savoir-faire ou des procédés qui confèrent à un produit les caractéristiques essentielles à sa notoriété peuvent s'opposer à toutes les formes d'appropriation illégale de ces indications par des tiers . S'agissant des brevets, il faut souligner qu'en Afrique centrale, la protection défensive, quoique n'étant pas exploitée, serait considérée comme le moyen par excellence pour lutter contre le phénomène de la biopiraterie et d'appropriation abusive des savoirs traditionnels autochtones associés aux ressources génétiques . En effet, dans ces pays, le droit des brevets a toujours été considéré comme un système de spoliation et de pillage des savoirs traditionnels autochtones, surtout ceux associés aux ressources génétiques . Rappelons que le brevet peut être entendu comme un titre juridique qui protège une invention61 et confère à son titulaire des droits exclusifs limités dans le temps et dans l'espace, et ce, en échange de la divulgation de son invention . L'article 27 alinéa 1 de l'Accord sur les ADPIC fixe (a minima) les conditions de la brevetabilité qui ont 60 . Sur la définition des indications géographiques voir : l'article 1er al . 1a) de l'Annexe VI de l'Accord de Bangui du 14 décembre 2015 . 61 . Sur la définition d'un « brevet », voir l'article 1er al . 1 de l'Annexe I de l'Accord de Bangui du 14 décembre 2015 . La protection des savoirs traditionnels autochtones 553 été transposées dans les législations régionales62 ou nationales63 des pays d'Afrique centrale . En effet, pour être brevetable, l'invention doit être : nouvelle, impliquer une activité inventive et susceptible d'appli-cation industrielle . Ainsi, les Communautés autochtones ou même les gouvernements peuvent empêcher l'acquisition des brevets sur la base de savoirs traditionnels en instituant des moyens juridiques pour inscrire leurs savoirs traditionels dans l'état de la technique64 . Cette divulgation d'un savoir traditionnel (par la publication, la fixation, l'enregistrement65 ou par tout autre critère juridique) avant le dépôt d'une invention conçue à travers celui-ci aura pour effet d'empêcher la satisfaction du critère de nouveauté, sans lequel l'invention ne peut être brevetable . Mais ces États peuvent aussi exiger dans leur texte que les demandeurs de brevet fassent mention du savoir traditionnel et de son origine dans la divulgation . Mais comme nous l'avons souligné en amont, la protection défensive peut être appliquée de manière complémentaire à la protection positive dans le cadre d'une protection complète ou exhaustive . b- La protection positive D'une manière générale, la protection positive des savoirs traditionnels autochtones par les mécanismes de propriété industrielle consiste dans l'octroi, au bénéfice des communautés autochtones, des droits de propriété intellectuelle et l'exercice de ces droits pour promouvoir leurs savoirs traditionnels et leur exploitation à des fins économiques66 . Certains États d'Afrique centrale ont, dans ce sens, introduit des dispositions relatives à cette forme de protection dans leurs lois portant sur la protection des populations autochtones, c'est le cas de l'article 15 de la loi no 5-2011 du 25 février 2011 portant 62 . L'Annexe I de l'Accord de Bangui sur les Brevets d'invention qui s'applique de façon directe et uniforme au sein des États membres de l'OAPI fixe les conditions de brevetabilité à son article 2 al . 1 . 63 . Au titre d'une législation nationale, l'article 6 de la loi no 82-01 du 7 janvier 1982 portant propriété industrielle en République démocratique de Congo détermine les mêmes conditions de brevetabilité . 64 . Aux termes de l'article 3 al . 2 de l'Annexe I de l'Accord de Bangui : « L'état de la technique est constitué par tout ce qui est rendu accessible au public, quels que soient le lieu, le moyen ou la manière, avant le jour du dépôt de la demande de brevet ou d'une demande de brevet déposée à l'étranger et dont la priorité a été valablement revendiquée . » 65 . Les articles 248 à 254 de la loi no 1/13 du 28 juillet 2009, relative à la propriété industrielle au Burundi, prévoient l'enregistrement de toutes les formes des savoirs traditionnels . 66 . Bhaduri, supra note 33 . 554 Les Cahiers de propriété intellectuelle 67 . Michel Innocent Peya, Le Bassin du Congo. Monde sans lui, monde sans vie, L'Harmattan, 2021 . promotion et protection des droits des populations autochtones en République du Congo qui garantit les droits de propriété intellectuelle des populations autochtones résultant de l'utilisation et de l'exploi-tation de leurs savoirs traditionnels . C'est ainsi que la notoriété qui s'attache à certains noms, signes, symboles ou emblèmes autochtones peut servir à la promotion d'une communauté autochtone, lorsque ces signes distinctifs sont enregistrés comme une marque de produit, service, collective ou de certification . De même, le savoir-faire, la maîtrise des procédés traditionnels détenue par une communauté autochtone qui confère à un produit agricole ou artisanal des caractéristiques particulières peuvent donner lieu à une protection au titre d'indications géographiques . Il faut relever que dans les pays d'Afrique centrale, région qui couvre également l'aire géographique des Bassins du Congo67, considérée comme deuxième poumon écologique du monde et qui regorge d'une biodiversité riche en ressources génétiques auxquelles sont attachés des savoirs traditionnels, la question des rapports entre le droit des brevets et les savoirs traditionnels médicinaux suscitent plusieurs réactions . En effet, pendant longtemps, dans ces pays, on a considéré que les brevets constituaient un instrument d'appropriation illicite des savoirs traditionnels autochtones médicinaux . Pourtant dans les pays développés, les brevets délivrés sur la base des savoirs traditionnels autochtones ou locaux sont devenus un véritable vecteur d'émanci-pation économique pour ces communautés . C'est ainsi qu'en 2001, la Chine a délivré 3 300 brevets pour des innovations dans le domaine de la médecine chinoise traditionnelle . Au Canada, certaines communautés autochtones telles que les Haïdas et les Cherokees ont vu leurs noms, symboles et emblèmes être utilisés au titre des marques par des sociétés non autochtones pour commercialiser divers produits et services . En Nouvelle-Zélande, les images de la Communauté des Maoris ont été largement utilisées en rapport avec des marques de jouets, des jeux vidéo, des voitures, etc . Mais l'inefficacité d'une protection des savoirs traditionnels par le système de la propriété industrielle tient aussi du fait que plusieurs principes et critères qui président à l'octroi ou à l'exercice de ces titres de propriété sont en totale inadéquation avec le caractère et la nature La protection des savoirs traditionnels autochtones 555 même de ces savoirs traditionnels . C'est ainsi qu'on examinera les antinomies de cette protection . 2- Les antinomies d'une protection des savoirs traditionnels par la propriété industrielle Selon le credo de la propriété industrielle, une idée n'est pas brevetable . Autrement dit, qu'il s'agisse du droit des marques, des dessins et modèles industriels ou des brevets, ce n'est ni le savoir ni une idée qui est protégée68 . En partant de ce postulat, il apparaît clairement que certains principes et critères généraux qui gouvernent l'octroi des différents titres de propriété industrielle sont, pour la plupart, incompatibles à une protection directe des savoirs traditionnels . Pour s'en convaincre, on remarque qu'au nombre des critères de brevetabilité, celui de la nouveauté peut être antinomique à la protection directe des savoirs traditionnels . En effet, le caractère immatériel et celui de la transmission d'une génération à l'autre de ces savoirs traditionnels peuvent remettre en cause le critère de nouveauté dans la demande de brevetabilité d'une invention basée sur un procédé découlant d'un savoir ancestral . Rappelons que le critère de nouveauté, qui est une condition fondamentale et indispensable à la brevetabilité, ne se prouve pas, seule son absence peut être établie, et ce, lorsque ladite invention ou ledit procédé n'existe pas dans l'état de la technique avant la date du dépôt de la demande du brevet69 . Or, la définition et l'étendue de l'état de la technique varient d'un pays à un autre . Une divulgation d'un savoir traditionnel, qui constitue la base d'une invention objet d'une demande de brevet, par voie écrite, orale ou par usage peut être constitutive d'un acte de destruction du critère de nouveauté et, par conséquent, un motif de la non-brevetabilité . Les antinomies concernent aussi les principes de territorialité, de titularité et de durée des titres de propriété industrielle qui sont parfois en inadéquation avec la nature et les caractéristiques mêmes des savoirs traditionnels . En effet, qu'il s'agisse des brevets, des marques, des indications géographiques ou des dessins et modèles industriels, l'octroi et l'exercice de ces titres de propriété industrielle 68 . Selon un arrêt de la Cour de Cassation française (Cass, 1re Civ, 13 novembre 2008) « une idée fût-elle originale, ne saurait bénéficier de la protection du droit d'auteur » . 69 . L'article 2 al . 3 de l'Annexe I sur les inventions brevetables de l'Accord de Bangui du 14 décembre 2015, dispose que « [s]ous réserve des dispositions de l'alinéa 2 précédent, tout substance comprise dans l'état de la technique n'est exclue de la brevetabilité pour autant qu'elle fasse l'objet d'une utilisation nouvelle » . 556 Les Cahiers de propriété intellectuelle sont limités dans le temps (la temporalité) et dans l'espace (la territorialité) et ceux-ci ne peuvent être qu'au bénéfice d'une personne physique ou morale (titularité) . Seulement, de par leur nature, les savoirs traditionnels autochtones sont transmissibles d'une génération à l'autre . Cette idée de perpétuation est antinomique à une limitation d'une protection dans la durée . De même, ces savoirs traditionnels ont souvent un caractère transfrontalier, or, un titre de propriété industrielle ne produit ses effets que dans un espace géographique déterminé, qui peut être régional (dans le cadre de l'OAPI) ou national . II- LE RECOURS À DES SYSTÈMES PALLIATIFS DE PROTECTION DES SAVOIRS TRADITIONNELS DANS LES PAYS D'AFRIQUE CENTRALE MEMBRES DE L'OAPI La prise de conscience de l'importance, du rôle et de la valeur des savoirs traditionnels dans les pays d'Afrique centrale ainsi que la nécessité de leur protection par les systèmes classiques ou conventionnels de propriété intellectuelle a fini par révéler les limites et les insuffisances de ces systèmes . À ce jour, il y a lieu de s'interroger sur l'avenir des mécanismes de protection des savoirs traditionnels autochtones en Afrique centrale . La réponse à cette question appelle à une double construction . D'abord, le recours à un système de protection susceptible de répondre à des besoins et à des difficultés qu'un régime classique ne satisfait pas . C'est dans ce sens que la construction d'un système de protection sui generis est nécessaire . Dans cette perspective, les pays membres de l'OAPI ont adopté le 26 juillet 2007 à Niamey au Niger un Accord relatif à la protection des savoirs traditionnels, qui est un Accord additif à l'Accord de Bangui du 24 février 1999 . Cet instrument communautaire qui vise la protection des détenteurs des savoirs traditionnels contre les atteintes aux droits qui leur sont reconnus peut être considéré comme un cadre sui generis applicable aux États membres de l'OAPI . Seulement, la construction d'un nouveau cadre juridique mieux adapté à la protection des savoirs traditionnels autochtones ne suffit pas, encore faut-il examiner la compétence judiciaire et la matière contentieuse en lien avec cette question (A) . En effet, au niveau de l'OAPI, bien que les États membres ont renoncé à une partie de leur souveraineté en adoptant une législation uniforme en matière de propriété intellectuelle et en instituant un office commun, l'Accord de Bangui du 14 décembre 2015 a réaffirmé la compétence des juridictions civiles et pénales au La protection des savoirs traditionnels autochtones 557 plan national en matière de propriété intellectuelle et par conséquent du contentieux qui résulte de la protection des savoirs traditionnels autochtones . Mais, comme nous l'avons déjà évoqué, la protection des savoirs traditionnels autochtones est une question transversale, l'envisager uniquement sous l'angle des systèmes classiques ou même sui generis de propriété intellectuelle serait comme voir le verre à moitié vide . Rappelons que depuis l'adoption de la Convention sur la diversité biologique (ci-après « CDB ») et mieux, avec le protocole de Nagoya en 2010, la question de la protection des connaissances traditionnelles autochtones associées aux ressources génétiques grâce au mécanisme APA est considérée comme un système de protection des savoirs traditionnels adopté par les États membres de la Commission des forêts d'Afrique centrale (ci-après « COMIFAC ») . On peut aussi parler d'une protection de leurs savoirs traditionnels sous un angle culturel à travers les Conventions de l'UNESCO, sur le patrimoine culturel immatériel (B) . A- La nécessité de recourir à un système de propriété intellectuelle mieux adapté à la protection des savoirs traditionnels autochtones L'objet d'une protection par les systèmes de propriété intellectuelle n'est pas statique, ses principes, critères et règles s'inscrivent plutôt dans un processus évolutif70 . Si, dans certains domaines, les systèmes classiques de propriété intellectuelle ont réussi à s'adap-ter malgré les multiples avancées technologiques, dans d'autres domaines, en revanche, il est nécessaire de concevoir de nouveaux systèmes susceptibles de répondre à une protection mieux adaptée . C'est ainsi, par exemple, que pour répondre aux besoins essentiels des variétés végétales, un système sui generis avait été mis en place à travers l'adoption de la Convention internationale pour la protection des obtentions végétales (ci-après « UPOV »)71 . Il en est donc de même pour la protection des savoirs traditionnels et expressions culturelles 70 . Denis L Bohoussou, « Préface » dans Max Lambert Ndéma Elongué et Joseph Fometeu, dir, WIPO Collection of Leading Judgments on Intellectual Property Rights: Members of the African Intellectual Property Organization (1997-2018), Genève, OMPI, 2023 . 71 . Konstantia Koutouki, Nicole Matip et Serges Kwembou, « La protection des variétés végétales en Afrique de l'ouest et centrale » (2011) 41:1 Revue de droit Université de Sherbrooke 133 . 558 Les Cahiers de propriété intellectuelle traditionnelles72 . Si pour certains pays d'Afrique membres de l'ARIPO, ce pas a été franchi avec l'adoption du Protocole de Swakopmund en 2010, pour les pays membres de l'OAPI, cette construction se traduit à travers l'Accord relatif à la protection des savoirs traditionnels additifs à l'Accord de Bangui, acte du 24 février 1999 qui a été adopté le 26 juillet 2007 à Niamey au Niger (1) . Cependant, la nécessité d'une double sécurité juridique et judi-ciaire appelle non seulement à la construction d'un régime juridique sui generis uniforme, mais aussi à celle d'une juridiction communautaire spécialisée dans la propriété intellectuelle . Or, en l'état actuel de l'Accord de Bangui, la compétence contentieuse reste l'apanage des juridictions nationales . Celles-ci sont donc compétentes pour connaître des litiges nés de la protection des savoirs traditionnels (2) . 1- Le recours à un système sui generis comme un régime plus adapté à une protection efficace des savoirs traditionnels autochtones Rappelons que, d'une manière générale, la protection des savoirs traditionnels qui découle des systèmes classiques de propriété intellectuelle est considérée comme insuffisante et inadéquate lorsqu'il s'agit de prendre en compte la nature et le caractère unique des savoirs traditionnels . Il est donc indispensable pour les États d'Afrique centrale membres de l'OAPI d'envisager la construction d'un système sui generis de protection de leurs savoirs traditionnels qui soit adapté à leur réalité . On comprend donc que l'objet d'un tel système est de répondre aux besoins et à des difficultés auxquels les systèmes classiques existants n'apportent pas de véritables solutions adaptées . Ainsi, en droit de propriété intellectuelle, un système devient sui generis lorsque, dans sa construction, certains éléments sont pris en compte pour mieux s'adapter aux besoins particuliers de la matière qu'il réglemente . L'option de recours à un système sui generis de propriété intellectuelle est envisagée par le Cameroun dans sa nouvelle loi no 2021/014 du 9 juillet 2021 régissant l'accès aux ressources génétiques, à leurs dérivés, aux connaissances traditionnelles associées et le partage juste et équitable des avantages issus de leur utilisation . En effet, elle dispose à l'article 19 alinéa 1 : 72 . Nicole Florence Matip et Konstantia Koutouki, « La protection juridique du folklore dans les États membres de l'Organisation africaine de la propriété intellectuelle » (2008) 21:1 RQDI 243 . La protection des savoirs traditionnels autochtones 559 Loin de nous l'idée de faire une analyse point par point des éléments de cet accord pour en déterminer l'efficacité ou non, il faut L'État garantit des mesures pour assurer la protection des droits de propriété intellectuelle des communautés relatives aux connaissances traditionnelles associées, notamment par l'utilisation des systèmes de propriété intellectuelle existants, de droit de propriété intellectuelle adapté et de nouveaux systèmes sui generis autonomes . Ce pays étant membre de l'OAPI, on peut estimer qu'en évoquant les systèmes sui generis de propriété intellectuelle, le législateur camerounais de 2021 se réfère à la législation de l'OAPI . Parlons de l'Accord relatif à la protection des savoirs traditionnels additif à l'Accord de Bangui instituant l'OAPI (acte du 24 février 1999) adopté le 26 juillet 2007 à Niamey au Niger . On peut s'interroger si celui-ci répond véritablement aux besoins particuliers d'une protection efficace des savoirs traditionnels dans le contexte des États d'Afrique centrale . À ce sujet, il faut simplement répondre que l'efficacité d'un instrument sui generis de protection des savoirs traditionnels ne peut être déterminée qu'à travers un examen des différents éléments pris en compte dans sa construction ; il s'agit entre autres : de ses objectifs, son objet, l'étendue de sa protection, les bénéficiaires de cette protection, la durée de celle-ci, les droits administrés, les sanctions et les voies de recours applicables, etc . S'agissant de l'objet, l'article 1er alinéa 1 dispose que cet accord a pour objet la protection des détenteurs des savoirs traditionnels contre toute atteinte aux droits qui leur sont reconnus . Il résulte de cette disposition que l'objectif du législateur communautaire est d'assurer une préservation et une répression contre toutes les formes d'appropriation et d'utilisation abusive, déloyale et inéquitable des savoirs traditionnels . En ce qui concerne la durée de protection, l'article 11 de cet accord pose un principe à son alinéa 1er avec une protection quasi permanente à savoir : « aussi longtemps que ces savoirs remplissent les critères de protection visés à l'article 2 » . Ces critères de préservation sont : la transmission intergénérationnelle, l'identification intrinsèque à une communauté autochtone et l'indissociabilité à l'identité de la communauté . L'exception à ce principe est prévue à l'alinéa 2, notamment lorsque les savoirs appartiennent à une personne physique, dans ce cas, cette protection est fixée pour une durée de 25 ans . 560 Les Cahiers de propriété intellectuelle simplement voir en cet accord additif une volonté de l'OAPI à faire un pas de plus dans la modernisation de sa législation communautaire . L'institution à l'image de l'ARIPO avec le Protocole de Swakopmund du 9 août 2010, s'inscrit dans une vision de valorisation et de protection des savoirs traditionnels dans ses États membres . 2- L'importance d'une compétence contentieuse des juridictions dans la protection des savoirs traditionnels autochtones par la propriété intellectuelle Parlant de la compétence contentieuse des juridictions des pays membres de l'OAPI en matière de propriété intellectuelle, Denis . L . Bohoussou affirmait que « [d]e manière progressive mais certaine, les juridictions de cet espace ont commencé à marquer du sceau de leur science l'interprétation des concepts contenus dans l'Accord de Bangui et ses annexes . Ainsi ont-elles déjà apporté des précisions utiles à la compréhension de plusieurs questions, notamment celles liées à la compétence juridictionnelle [ . . .] »73, si l'OAPI a pour mission, entre autres, de promouvoir la protection des expressions culturelles traditionnelles et des savoirs traditionnels74 . Cette protection, qui est basée sur un droit substantiel et uniforme découlant de ses Annexes, est appliquée en cas de contentieux par les juridictions nationales de chaque État membre75 . Cette compétence est bicéphale et relève des juridictions civiles (au fond et en matière des référées) et des juridictions pénales . Ainsi, dans le cadre d'une protection par le droit des brevets, aux termes des dispositions de l'Annexe I sur les brevets d'invention, les communautés autochtones peuvent intenter des actions en indem-nisation76, en nullité, déchéance, contestation ou en revendication de propriété77 d'un brevet devant les juridictions nationales compétentes . Cette possibilité est cependant conditionnée par le fait qu'elles doivent justifier d'un intérêt à agir78 . Elles sont également compétentes dans 73 . Bohoussou, supra note 70 . 74 . Voir l'article 2 al . 1j) et k) de l'Accord de Bangui du 14 décembre 2015 . 75 . L'article 4 al . 1 de l'Accord dispose que « [s]auf stipulations particulières d'une convention signée par les États membres, les litiges relatifs à la reconnaissance, à l'étendu ou à l'exploitation des droits prévus par le présent Accord et ses annexes sont de la compétence des juridictions des États membres, celles-ci sont seules compétentes pour le contentieux pénal y afférent » . 76 . Article 10 . 77 . Article 61 . 78 . Voir les articles 46 et 47 de l'Annexe I de l'Accord de Bangui du 14 décembre 2015 . La protection des savoirs traditionnels autochtones 561 l'octroi des licences non volontaires79 . L'article 59 du même Annexe illustre parfaitement cette compétence bicéphale reconnue au juge civil et pénal au niveau national80 . Dans le cadre d'une action en contrefaçon devant le juge pénal, une Communauté autochtone cotitulaire d'un brevet peut mettre en mouvement l'action publique (ou pénale) concurremment avec le Procureur de la République, charge à la communauté de prouver le préjudice qu'elle a subi du fait de la contrefaçon . La compétence des juridictions des États membres s'étend aux modèles d'utilité81, à des marques82, etc . En réalité, la construction d'une compétence contentieuse de juridictions nationales en matière de propriété intellectuelle découle d'une affirmation progressive par les juges d'États membres dans la connaissance de ce contentieux . Dans ce sens, le Tribunal de grande instance de Wouri à Douala au Cameroun s'est déclaré compétent pour connaître des oppositions, de la nullité et de la radiation des marques83 . Cette compétence, faut-il le rappeler se veut indépendante des procédures administratives internes à l'OAPI . Mais, dans certains cas, les décisions rendues par le Directeur général ou par la Commission supérieure de recours peuvent servir de base ou même influencer le juge national84 . Or, on déplore parfois la qualité et la pertinence des décisions rendues par les juridictions des États membres en matière de propriété intellectuelle85, ce qui peut avoir des répercussions sur la sécurisation de leurs savoirs traditionnels . Il ne peut en être autrement, car, si le juge national est bien outillé dans les matières classiques du droit (droit civil, pénal...), il est cependant mal ou pas formé sur les domaines de la propriété intellectuelle et particulièrement celui de la protection des savoirs traditionnels autochtones 79 . Voir les articles 50 à 55 du même texte . 80 . Le juge pénal national est saisi d'une action en contrefaçon, celle-ci est considérée comme un acte délictuel puni des peines d'emprisonnement et d'amende (sous réserve des circonstances aggravantes) . 81 . Articles 37, 39, 40 et suivants de l'Annexe II de l'Accord de Bangui du 14 décembre 2015 . 82 . Articles 8, 27, 28 . 83 . TGI du Wouri (Douala), jugement COM no 7, du 5 janvier 2012, ARAL FOODS MBA c/ . DANA Holdings Limited, voir Max Lambert Ndéma Elongué et Joseph Fometeu, dir, WIPO Collection of Leading Judgments on Intellectual Property Rights: Members of the African Intellectual Property Organization (1997-2018), Genève, OMPI, 2023, aux pp 165-166 . 84 . Voir dans ce sens, CA de Lomé, Arrêt no 70/15 du 4 mars 2015, Gnanhoue Nazaire c/ . Établissement Sola ; TGI du Wouri (Douala), jugement no 218 du 19 septembre 2007, Société R.M & Co. Limited c/ . Société C.D.M (SCDM), voir id . 85 . Edou Edou, supra note 14 à la p 5 . 562 Les Cahiers de propriété intellectuelle et l'obligation de dire le droit, sous peine de déni de justice, peut le conduire à mal dire le droit sur ces questions86 . Il paraît donc très clair que pour les pays membres de l'OAPI, la construction d'une compétence contentieuse réside dans une nécessité de répondre à un double besoin de sécurité juridique et judiciaire à travers l'érection d'une juridiction communautaire spécialisée dans le contentieux de la propriété intellectuelle . Cette juridiction à l'image de la Cour Commune de Justice des États membres de l'OHADA, pourra être dotée des compétences dans la connaissance du contentieux en lien avec la protection des savoirs traditionnels autochtones . B- La nécessité de recourir à des approches complémentaires de protection des savoirs traditionnels autochtones Il faut relever avec force que jusqu'à ce jour, il n'existe pas un texte de portée mondiale spécifiquement consacré à la protection des savoirs traditionnels et particulièrement aux savoirs traditionnels autochtones . Il en résulte que cette protection est fragmentée, elle est abordée de manière disparate à travers différents instruments internationaux, régionaux et nationaux qui offrent chacun une approche partielle et limitée de cette protection . À ce titre, outre la protection de ces savoirs traditionnels par les systèmes de propriété intellectuelle à travers le droit de l'OAPI, les pays d'Afrique centrale ont envisagé d'autres instruments de protection de leurs savoirs traditionnels . C'est dans ce sens qu'ils ont participé à l'adoption de la CDB87 . Cette convention sera considérée comme le premier instrument juridiquement contraignant de portée mondiale à aborder une protection des « connaissances, innovations et pratiques des communautés autochtones et locales qui incarnent des modes de vie traditionnelle »88 sous un angle économique et environnemental . Dix-huit ans plus tard, dans le but de mettre en musique le troisième objectif89 de cette convention, un protocole sur 86 . Id à la p 6 . 87 . La Convention sur la diversité biologique a été adoptée le 22 mai 1992 et ouverte à la signature le 5 juin 1992 lors de la Conférence des Nations Unies sur l'environ-nement et le développement, le 29 décembre 1993, la CDB est entrée en vigueur . 88 . Article 8 al . 1j) de la CDB . 89 . Selon l'article 1er de la CDB, cette convention vise trois objectifs, à savoir : la conservation de la diversité biologique ; l'utilisation durable de ses éléments et le partage juste et équitable des avantages découlant de l'exploitation des ressources génétiques . La protection des savoirs traditionnels autochtones 563 l'accès aux ressources génétiques et le partage juste et équitable des avantages découlant de leur utilisation sera adopté le 29 octobre 2010 à Nagoya au Japon90 . Ce protocole établit une relation entre le mécanisme APA et les connaissances traditionnelles associées aux ressources génétiques au bénéfice des communautés autochtones91 . La protection des connaissances traditionnelles autochtones associées aux ressources génétiques est donc envisagée par les pays d'Afrique centrale à travers la mise en oeuvre du mécanisme d'accès et partage des avantages (1) . Ce régime de protection palliative est abordé dans un cadre sous-régional au sein de la COMIFAC et au niveau des États membres . Mais la protection est aussi envisagée du point de vue culturel à travers des instruments internationaux adoptés sous l'égide des organismes des Nations Unies, notamment l'UNESCO et au niveau régional . Il s'agit d'une protection qui s'inscrit dans le cadre du patrimoine culturel immatériel (2) . 1- L'approche d'une protection des savoirs traditionnels envisagée sous l'angle environnemental: le mécanisme APA La protection des savoirs traditionnels autochtones dans les pays d'Afrique centrale membres de l'OAPI est abordée de manière fragmentée à travers divers instruments internationaux de portée mondiale, régionale, sous-régionale et nationale . Dans le domaine de l'environnement, ce sont les connaissances traditionnelles associées aux ressources génétiques des communautés autochtones qui font l'objet d'une protection suivant le mécanisme APA qui est introduit par l'article 15 de la CDB . Cette disposition institue le mécanisme APA sur le fondement du principe de la souveraineté des États sur leurs ressources naturelles en conditionnant l'accès aux ressources génétiques et aux connaissances traditionnelles associées au consentement préalable donné en connaissance de cause (ci-après « CPCC ») des communau- 90 . Catherine Aubertin et Anne Nivart, dir, La nature en partage. Autour du protocole de Nagoya, Objectifs Suds, Marseille, IRD Éditions, 2021 ; Konstantia Koutouki et Katharina Rogalla von Bieberstein, « The Nagoya Protocol: Sustainable Access and Benefits-Sharing for Indigenous and Local Communities » (2012) 13:3 Vermont Journal of Environmental Law 513 . 91 . Voir les articles 5 al . 5 ; 10 ; 11 al . 2 et 18 al . 1 du Protocole de Nagoya . 564 Les Cahiers de propriété intellectuelle tés autochtones et locales sur la base des conditions convenues d'un commun accord (ci-après « CCCA ») . Il faut rappeler que la notion d'« APA » est née avec l'avène-ment de la CDB ; elle vise à concilier les intérêts scientifiques et commerciaux à travers la valorisation des ressources génétiques et des connaissances traditionnelles avec les objectifs d'équité et de justice sociale au bénéfice des communautés autochtones et locales des pays en développement . Le protocole de Nagoya adopté en 2010 est donc une large déclinaison du troisième objectif et des articles 15 et 8j) de la convention . Dans ce protocole, la question des connaissances traditionnelles associées a été abordée de manière transversale à travers les articles 5 alinéa 5, 7, 12 et 16 . S'agissant des pays d'Afrique centrale et de la protection des savoirs traditionnels envisagés sous l'angle environnemental à travers la CDB et le protocole, il faut reconnaître que tous ces pays sont réunis au sein de la COMIFAC et leur espace géographique couvre les forêts du Bassin du Congo, second massif forestier au monde, après l'Amazonie . Ces forêts comportent une riche biodiversité à laquelle sont associées les connaissances, innovations et pratiques traditionnelles . C'est donc pour lutter contre l'érosion de leurs ressources biologiques et les phénomènes d'exploitation illicite et abusive que ces pays ont adopté le traité relatif à la conservation et à la gestion durable des écosystèmes forestiers d'Afrique centrale92 . La COMIFAC a comme objectif, entre autres, de promouvoir et d'accompagner les États d'Afrique centrale dans la mise en oeuvre des cadres APA au niveau national à travers la protection des ressources génétiques et des connaissances traditionnelles associées des populations autochtones et locales93 . Dans ce sens, plusieurs pays d'Afrique centrale ont adopté des lois ou des textes réglementaires portant sur la protection des connaissances traditionnelles autochtones et locales sur la base de l'APA . C'est ainsi qu'en République du Congo, la loi no 33-2020 du 8 juillet 2020 portant Code forestier vise la protection des connais- 92 . Ce traité a été adopté le 5 février 2005 à Brazzaville (République du Congo) . Il institue la COMIFAC à la suite de l'adoption de la Déclaration de Yaoundé du 17 mars 1999 . Cette Déclaration sera entérinée par la résolution no 54/214 des Nations Unies en date du 1er février 2000 . 93 . Stratégie des pays de l'espace COMIFAC relative à l'accès aux ressources biolo-giques/génétiques et au partage juste et équitable des avantages découlant de leur utilisation, Série Politique 4, Yaoundé, Commission des Forêts d'Afrique Centrale, 2011 à la p ii . La protection des savoirs traditionnels autochtones 565 sances traditionnelles des populations autochtones aux articles 157, 158 et 246, ce dernier article sanctionnant le délit de biopiraterie94 . Au Cameroun, c'est la loi no 2021/014 du 9 juillet 2021 régissant l'accès aux ressources génétiques, à leurs dérivés, aux connaissances traditionnelles associées et le partage juste et équitable des avantages qui découlent de leur utilisation, qui donne une définition des « connaissances traditionnelles associées »95 et établit un lien étroit entre l'accès à ces connaissances et les droits de la propriété intellectuelle96 . Cette protection des connaissances traditionnelles des communautés autochtones est aussi associée aux ressources phytogénétiques, sous cet angle, elle est assurée par le Traité international sur les ressources phytogénétiques pour l'alimentation et l'agriculture (ci-après « TIRPAA »)97 auquel, les pays d'Afrique centrale ont adhéré . Mais cette protection est aussi basée sur une approche envisagée sous l'angle culturel et, à ce titre, on note une superposition entre les textes internationaux, régionaux et nationaux . 2- L'approche d'une protection des savoirs traditionnels envisagée sous l'angle culturel: le patrimoine culturel immatériel La fragmentation dans les approches de protection des savoirs traditionnels autochtones dans les pays d'Afrique centrale a pour conséquence une hétérogénéité des instruments internationaux et nationaux de protection, ainsi qu'une diversité des mesures de cette protection . Aussi, on relève aux côtés des textes de droit international de l'environnement, une protection des savoirs traditionnels garantie 94 . L'article 246 du nouveau Code forestier du Congo érige délit, l'infraction de biopi-raterie en ces termes : « Toute personne qui utilise ou exploite les ressources génétiques forestières et les connaissances traditionnelles associées, sans autorisation du ministère chargé des forêts, sera punie d'un emprisonnement d'un an à trois ans et d'une amende de dix millions (10 .000 .000) à trente millions (30 .000 .000) de FCFA . » 95 . Voir l'article 7 al . 13 de la loi no 2021/014 du 9 juillet 2021, les connaissances traditionnelles associées s'entendent : « Connaissances dynamiques et évolutives, générées dans un contexte traditionnel, collectivement préservées et transmises de génération en génération et qui comprennent notamment, le savoir-faire, les techniques, les innovations, les pratiques et l'apprentissage qui subsistent dans les ressources biologiques et les ressources génétiques . » 96 . Voir les articles 18, 19 et suivants de la même loi . 97 . Voir l'article 9 du TIRPAA . 566 Les Cahiers de propriété intellectuelle La protection des savoirs traditionnels autochtones 567 par les textes internationaux sur la culture98 . Dans ce sens, les pays d'Afrique centrale ont adhéré à de nombreux textes internationaux sous l'égide de l'UNESCO, ceux-ci, bien que n'offrant pas une protection spécifique des savoirs traditionnels autochtones, touchent néanmoins certains aspects de ces savoirs, particulièrement les expressions culturelles traditionnelles et le folklore . En premier lieu, nous avons la Convention pour la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel99 qui vise entre autres la sauvegarde et le respect du patrimoine culturel immatériel des communautés100 . Dans sa définition du concept de « patrimoine culturel immatériel » à l'article 2 alinéa 1 de la convention, on retrouve, en partie, une grande assimilation aux savoirs traditionnels101 . Ensuite, il y a la Convention sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles de l'UNESCO du 20 octobre 2005 . Cette convention vise à promouvoir et à protéger la diversité des expressions culturelles . Dans ses articles 7 alinéa 1a) et 8 alinéa 1 et 2, elle invite les États parties à promouvoir les expressions culturelles « y compris celles des peuples autochtones » et à prendre des « mesures appropriées pour protéger et préserver les expressions culturelles » . Au niveau régional, la Charte culturelle de l'Afrique de 1976 visait déjà « la libération du génie créateur des peuples africains »102 et la prise « des dispositions pour mettre fin au pillage des biens culturels [...] dont l'Afrique a été spoliée »103 . Cependant, dans les pays d'Afrique centrale, la protection du patrimoine culturel immatériel sous l'angle culturel est encore embryonnaire et en proie à des difficultés, car elle est issue du modèle de l'ancienne métropole104 . 98 . Pierre-Alain Collot, « La protection des savoirs traditionnels, du droit international de la propriété intellectuelle au système de protection sui generis » (2007) 53 Droit et cultures Revue internationale interdisciplinaire 181 . 99 . La Convention pour la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel a été adoptée le 17 octobre 2003 à Paris (France), sous l'égide de l'UNESCO, lors de sa 32e session . 100 . Article 1er al . 1a) et b) de la Convention sur la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel . 101 . Aux termes de l'article 2 al . 1 : « On entend par patrimoine culturel immatériel, les pratiques, représentations, expressions, connaissances et savoir-faire [ . . .] transmis de génération en génération, est recréée en permanence par les communautés et groupes en fonction de leur milieu, de leur interaction » . 102 . Voir l'article 2b) de la Charte culturelle de l'Afrique . 103 . Voir l'article 28 et 29 de la Charte culturelle de l'Afrique . 104 . Ulrich Kévin Kianguebeni, La protection du patrimoine culturel au Congo-Brazzaville, Collection Culture africaine, Paris, L'Harmattan, 2016 . Au Congo, l'article 1er de la loi no 9-2010 du 26 juillet 2010 portant orientation de la politique culturelle classe dans le champ définitionnel du concept de culture : « L'ensemble des traits distinctifs, spirituels et matériels, intellectuels et affectifs qui caractérisent une société ou un groupe social [mais aussi] les modes de vie et de pensée [ . . .] les traditions et les croyances . » Pourtant, dans sa loi portant protection du patrimoine national culturel et naturel prise le même jour105, les articles 2 et 4 ne visent, au titre du patrimoine national culturel, que les biens meubles et immeubles, autrement dit le législateur ne prend pas en compte le patrimoine culturel immatériel . Or, au Cameroun, l'article 3 de la loi no 2013/003 du 18 avril 2013 régissant le patrimoine culturel dispose que : « Le patrimoine culturel est constitué des biens culturels matériels et immatériels classifiés [ . . .] » . Au Gabon, c'est la loi no 2/94 du 23 décembre 1994 portant protection des biens culturels . On peut comprendre aisément que dans ces pays, la notion de « patrimoine culturel immatériel » subit des « glissements sémantiques »106 . Cette disparité d'approche complexifie encore la protection des savoirs traditionnels ou des expressions culturelles traditionnelles . Il ressort de tout ce qui précède que la protection des savoirs traditionnels envisagée sous l'angle culturel, bien que portée essentiellement sur les expressions culturelles traditionnelles, reste néanmoins fragmentée et à géométrie variable d'un pays à un autre . |
|